Des micro-mobilisations

Certains auteurs des articles les plus approfondis se sont retrouvés au sein des groupes mobilisés. C’est la cas d’Anne-Marie Goguel qui a joué un rôle très actif au sein de la CSEI ou de Bertrand et Daisy de Luze qui se sont exprimés autant dans la presse réformée que catholique. Dans la presse catholique, les plumes ont été plus diverses, même si là encore, des auteurs sont devenus des « spécialistes » de la question sud-africaine et se sont notamment engagés au sein de la commission française « Justice et Paix ». Citons par exemple l’assomptionniste Bruno Chenu qui a traité dans la presse (particulièrement dans La Croix), et au sein de plusieurs ouvrages, des fondements religieux de l’apartheid et de la religiosité afrikaner. Plus globalement, son objet d’étude a été celui des théologies africaines et de la missiologie. Il l’enseigna notamment à l’Université catholique de Lyon jusqu’à sa mort en mai 2003. Joseph Limagne fut également un témoin essentiel. Le dossier qu’il rédige pour les Actualités religieuses dans le monde en avril 1977 est le plus complet que l’on puisse trouver dans la presse chrétienne au lendemain des émeutes de Soweto. S’étant rendu sur le terrain pour le préparer, il a livré, par la suite, toujours dans les ARM mais aussi dans des revues à plus large diffusion comme La Vie, des articles de fondsur l’implication des Eglises dans un contexte de crise. Il a été lui-aussi membre de la commission française « Justice et Paix » à la fin des années 80. Philippe Denis fut également un témoin privilégié sur ce même sujet. Pour les questions d’ordre événementiel, La Croix a laissé la plume à son correspondant ouenvoyé spécial présent sur place. Chez les réformés, c’est la journaliste Ariane Bonzon, envoyée spéciale pour Réforme dans le pays dans les années 80 qui est l’auteur du plus grand nombre d’articles sur l’Afrique du Sud.

L’ étude du traitement de la question sud-africaine a enfin permis d’appréhender la place qui lui fut donnée, les points privilégiés et les angles adoptés. Les journaux étudiés sont ceux les plus représentatifs du catholicisme et du protestantisme français, se « calquant » sur la ligne majoritairement existant au sein de chaque confession, même si les ICI/ARM et le Christianisme au XXème siècle étaient davantage situés « à gauche » au sein de chaque confession. Il serait intéressant de mener une étude similaire auprès de journaux reflétant les regards de groupes de chrétiens situés davantage aux « franges » de leur Eglise : ceux s’exprimant dans Témoignage chrétien ou Le protestant de l’Ouest pour qui l’engagement du chrétien dans la société est considéré comme légitime et nécessaire, ou à l’inverse, des revues à tendance plus conservatrice (revues issues de la mouvance évangélique chez les protestants, La France catholique ou Famille chrétienne chez les catholiques) pour qui la foi ne doit pas influer sur les engagements politiques.

Cette étude a permis de mettre en évidence les modes de mobilisation au sein de groupes de réflexion et d’action, révélant des formes d’engagement possibles au sein de chaque confession. Les thèmes abordés ont souvent été communs. Ils témoignent d’un intérêt et de la volonté, dans les années 70, chez des hommes et des femmes, laïcs ou clercs, d’attirer l’attention sur l’Afrique du Sud et l’apartheid. On relève une volonté commune à chaque groupe d’aborder de front les questions liées au développement, à la solidarité et à la discrimination. Leurs réflexions se sont articulées autour de la place de l’Eglise dans la prise en compte de ces questions et des types d’action à mener. Leurs déclarations et actions ont souvent porté sur des questions d’ordre politique. Chez les catholiques, les groupes sont nés dans le sillage de Vatican II qui ouvrit la possibilité de nouveaux engagements politiques, « à condition de ne pas trop y mêler l’institution 1931  ». La mobilisation s’est incarnée principalement au sein de la commission française « Justice et Paix » ou du CCFD, tous deux nés dans les années 60. En 1967, « Justice et Paix » se présente ainsi comme « une voix autorisée et qualifiée participant à l’autorité morale de l’Eglise et collaborant avec l’épiscopat pour les questions touchant au développement, à la paix et aux droits de l’homme 1932». Traiter de l’apartheid entre ainsi naturellement dans son « champ de compétence ». les principaux animateurs de la commission, Pierre Toulat ou Mgr Fauchet, ont réfléchi à l’aide à apporter aux Sud-Africains et ont été amenés à élaborer des moyens d’actions à mettre en place en France. Plusieurs déclarations et actions se sont faites en lien avec le CCFD qui a mis en place, sur le terrain, des projets en lien avec les communautés de base dans le but, à long terme, de servir de leviers pour le développement par l’éducation, la défense des doits des travailleurs, l’aide aux associations religieuses et culturelles…

Du côté réformé, la mobilisation s’est incarnée au sein de la CSEI (groupe « racisme » puis groupe « Afrique du Sud ») et du DEFAP, les membres inscrivant souvent leur mobilisation au sein des deux organismes. Les actions sont souvent faites conjointement avec celles exprimées au sein de la CIMADE, organisme aux avant-postes de l’action, qui a pris en charge les actions à mener depuis la France. C’est elle notamment qui coordonna les actions autour de la campagne de boycott des oranges Outspan en 1975 et qui a soutenu le boycott de Total en 1986.

Les activités des groupes mobilisés se sont intensifiées à partir des années 70, et particulièrement à partir des émeutes de Soweto. Une action « transversale » se met en place à partir de la fin des années 70 entre la commission « Justice et Paix », le groupe « racisme » de la CSEI, le DEFAP, le CCFD et la Cimade. Le groupe œcuménique réagit à la campagne de répression qui frappe en octobre 1977 18 organisations anti-apartheid dont 17 proches du mouvement de la « Conscience noire ». Les mobilisations exprimées n’ont alors plus de « spécificité » confessionnelle. Les chrétiens font « cause commune » et unissent leurs voix pour atteindre une « audience » plus large. Réunis au sein de « Justice et Paix », du DEFAP, du groupe « Racisme » (puis groupe « Afrique du Sud »), du CCFD ou de la Cimade, tous réagissent d’une même voix aux grands événements sud-africains, procèdent à la même condamnation du système d’apartheid et de ses fondements religieux, soutiennent de la même façon des chrétiens engagés dans une théologie prophétique au message « séduisant » pour des chrétiens français soucieux de voir un plus grand engagement des chrétiens dans le champ politique et social.

Les groupes de réflexion, groupe « Afrique du Sud » de la CSEI, commission « Justice et Paix », DEFAP, restent des groupes restreints (toujours moins d’une vingtaine de membres chacun), disposant d’assez peu de moyens pour organiser des actions et assurer une diffusion de leurs idées et réflexions. Ainsi, les activités de la CSEI ont été répercutées dans quelques feuillets dactylographiées et agrafées (Infos CSEI). La diffusion de ces bulletins resta plutôt confidentielle et ne dépassa pas des cercles restreints du protestantisme déjà concernés par les questions d’ordre international.

Notes
1931.

Sabine ROUSSEAU, La colombe et le napalm. Des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam 1945-1975, Paris, CNRS éditions, 2002, p. 297.

1932.

Présentation de la commission dans Coopérer autrement, Paris, Le Centurion, 1986, p. 2.