Evoquer les différents aspects du système, condamner…

La première partie de cette étude a permis de donner une idée précise de la place que la question sud-africaine a occupé au sein des principaux journaux de la presse catholique et réformée française.

L’apartheid fut traité au rythme des événements qui entraînèrent le pays dans la ségrégation et la violence. Des journaux comme La Croix, par sa fréquence quotidienne et sa large diffusion, ou Réforme, qui consacra le plus grand nombre d’articles à l’Afrique du Sud durant la période étudiée, témoignent d’un traitement fluctuant, rythmé par des événements majeurs comme les événements de Sharpeville (avril 1960), les émeutes de Soweto (juin 1976) ou les grandes vagues de répression qui touchèrent les milieux d’opposition (chrétiens ou non) en 1978.

Au delà d’une évocation « linéaire » des événements qui touchent le pays, de nombreux articles ont traité de la nature du système d’apartheid. Ce traitement a été cependant tardif et n’est apparu dans la presse que plusieurs années après l’arrivée au pouvoir du Parti national et l’institutionnalisation du système. Au début des années 50, la ségrégation raciale est très peu évoquée et les observateurs mettent davantage l’accent sur des conflits qui ont agité les milieux noirs. Il ne s’agit donc pas encore d’évoquer un système politique régissant strictement les rapports entre Blancs et non-Blancs mais de présenter la situation sud-africaine comme étant similaire à celle existant dans tant d’autres pays africains touchés par des conflits inter-ethniques. Le 25 février 1949, La Croix évoque ainsi d’un « conflit racial 1923  » entre Noirs et Indiens. Le journal est cependant le premier à faire mention de la « politique du maintien des barrières sociales et économiques 1924» en citant explicitement le terme « d’apartheid » en juillet 1952. Les deux principales lois de l’apartheid, le Population Registration Act (1950) instaurant une classification de la population entre trois groupes distincts et le Group Area Act (1950) définissant les lieux de résidence obligatoires pour chacun des groupes raciaux, ne sont pas évoquées avant le milieu des années 50.

Le regard des observateurs s’affûte davantage dans la décennie suivante, notamment à partir des événements de Sharpeville (mars 1960) qui ont entraîné chez les Français une meilleure connaissance des réalités de l’apartheid et notamment de celle du Pass. Le système est présenté avec plus de précisions, entraînant des critiques et des inquiétudes chez ceux qui perçoivent une montée de la répression et des principes discriminatoires stricts.

Les articles paraissant dans la presse réformée particulièrement, ne se contentent alors plus de décrire les événements mais livrent un regard accusateur sur le régime de Pretoria et le maintien d’une suprématie blanche.

Les émeutes de Soweto (juin 1976) ont été une date charnière dans la prise de conscience des réalités de l’apartheid. : les victimes sont jeunes, frappées parce qu’elles ont contesté l’imposition dans les écoles de l’afrikaans considéré comme langue de l’oppresseur. Plusieurs journaux, La Croix particulièrement, publient les photos des émeutes et celles des townships en état de siège. Au fur et à mesure des années 80, les observateurs noteront les oscillations du système.

Dans leur majorité, les chrétiens français ont abordé le système d’apartheid sous ses aspects les plus visibles : séparation stricte dans les espaces publics, lieux de résidence différents… Autrement dit, c’est l’apartheid mesquin (petty apartheid) qui attire l’attention et qui offense, témoignage le plus visible de la ségrégation.

Le système des bantoustans, pivot du « Grand apartheid » est, quant à lui, abordé avec moins d’assiduité. Les premières indépendances des bantoustans (Transkei, Bophuthatswana…) trouvent assez peu d’écho dans la presse. La même constatation peu être faite si l’on se penche sur le traitement de ce type d’informations dans la presse non-confessionnelle où le « Grand apartheid » a été également moins évoqué. Il est permis d’expliquer cette carence de l’information de plusieurs façons : manque d’intérêt pour une question lointaine, mauvaise perception de la « gravité » du programme gouvernemental… De plus, plusieurs journalistes jugèrent sans doute qu’il n’était pas opportun d’offrir une place médiatique importante à des indépendances qui n’étaient pas reconnues par la communauté internationale. D’ailleurs, peu nombreux furent les observateurs français à se déplacer pour l’indépendance du premier bantoustan, le Transkei, en octobre 1976. Régis Faucon de La Croix, seul journaliste de la presse chrétienne a être présent lors de l’événementoscille entre la vision d’un « état fantoche permettant aux Sud-Africains de se donner bonne conscience » ou celle, plus réfléchie, d’une « première étape d’une sorte de processus de décolonisation voulue par Pretoria 1925  ».

Si ces interrogations témoignent du questionnement d’un journaliste autour de l’ampleur d’un événement, la plupart des observateurs chrétiens s’exprimant sur les bantoustans ont bien perçu les intentions profondes du projet et n’ont que peu ou pas répercuté la nature philanthropique que tentait de lui accorder le gouvernement de Pretoria. Les bantoustans sont présentés comme étant des territoires dépourvues de richesses, des réservoirs de main-d’œuvre. L’apartheid devient ainsi système d’exploitation économique, témoignage d’un capitalisme poussé à l’extrême n’envisageant la population noire que sous l’angle de sa force de travail. Cette nature économique du système est abordée en profondeur et sans détour dans les organes de presse catholiques et réformés. Plus que d’informer, les observateurs dénoncent, d’une manière quasi-unanime le principe du « Grand apartheid ».

Les deux aspects du système sont donc identifiés par les observateurs français : « l’apartheid mesquin » est unanimement repris et condamné, la presse reproduisant les images et les situations choquantes d’une ségrégation qui pouvait alors rappeler celle mise en place dans le Sud des Etats-Unis dans les années 50. Le « grand apartheid », quant à lui, est évoqué davantage en profondeur par un noyau d’observateurs éclairés et bons connaisseurs de l’Afrique du Sud (Joseph Limagne, Anne-Marie Goguel…). Le traitement des différentes natures du système d’apartheid par la presse chrétienne est probablement représentatif de celui de la presse généraliste française. D’autres thèmes sont cependant davantage traités dans la presse chrétienne, car touchant à la nature religieuse du système.

La plupart des observateurs se sont sentis concernés face à l’utilisation de textes bibliques pour la justification d’une ségrégation raciale. Ce sont particulièrement les réformés qui, se considérant comme les « frères » (ils évoquent ce terme régulièrement) des Afrikaners, y ont été les plus sensibles. Les fondements calvinistes du système, la présence d’un noyau huguenot au sein de la population blanche du XVIIème siècle (même si cette présence n’a pas revêtu un caractère identitaire fort, les Français ayant été rapidement « assimilés » au groupe afrikaner) jouèrent un rôle important dans la prise en compte de la question sud-africaine pour les réformés français qui trouvèrent dans cette réalité historique et religieuse une légitimité plus grande à leur engagement.

Le système d’apartheid est majoritairement perçu comme niant l’identité de la majorité des habitants du pays, il l’est aussi lorsqu’il prétend trouver sa légitimité dans les textes bibliques. Chez les catholiques, l’assomptionniste Bruno Chenu consacra de multiples articles et travaux à la théologie du système et à la religiosité développée par les Boers.

La question sud-africaine revêt en effet une double dimension religieuse : si les observateurs français évoquent la Bible utilisée comme « outil » d’oppression, ils ont aussi perçu l’immense force libératrice qu’incarnent des Eglises chrétiennes sud-africaines quand elles se mobilisent contre les lois discriminatoires dans leur pays. Dans Réforme ou Le Christianisme au XXème siècle, des articles entiers sont consacrés à l’implication des Eglises dans les champs politiques et sociaux. Leurs titres sont évocateurs de la réalité de leurs positions dans la société d’apartheid. Ainsi, en juin 1988, Réforme consacre deux articles à cette question sous les titres « Des Eglises en première ligne » (11 juin) et « Des Eglises en état d’urgence » (25 juin). En réaction à une foi appelant à une ségrégation des races, il devient primordial pour les chrétiens français de présenter aussi l’engagement de chrétiens sud-africains dans un combat social et luttant contre le caractère inhumain des lois de l’apartheid. Le thème du combat de certains chrétiens sud-africains au sein de leurs Eglises est donc un thème récurrent dans la presse étudiée. Alors que les réformés ont davantage fait référence à l’engagement des Eglises issues du protestantisme et réunies au sein du SACC, la presse catholique a fait écho à la résistance des catholiques sud-africains, particulièrement lors de la promulgation des lois réduisant l’influence des Eglises dans la société sud-africaine.

Dans les années 50, et à la lecture de la presse spécialisée catholique française (Fides, Documentation catholique), il en faut peu pour que l’Eglise catholique sud-africaine soit présentée comme l’unique et principale victime de l’apartheid. Le travail difficile des clercs, les problèmes d’évangélisation sont évoqués sans que le soit forcément les effets du système sur les populations noires. La Documentation catholique occupe un statut  à part dans les sources utilisées. Son étude a permis de constater la bonne répercussion des déclarations officielles de l’institution catholique sud-africaine. Les chrétiens français se trouvent donc informés de la prise de conscience des évêques, évoquant notamment la première (prudente) déclaration de 19521926 qui aborde le sous-développement des populations noires ou celle, plus « courageuse », de 1957 qui condamne « comme sévèrement anti-chrétienne la politique de l’apartheid suivie par le gouvernement » et qui dénonce « le caractère intrinsèquement mauvais de l’apartheid 1927». Ces déclarations épiscopales sont reprises, souvent partiellement, dans les organes de presse catholique. Les mobilisations au sein du SACC, la prise de conscience qui s’élabore au sein de l’épiscopat sud-africain sont commentées, soutenues et défendues par des chrétiens français la plupart séduits par une expression théologique percutante et prophétique. La mise en relief, par plusieurs observateurs, des fondements religieux de l’apartheid a pu servir de ciment à une mobilisation, particulièrement chez les réformés qui ont pu trouver dans cet argument une justification supplémentaire à leur dénonciation et à leurs actions : condamner le système d’apartheid, ce n’est pas seulement condamner un système politique, c’est mettre l’éclairage sur une falsification du message des Evangiles.

La question sud-africaine a également été abordée sous l’angle des relations que le pays entretient avec la France. Les chrétiens se sont engagés, ont jugé et critiqué la politique de la France en matière économique et diplomatique. L’appartenance religieuse ne semble pas être entrée en compte lors du traitement de telles questions. Il s’agissait avant tout de s’exprimer en tant que citoyens d’un pays qui prétend être celui des droits de l’homme et qui pratique cependant une politique de « main tendue » avec le régime de Pretoria, d’autant plus que la collaboration porte sur des questions de nature épineuse (nucléaire, armement…). Cette portée symbolique n’a pas échappé aux observateurs français. Noël Darbroz parle ainsi dans La Croix de « compromissions politiques inévitables 1928  », choquantes par leur nature, notamment lors de la vente de la centrale nucléaire de Koeberg quelques jours avant que n’éclatent les émeutes de Soweto. « Faire des affaires, faire tourner la machine économique indépendamment de toute contrainte d’ordre moral ou politique 1929  » est unanimement dénoncé, autant dans la presse catholique que réformée. Noël Darbroz déplore également que la France soit prise « entre l’enclume de la théorie et le marteau de la pratique 1930  ». Questionner la politique de la France en matière économique et commerciale revient ainsi à se poser la question de la place des droits de l’homme lorsque des intérêts économiques sont en jeu… Les réformés, par le statut minoritaire en France et par la faible diffusion de leurs organes de presse ont été sans doute les plus critiques vis-à-vis de la politique française. Cependant, il est important de relever que La Croix a consacré plusieurs éditoriaux virulents consacrés à cette question, notamment sous la plume de Noël Darbroz.

Notes
1923.

« Le conflit racial en Afrique du Sud », La Croix, 25 février 1949, p. 3.

1924.

« Les problèmes sociaux et raciaux en Afrique du Sud sont-ils insolubles ? », La Croix, 11 juillet 1952, p. 3.

1925.

Régis FAUCON, « J’ai vu naître le Transkei indépendant », La Croix, 6 novembre 1976.

1926.

« La hiérarchie catholique de l’Afrique du Sud rappelle les principes chrétiens qui commandent la solution du problème social », Documentation catholique, n°1132, 19 octobre 1952, col 1373-1384).

1927.

« La ségrégation raciale en Afrique du Sud », Documentation catholique, n°1262, 13 octobre 1957, col 1321-1326.

1928.

Noël DARBROZ, « Quand Pretoria crie « Vive la France » », La Croix, 1er Juin 1976.

1929.

J.F MOUGEL, « Après la vente…. », Réforme, n°1631, 25 juin 1976.

1930.

Noël DARBROZ, « La Franc et l’apartheid », La Croix, 6-7 février 1977, p. 5.