5-5 Une nouvelle intervention de Jacques Ellul en août 1986

Devant l’ampleur des réactions au premier article de Jacques Ellul, ce dernier choisit de reprendre la plume « non pour conclure mais afin de poursuivre la réflexion 1910  ». Dès le début de son article, Jacques Ellul tient à apporter des nuances concernant la provenance des réactions :

‘« Dans mon courrier personnel, j’ai reçu un bon nombre de lettres d’approbation de personnes qui connaissant bien l’Afrique du Sud, ne sont ni racistes, ni d’extrême droite (et sont en général comme moi hostiles à l’apartheid) mais étaient satisfaites d’entendre un autre son de cloche que l’unique et exclusive de propagande contre le gouvernement Botha1911 ».’

Jacques Ellul rappelle que son propos est surtout de défendre et de saluer les réformes entreprises par le président Botha en rappelant son incompréhension devant le fait que « tout éclate contre un gouvernement plus libéral, qui entreprend des réformes 1912  ».

Sur la question du communisme, Jacques Ellul conserve des positions nettes, réaffirmant qu’un contexte de libération en Afrique du Sud entraînera inévitablement une infiltration des forces communistes dans le pays :

‘« Sitôt qu’un mouvement de rébellion anti-coloniale s’amorce, l’URSS cherche à s’infiltrer et orienter ce mouvement […]. En second lieu, l’URSS apparaît aux peuples en révolte contre les colonisateurs ou contre les tyrans comme le premier atout et fournisseur d’armes par exemple 1913».’

Le propos se fait donc ici alarmiste, puisqu’il est sous-entendu que la guerre civile sera inévitable en cas de libération. Un régime maintenant l’ordre n’est-il pas préférable à une violence qui semble inévitable ? Jacques Ellul répond indirectement en affichant un certain pessimisme :

‘« Il n’y a pas un seul exemple de pays où les anciens colonisés aient laissé un statut acceptable pour les Blancs. Quant aux relations entre Noirs, Métis, indiens, je maintiens qu’elles sont catastrophiques. Les Indiens sont haïs par les Noirs parce qu’ils sont un peu comparables aux « Juifs » du Moyen Age : petits commerçants, prêteurs sur gage, ils ont exploité les Noirs au niveau des micro-relations commerciales. Et les groupes bantous qui se haïssent, ce n’est pas une invention du gouvernement actuel ! Tous les africanistes savent que si les Anglais ont pu envahir totalement le territoire, c’est qu’ils n’ont pas rencontré une opposition unie, mais les diverses tribus bantous se faisaient la guerre entre elles ! […] Il est maintenant impossible de croire que dans un mouvement de rébellion ou de « libération » qui triomphe, ce soit l’aile modérée, qui prenne le pouvoir : ce sont toujours les extrémistes (de gauche ou de droite) qui s’en emparent ».’

Jacques Ellul met donc en évidence les tensions entre différents groupes raciaux et dresse des traits caractéristiques très « généraux » pour ne pas dire caricaturaux des groupes peuplant l’Afrique du Sud. Il peut être étonnant de lire ce type de considérations sous la plume d’un intellectuel. Au milieu des années 80, ces considérations rejoignent d’autres parues dans La Croix en 1949 :

‘« Civilisés de fraîche date, les Noirs de l’Afrique du Sud n’ont pas encore un sens très avisé des affaires. Partout d’ailleurs ils se heurtent à la concurrence des Indiens, plus intelligents et naturellement doués pour le commerce […]. C’est un fait cependant que les Indiens ont mauvaise réputation, et qu’ayant en main la majeure partie du commerce, leur malhonnêteté est plus manifeste1914 ».’

En aucun cas, et dans aucun des deux articles écrits à une quarantaine d’années d’intervalle, n’est évoqué la responsabilité des Blancs et la violence induite par le système d’apartheid lui-même. Et c’est le sort des Blancs qui inquiètent avant celui des populations maintenues dans le système d’apartheid.

Concernant la question des pressions économiques, Jacques Ellul renforce son propos en faisant référence aux déclarations du chef zoulou Mangosuthu Buthelezi dans lesquelles il condamne les actions terroristes, l’ANC et les sanctions extérieures en constatant que « si l’économie sud-africaine s’effondrait, « ce sont d’abord les Noirs qui seraient écrasés »  » et estimant que « c’est par une pression pacifique et démocratique que l’on doit finir par obtenir la suppression de l’apartheid 1915  ».

En reproduisant de tels propos, Jacques Ellul cherche à démontrer que des Noirs eux-mêmes sont hostiles à des pressions internationales (en utilisant l’argument utilisé par tous ceux qui s’exprimèrent contre l’adoption des sanctions) et que d’autre part, de réelles tensions existent entre groupes ethniques, Zoulous et Xhosas, l’ANC étant majoritairement composée de Xhosas. Les Noirs ne sont donc pas unis dans les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à la libération des populations non-blanches.

Jacques Ellul reste ainsi partisan du maintien des relations avec le gouvernement de Pretoria, condamne les actions de l’ANC, actions qu’il juge de nature terroriste. Il fait preuve d’une vision pessimiste à long terme, estimant que le pays, divisé par des tensions internes, sombrera dans la violence si des solutions pacifiques ne sont pas trouvées rapidement et si les réformes entreprises ne sont pas saluées par la communauté internationale. Il maintient également ses positions concernant le risque communiste et l’infiltration inévitable de l’URSS lors d’éventuelles futures campagnes de libération menées par l’ANC notamment.

Le pessimisme de Jacques Ellul apparaît enfin dans cette phrase, exprimant son incapacité à voir l’avènement d’une Afrique du Sud multiraciale :

‘« On doit supprimer le « grand apartheid » (c’est à dire la prééminence d’une chambre blanche sur les autres dans le gouvernement) et appliquer la règle « d’un homme une voix ». Ce qui conduirait à une « Afrique du Sud multiraciale et démocratique ». Là encore, je manque d’idéalisme, et je regarde ce qui s’est passé. Promesse d’une république multiraciale au « Congo belge » : 90% des Blancs ont dû fuir, et les autres sont administrativement écrasés. Même chose en Algérie1916 ».’

Cette citation atteste de la peur de Jacques Ellul de voir les Blancs dans l’obligation de partir d’Afrique alors que les peuples colonisés s’émanciperont. Concernant l’Afrique du Sud plus particulièrement, l’avènement d’une Afrique du Sud où tous auraient le droit de vote lui semble une conception relevant de l’utopie… Le principe « un homme, une voix » sera cependant appliqué un peu plus de 10 ans plus tard lors des premières élections démocratiques en 1994…

Notes
1910.

Jacques Ellul, « Comment éviter le départ des Blancs ? », Réforme, 9 août 1986, p. 4.

1911.

Ibid.

1912.

Ibid.

1913.

Ibid.

1914.

« Le conflit racial en Afrique du Sud », La Croix, 25 février 1949, p. 3.

1915.

Ibid.

1916.

Ibid.