5-4 L’instauration d’un débat

Dans son numéro du 12/19 juillet 1986, Réforme continue à répercuter les (nombreuses) réactions à l’article de Jacques Ellul paru dans le même journal le 28 juin. Après avoir donné la parole à l’historienne Marianne Cornevin, le journal consacre une page entière aux réactions de lecteurs, se félicitant de faire de Réforme un « lieu de débat ouvert 1903  ».

Globalement, les lecteurs considèrent que Jacques Ellul « reprend les poncifs de la propagande officielle en Afrique du Sud (rivalités tribales, communisme) » et signalent que si des réformes sont entreprises, c’est surtout grâce à la pression internationale.

Cette tribune donne également l’occasion à plusieurs lecteurs réformés, eux-mêmes impliqués dans la lutte contre l’apartheid, de réagir aux propos de Jacques Ellul concernant le « fourvoiement » de certaines Eglises chrétiennes dans la contestation du système. C’est le cas par exemple d’Alain Perrot, pasteur militant au sein du mouvement anti-apartheid suisse qui met l’accent sur le nombre impressionnant de pasteurs, prêtres, laïcs emprisonnés en Afrique du Sud :

‘« Que les lecteurs de l’article incriminé sachent que ces chrétiens profondément évangéliques ont été arrêtés pour avoir parlé ou agi, ou soupçonnés d’avoir agi ou parlé en fonction de positions radicales contraires à celles prises par Jacques Ellul1904 ».’

Concernant la question plus particulière du communisme, il me semble intéressant de relever plus particulièrement la réaction de René Lacoumette qui s’exprima régulièrement au sein des groupes mobilisés autour de la question sud-africaine :

‘« Il y a très probablement des communistes parmi les membres de l’ANC mais 90% de ses membres sont chrétiens […]. Il est certain que ce parti d’opposition, rejeté dans la clandestinité par suite de son interdiction en 1962, cherche des appuis là où il les trouve et l’URSS en profite bien sûr. Mais malgré cela, l’ANC n’a rien à voir avec le PAC marxiste, qui rejette toute relation avec les Eglises et avec les Blancs même opposés à l’apartheid1905 ».’

Sous prétexte de rejeter massivement tous les groupes qui, de près ou de loin, peuvent se rapprocher du communisme, René Lacoumette estime que cette attitude du régime de Pretoria (et par extension l’Occident) risque d’entraîner un effet inverse, « rejeter l’ANC dans les bras de l’URSS faute de dialoguer avec lui… 1906».

Un autre lecteur estime qu’il est nécessaire de continuer à faire pression sur l’Afrique du Sud « pour l’amener vers des solutions qui ne tardent que trop » :

‘« Voilà pourquoi aujourd’hui des aides sont accordées aux mouvements d’opposition (pour qu’ils n’aient pas que Moscou comme seul interlocuteur ) et des sanctions économiques exigées. En cela les Eglises européennes ne sont nullement aveugles mais au contraire conscientes de l’avenir, elles essaient de ménager par leur opposition une solution qu’on espère qu’on espère encore pacifique1907 ».’

Ce lecteur réprouve donc le fait que les Eglises, par leur engagement légitime, fassent le jeu du communisme.

Enfin, c’est le regard conciliant de Jacques Ellul sur le système d’apartheid qui est condamné, parfois avec violence par plusieurs lecteurs :

‘« Jacques Ellul, qui a fait de la résistance, devrait se rappeler que les résistants avaient plus de haine pour les « collaborateurs » (les miliciens par exemple) que pour les Allemands. Alors ? Faites la transposition actuelle : un Africain à qui un policier noir met des menottes1908 ».’

Ou encore :

‘« je suis horrifiée par les propos d’un homme qui craint et qui est triste – ce qui devrait être très troublant- parce que 24 millions d’êtres humains qui sont traités en esclaves veulent se libérer de leurs chaînes1909 ».’

Les réactions de lecteurs reproduites par Réforme sont donc globalement hostiles aux propos et prises de position de Jacques Ellul. On peut cependant légitimement se poser la question suivante : ces réactions sont-elles représentatives de l’état d’esprit des lecteurs de Réforme ?Deux choses sont sûres : les lecteurs qui réagissent aux propos de Jacques Ellul sont ceux qui se sentent concernés par la question sud-africaine. Ensuite, ceux qui réagissent à un article sont en général des « mécontents » qui désirent réagir à un propos particulier. On peut se demander si l’absence de mention de réactions favorables à l’article de Jacques Ellul est le reflet d’une réalité ou celui d’une volonté de ne faire apparaître des critiques nettes. Comme il le dit clairement, l’intention de Réforme fut de provoquer un débat . La démarche fut une réussite et le débat continua le temps d’un autre article signé par Jacques Ellul.

Notes
1903.

« Courrier : à propos de l’Afrique du Sud », Réforme, 12/19 juillet 1986, p. 8.

1904.

Ibid.

1905.

Ibid.

1906.

Ibid.

1907.

Ibid.

1908.

Ibid.

1909.

Ibid.