5-6 Les « enseignements » d’une telle intervention

« L’épisode » Jacques Ellul, tel qu’il a été rapporté ici, témoigne d’un point de vue particulier répercuté dans un journal qui n’avait pas pour habitude d’offrir sa tribune à de telles positions concernant l’Afrique du Sud. Ils sont ceux d’un intellectuel indépendant, théologien, historien et sociologue, très au fait des questions du monde, des idéologies technicistes, au sens de l’information et à son dérivé, la propagande.

Jacques Ellul a-t-il été victime d’une propagande sud-africaine ? C’est ce que lui reprochèrent plusieurs réformés qui réagirent à son premier article paru dans Réforme le 28 juin 1986, en mettant en évidence le fait que la question du communisme, susceptible comme force politique d’envahir le pays, fut un argument récurrent pour mettre en évidence qu’un statu-quo était préférable. L’accueil très favorable fait aux réformes superficielles (et touchant uniquement le « petty apartheid) et l’absence de références aux effets désastreux du « grand apartheid » sur les populations noires et aux conditions de vie dans les bantoustans témoigne bien d’une certaine méconnaissance des réalités du système d’apartheid.

Le tableau qu’il brosse de la société d’apartheid, si elle devait sortir un jour de l’apartheid, est d’un pessimisme intégral. Il décrit une société qui sera aux mains de l’URSS et de l’idéologie marxiste. Alors qu’il écrit ses articles en 1986, il considère les mouvements de libération comme l’ANC comme étant déjà « gangrenés » par les communistes et mus par la violence. Jacques Ellul ne porte finalement aucun regard sur les effets sociaux et humanitaires du système d’apartheid et se « contente » de quelques propos caricaturaux pour dénoncer des tensions entre les groupes raciaux. Autrement, le système d’apartheid n’est en aucun cas mis en cause dans la situation de crise et de répression que connaît l’Afrique du Sud au milieu des années 80.

Si Jacques Ellul fut victime dans une certaine mesure d’un message gouvernemental bien huilé qui put toucher les milieux intellectuels français, il est aussi le témoignage d’une position français qui, sans être majoritaire au sein du protestantisme (et par extension dans le pays), fut bien réelle et s’exprima notamment au sein de lobbies plus ou moins importants comme l’ACFA.

Jacques Ellul n’a fait qu’une courte référence à l’implication des chrétiens vis-à-vis de la question sud-africaine, semblant déplorer cette implication. En effet, Jacques Ellul s’est intéressé à la question de l’intérêt du chrétien pour la politique, consacrant deux ouvrages à la question1917. Il déplore que l’Eglise se transforme en un corps sociologique comme un autre alors qu’elle est appelée à être Sainte et donc en dehors des affaires temporelles. Jacques Ellul observe donc la pénétration de l’Eglise par les problèmes politiques et regrette que « même ses rapports internes sont conformes aux stratégies et manœuvres politiciennes, et au point que la politique est devenue la seule forme de mise en œuvre de la foi 1918  ». Concernant la présence protestante en France, Frédéric Rognon reproduit la pensée de Jacques Ellul dans l’ouvrage qu’il lui consacre :

‘« Les protestants français, dont les prises de position peuvent s’offrir le luxe de la radicalité du fait de leur situation ultra minoritaire sans aucun impact sur le pouvoir, souffrent du complexe de Barmen : ils aimeraient faire preuve d’une aussi grande lucidité politique que l’Eglise confessante d’Allemagne en 1934, alors que le contexte est tout autre. Par une exégèse abusive, on a tiré dans un sens politique des textes qui n’ont rien à y faire, tandis que la Bible ne présente absolument pas le politique comme le lieu privilégié d’incarnation de la foi […]. Le politique est le plus grand piège que le Prince de ce monde tend sans cesse à l’Eglise (Fausse présenceau monde moderne, p 81-153)1919 ».’

Le chrétien doit bien être présent au monde, mais sans entrer dans les voies de la politique, de l’économie et de la technique. En ce sens, son engagement doit être un engagement dégagé.

Il est permis de penser que Jacques Ellul a jugé comme trop politique la mobilisation des chrétiens concernant l’Afrique du Sud, une présence au monde faussée par la politisation.

Cependant, Jacques Ellul est loin de défendre une attitude inverse, celle d’un spiritualisme désengagé ou d’une attitude apolitique. En cela, il défend véritablement une présence au monde du chrétien. En cela, il se place dans une position « médiane » entre partisans d’une Eglise « spiritualiste » et réformés qui occupent une place dans le monde en abordant les questions d’ordre politique ou social.

Lorsqu’il parle de l’« aveuglement 1920  » de réformés mobilisés, c’est surtout pour mettre en évidence leur volonté de promouvoir l’isolement du régime de Pretoria alors que celui commence à proposer des réformes, et à condamner la désinformation dont sont victimes les observateurs étrangers.

Son intervention dans Réforme suscita un réel débat, mettant en évidence des tensions déjà existantes au sein du protestantisme, autant du point de vue théologique (place du chrétien dans le monde) que du point de vue de la compréhension du système d’apartheid en France. La question de la propagande dont serait autant victime Jacques Ellul (ne voyant pas les réalités du système, trop influencé par les messages du gouvernement de Pretoria) que ceux qui réagissent contre ses propos (accusés par Jacques Ellul de diaboliser aveuglement le régime de Pretoria sans voir les efforts entrepris) évoquée à de multiples reprises témoigne bien des difficultés qui se présentèrent à ceux qui voulurent délivrer une information éclairée sur l’apartheid. Son intervention témoigne également de l’omniprésence de la question idéologique, cette dernière teintant l’ensemble des prises de position manifestées au cours de ce débat.

Notes
1917.

Jacques ELLUL : Présence au monde moderne : problèmes de la civilisation post-chrétienne, Genève, ed Roulet, 1948 et Fausse présence au monde moderne, Paris, ed les bergers et les mages, 1964.

1918.

Frédéric ROGNON, Jacques Ellul, une pensée en dialogue, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 136.

1919.

Ibid., p. 136-137.

1920.

Jacques ELLUL, « Craintes et tristesse », op.cit.