5-7 Essais d’interprétations

Ce chapitre a mis en évidence un certain nombre de tensions existantes au sein du protestantisme français. L’étude des positions et réactions des réformés face au Programme de lutte contre le racisme (PLR) démontre des divergences sur la nature de l’aide à apporter, notamment aux mouvements de libération. Adhérer au PLR était-ce favoriser la lutte armée ? La question fut posée à de multiples reprises. Même ceux qui jugèrent qu’il était nécessaire de financer le « Fonds spécial » afin de venir en aide aux programmes humanitaires menés par les mouvements de libération savaient bien que les fonds recueillis étaient susceptibles de servir à la lutte armée. C’est donc assez naturellement que les réformés français (et dans une moindre mesure les catholiques) eurent à s’interroger sur le concept de « guerre juste ». Cependant, cette hésitation autour de l’aide du COE à l’Afrique du Sud n’entraînèrent pas de débats purement théologiques, signe d’une certaine « vacance » sur ce sujet. Il s’agissait surtout de répondre « sur le vif » à une situation urgente et jugée comme alarmante pour la population sud-africaine noire. Les réformés français participèrent au financement du « Fonds spécial » du Programme de Lutte contre le Racisme. Les manifestations sont provenues surtout d’Eglises membres de la FPF qui jugèrent un tel soutien trop politisé.

A l’intérieur même du protestantisme, les réactions à l’occasion d’événements rappelant le lien historique et religieux unissant huguenots sud-africains et français ou la commémoration en France des émeutes de Soweto, témoignèrent de divergences et de tensions. En effet, les célébrations régulières organisées par le Comité protestant des amitiés françaises à l’étranger eurent comme effet d’enfoncer un peu plus l’épine dans le pied des protestants gênés par cette filiation embarrassante. La commémoration des émeutes de Soweto, à l’appel de SACC relayé par le COE, mobilisa une petite partie de l’Eglise réformée mais sans parvenir à susciter l’intérêt des paroisses dans leur ensemble. Quant à la liturgie adoptée par les réformés français pour cette journée de jeûne et de prières, beaucoup moins radicale et « politisée » que celle du COE, elle témoigne d’une certaine « frilosité » des réformés qui préférèrent proposer aux pasteurs et aux fidèles une série de prières abordant plus généralement la question des droits de l’homme. Encore une fois, cet événement démontra que la mobilisation se limitait à un petit groupe de réformés face à une communauté relativement passive.

L’interpellation de l’ACFA en la personne du pasteur Frédéric Albrecht vise également à dénoncer une relecture des Evangiles jugée comme trop idéologique et teintée de marxisme. L’expression d’un tel mécontentement témoigne d’une tendance minoritaire au sein du protestantisme estimant que l’Eglise n’a pas à s’engager dans les champs politiques et sociaux. Elle témoigne aussi du fait que des réformés, par conviction ou par méconnaissance, portèrent un regard favorable sur le système d’apartheid, estimant notamment qu’il était un rempart contre le communisme et le seul moyen possible pour le maintien de l’ordre.

Les interventions de Jacques Ellul dans Réforme témoigne d’une position particulière. L’intellectuel dresse un tableau caricatural et pessimiste de l’avenir de l’Afrique du Sud, sous-entendant que le maintien d’une puissance blanche était favorable. La position de Jacques Ellul est représentative d’un courant qui vit un danger dans la légitimation de la participation des chrétiens aux œuvres humaines et politico-sociales, prenant le risque, selon lui, qu’en se mettant « au goût du jour », ces chrétiens viennent confirmer l’analyse de Marx d’après laquelle le christianisme est une super-structure s’élaborant en fonction de l’évolution économique et technique du monde1921.

Les tensions, divergences d’opinion mises en évidence dans ce chapitre témoignent de la capacité de la question sud-africaine de raviver des tensions déjà existantes, poussant les réformés à s’interroger sur le rapport à entretenir avec le COE, la prise en compte des idéologies, des engagements des chrétiens dans les champs économiques et sociaux.

Dans un milieu protestant déjà hétérogène, connaissant une crise d’identité et perte d’attractivité au niveau idéologique et culturel, les questionnements qui agitèrent les réformés français autour de l’appréhension du système d’apartheid, prennent place dans un contexte déjà réel de vifs débats internes révélateurs de tensions théologiques.

Cependant, il faut aussi observer que ces tensions agitèrent un noyau du protestantisme, la majorité des fidèles restant bien éloignée de telles considérations.

Notes
1921.

Cette idée est contenue dans l’ouvrage de Jacques Ellul, Fausse présence au monde moderne, op.cit, et reprise par Jean BAUBEROT : Le pouvoir de contester. Contestations politico-religieuses autour de « mai 1968 » et le document « Eglise et pouvoirs », Genève, Labor et Fides, 1983, 329 p.