Un espace militant fragmenté

Concernant la question sud-africaine, on observe ainsi une fragmentation de l’espace militant : plusieurs lieux de militance au sein de chaque confession mais aussi des lieux communs, signes d’un engagement œcuménique réel et concret. On peut se demander dans quelle mesure la mise en place d’une action dans un esprit œcuménique ne peut pas être comprise comme une contestation indirecte, par les catholiques, de leur institution. Le groupe leur permit ainsi de s’exprimer dans un cadre moins rigide et hiérarchisé que celui de l’Eglise catholique. Cette unité témoigne en tous cas bien d’une certaine autonomisation du sujet qui vit une expérience subjective et où la conscience individuelle devient le lieu central et exclusif de l’expérience chrétienne. L’unité dans l’action devient ainsi en quelque sorte l’illustration d’un christianisme d’incarnation.

Les actions « transversales » mises en place entre catholiques et réformés sont symptomatiques du fait que concernant la question sud-africaine, la mobilisation s’exprima sans lien avec la hiérarchie et que les groupes, bien qu’appartenant à des institutions religieuses, parvinrent à prendre leurs distances avec ces dernières qui n’entravèrent pas l’expression de leur mobilisation.

La naissance du groupe « Afrique du Sud » au sein de la CSEI confirme la volonté des réformés français de traiter de la question comme d’une question spécifique et particulière. Le racisme institutionnalisé devient ainsi sujet de réflexion et d’action, abordé sous ses aspects politiques, sociaux, économiques et culturels. Des partenariats sont établis entre catholiques et réformés français, et des personnalités chrétiennes sud-africaines deviennent des porte-paroles des victimes de l’apartheid qui informent de l’état des Eglises chrétiennes sud-africaines sous le régime d’apartheid.

L’engagement exprimé au sein des groupes est un engagement continu, dont l’intensité est accentuée par les événements marquant sud-africains. Il a pu prendre la forme d’en engagement thématique pour certains groupes, la Cimade s’engageant ainsi particulièrement autour du boycott des oranges Outspan ou de la question de l’occupation de la Namibie par les forces sud-africaines. Le groupe « Afrique du Sud » de la CSEI a établi, quant à lui, des liens avec des réformés sud-africains engagés dans la lutte contre l’apartheid.

Sur certains points, les réformés de la Cimade ou de la CSEI ont bénéficié d’une plus grande « facilité » d’expression. Là où ils se sont sentis impliqués le plus directement dans leur foi (fondements calvinistes du système, liens avec la société huguenote d’Afrique du Sud), ils ont débattu longuement, ancrant leur engagement dans des racines profondes, au nom de la « grande famille » du protestantisme.

Les groupes ont mis l’accent sur des points similaires à ceux abordés par des organismes luttant contre l’apartheid, le Mouvement anti-apartheid (MAA) ou la Commission d’enquête contre l’apartheid à laquelle ont participé certains membres de « Justice et Paix ». Les questions des boycotts ou celle de l’implication des banques françaises en Afrique du Sud ont donc été communes et transversales.

Du côté protestant, les chrétiens mobilisés au sein de la CSEI sont représentatifs de chrétiens centrés sur les implications éthico-politiques et sociales de l’Evangile. Ils mènent des travaux axés davantage sur l’histoire (notamment grâce à l’historienne Marianne Cornevin, membre du groupe travaillant sur l’Afrique du Sud) ou la sociologie. Les travaux menés ne furent pas de nature théologique ou exégétiques, même si des membres comme Roger Mehl ont approfondi, dans le dossier que la CSEI consacra à l’apartheid en 1974, le thème des fondements évangéliques de l’apartheid. Une telle démarche est représentative d’une certaine « ligne » qui traverse le protestantisme français dans les années 70. Comme le note Ariane Bonzon, « il n’y a pas de commission ni de département proprement théologiques au sein de la Fédération protestante alors qu’existe une Commission sociale, économique et internationale, par exemple 1933  ».

La hiérarchie catholique, quand elle s’est exprimée, a témoigné de sa solidarité avec les évêques d’Afrique du Sud. C’est le cas en 1977 où le président de la Conférence épiscopale, le cardinal Etchegaray reconnaît « que le sens de la justice et des problèmes sociaux est au cœur même de l’évangélisation et constitue un élément essentiel de l’activité et du témoignage de l’Evangile 1934  ». La lettre témoigne de l’intérêt des évêques français pour la situation sud-africaine, du soutien « d’évêques à évêques » et de sa condamnation nette de l’apartheid. Si l’Eglise condamne l’apartheid, elle ne propose pas de moyens d’actions et laisse aux membres l’initiative et le choix de leurs engagements. Cependant, les formes possibles d’une action concrète pour mettre fin au système sont davantage abordées au sein de la commission « Justice et Paix ». En tant que commission épiscopale, elle est bien liée à la hiérarchie. Cependant, selon les propres dires de Pierre Toulat, les membres de la commission bénéficiaient d’une certaine autonomie dans le choix de leurs actions concernant l’Afrique du Sud. L’autre organisme national catholique dans lequel s’est incarnée une mobilisation est le CCFD. Les actions entreprises en son sein touchèrent davantage à des programmes sur place touchant au développement et à l’émancipation des populations opprimées. Les actions du CCFD, organe officiel de l’Eglise catholique chargé du développement, lui valurent d’être présenté comme un soutien actif à la « subversion marxiste » par des détracteurs de l’organisme.

En définitive, les hommes et les femmes, laïcs ou ecclésiastiques engagés, ont agi davantage en tant que citoyens choqués face à un système violent et discriminatoire qu’en tant que chrétiens prétendant agir au nom des fondements évangéliques. Le concile Vatican II, en insistant sur l’apostolat des laïcs, les droits de l’homme, la solidarité, la constitution Gaudium and Spes (1965)a accéléré une évolution notable dans les pratiques religieuses des catholiques et légitimé les jalons d’une perception religieuse nouvelle des questions politiques du monde. Le traitement de la question sud-africaine par les groupes mobilisés catholiques s’est inscrit tout naturellement dans cette tendance post-vaticane.

La question de l’apartheid ne mobilisa que des cercles restreints de fidèles, autant chez les catholiques que chez les réformés. Elle n’a pas atteint les cercles les plus larges qui, globalement, ne se sentaient pas ou peu concernés par des questions d’ordre international et surtout celles touchant au terrain africain. Le manque de « résonance » chez les fidèles de la journée de prière et de jeûne organisé à l’occasion de la commémoration des émeutes de Soweto, le 15 juin 1986 démontre bien un désintérêt ou en tous cas une tiédeur chez les catholiques (l’Eglise catholique participa en effet à cette journée) comme chez les réformés face au problème sud-africain.

Les actions collectives prenant corps au sein d’organismes officiels, d’autres actions, individuelles celles-là, ont témoigné de la diversité des engagements possibles au sein des Eglises. Chez les catholiques, Emmanuel Lafont ou Jean-Marie Dumortier témoignent d’un engagement « sur le terrain », porté par le message jociste du « Voir, juger, agir ». Selon leurs propres dires, ils ressentirent leur expérience comme étant profondément intime et indépendante, non liée à une hiérarchie européenne. Là encore, se dessine la physionomie d’une Eglise composée d’une minorité agissante, une aile d’actifs et une masse qui, au mieux condamne moralement l’apartheid ou, au pire, reste passive. En cela, ils représentent une « frange » de l’Eglise qui peuvent encore aujourd’hui se reconnaître dans cette citation de Marcel Gauchet parlant de ceux « qui n’ont que faire de ce que peut raconter l’autorité et même s’ils se trouvent au cœur de l’institution, ils n’obéissent pas pour autant 1935». La question sud-africaine mit en évident des modes d’actions qui n’entraînèrent pas de différences dans les prises de position et les engagement. C’est la recherche d’une sociabilité œcuménique et horizontale qui a alors primé dans le mode d’intervention, les militant s’appuyant davantage sur leur propre réflexion que sur des principes institutionnels. Au travers de leur militance, les chrétiens se sont construits une identité religieuse sans entrer pour autant dans un conflit ouvert avec leurs structures religieuses. Des implications antérieures de chrétiens vis-à-vis d’autres questions comme les guerres du Vietnam avaient pourtant conduit à une contestation plus nette de la fonction des Eglises constitutionnelles1936.

Notes
1933.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’Afrique du Sud », in Daniel C. BACH (sous la direction de), La France et l’Afrique du Sud, Paris, Karthala, 1990, p. 358.

1934.

Documentation catholique,7-21 août 1977, n°1725, col 741.

1935.

REMOND (René, dir.), Chrétiens, tournez la page, Paris, Bayard, 2002, 140 p.

1936.

Sur ce point, voir Sabine ROUSSEAU, La colombe et le napalm. Des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam, 1945-1975, Paris, CNRS Editions, 2002, 370 p.