S’engager au nom de la foi : jusqu’où et comment ?

Une seconde série de conclusions touche plus largement aux conséquences que la question sud-africaine entraîna chez les chrétiens mobilisés. En effet, elle n’a pas occupé une place essentielle au sein de chaque confession religieuse, elle a mis en évidence plusieurs caractères spécifiques. Son traitement a servi, d’une part, de terrain d’application à une doctrine sociale de l’Eglise ou à un christianisme social. Elle servit d’autre part de « révélateur » de tensions pré-existantes au sein de chaque confession, concernant notamment la place que doivent occuper les Eglises sur des questions d’ordre économique et social. Enfin, la question sud-africaine a eu comme mérite de proposer aux observateurs chrétiens français un modèle théologique différent. Par tous ces aspects et bien qu’occupant une place mineure, elle a eu la spécificité de susciter de nouveaux débats.

La question sud-africaine conduit à s’interroger sur la place que les Eglises doivent tenir « dans le monde ». Comme je l’ai déjà évoqué, de ponctuel, l’engagement des chrétiens concernant l’Afrique du Sud a rapidement pris la forme d’un engagement plus global en faveur des droits de l’homme et du développement. Son traitement permet ainsi de faire entrer le discours de l’Eglise dans le champ politique et social. Les catholiques, réunis au sein de la commission « Justice et paix », du CCFD ou s’exprimant dans une revue comme les ICI/ARM (influencée par le message conciliaire), furent tous influencés et « imprégnés » par la doctrine sociale de l’Eglise telle qu’elle évolue à partir de Vatican II, doctrine vécue comme la « formulation des résultats d’une réflexion attentives sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale 1937  ». Elle rappelle, notamment depuis le ralliement à la philosophie des droits de l’homme en 1963 (Pacem in Terris), la nécessité de dépasser et d’éliminer « toute forme de discrimination touchant aux droits fondamentaux de la personne, comme le soulignent aussi bien Gaudium et Spes (1965)que l’encyclique Octogesima Adveniens de Paul VI (1971).

Concernant l’Afrique du Sud, les catholiques se sont montrés également proches du message du « Voir, juger, agir » de la JOC : ils furent observateurs du monde (voir), réfléchissant sur le développement et la responsabilité de l’homme (juger) et proposant des perspectives (Agir). Ils ont été lecteurs des « grandes » encycliques sociales et particulièrement de Populorum Progressio (1967).

Pierre Toulat, en conclusion de l’ouvrage Solidarité et développement, traduit bien, sans parler particulièrement de l’Afrique du Sud, les difficultés que rencontre l’Eglise catholique lorsqu’il s’agit de s’engager dans le champ social, rappelant bien que « ce qui est en jeu, au delà des maladresses ou des récupérations possibles des uns et des autres, c’est la « compréhension » de l’annonce évangélique : l’Evangile est-il une parole qui concerne le destin des peuples et de la société ? Cette parole comporte-elle, en elle-même, une capacité de transformation du monde vers plus de justice ? 1938 ».

Pierre Toulat, au sein de la commission « Justice et Paix », fut la voix la plus claire sur ce point et exprima plusieurs fois des interrogations sur les formes possibles de l’action au sein de la commission, réclamant surtout à ce que soient dépassées des considérations générales afin que le discours conserve une certaine crédibilité.

Abordant la question du « Bien commun », la doctrine sociale pousse naturellement les chrétiens à se questionner sur les questions du pouvoir et de sa légitimité. L’encyclique Redemptor hominis (1979) rappelle que « ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’Etat, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits […]. C’est ainsi que le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques » (113). Déjà dans Pacem in terris (1963), il était spécifié que « les pouvoirs publics doivent se porter garant de ce bien [commun] » (n°53). Se soucier du bien commun des peuples entraîne à réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. La question de la libération est évoquée pour la première fois dans l’Encyclique Sollicitudo Rei Socialis,(1987)rappelant que « l’aspiration à la libération par rapport à toute forme d’esclavage pour l’homme et pour la société est quelque chose de noble et de valable ». Les catholiques engagés présentent la situation des Sud-Africains comme étant proche d’un état d’esclavage et d’exploitation économique. Face à une telle situation, il est légitime de critiquer un système politique qui « enferme » la majorité de sa population, la privant des droits les plus fondamentaux. La contestation peut amener à une désobéissance qui devient un droit qui est « toujours exprimé de façon très restrictive par l’Eglise catholique depuis Léon XIII » et qui « semble pouvoir être invoqué et légitimé théologiquement pour le cas de l’Afrique du Sud 1939  ».

La question sud-africaine a ainsi servi en quelque sorte de « question modèle » sur laquelle purent s’appliquer un certain nombre de critères favorisant un processus de contestation. Philippe Portier les résume de la façon suivante à partir de Populorum Progressio : celui « d’atteinte aux droits de la personne et aux biens communs du pays », « de tyrannie évidente et prolongée » et « d’irrémédiabilité 1940  ». Le droit des chrétiens de contester un régime considéré comme tyrannique est donc considéré comme un droit légitime. Les chrétiens français, autant dans la presse qu’au sein des différents groupes exprimeront cette contestation sans aucune gêne dans la ligne du message officiel de l’Eglise. Mais des positions françaises ne se sont pas « calquées » aussi nettement sur celle du Pape. La question sud-africaine pousse en effet des chrétiens, catholiques, ou réformés, à admettre le thème du recours à la violence comme mode de contestation. Si Populorum Progressio reconnaît la tentation de « repousser par la violence de telles injures à la dignité humaine » (30), la doctrine sociale condamne tout recours à la violence, présentée comme « une illusion destructrice, ouvrant la voie à de nouvelles servitudes ». Elle condamne cependant aussi « la violence exercée par les possédants contre les pauvres, l’arbitraire policier ainsi que toute forme de violence établie en système de gouvernement 1941  ».

Au delà de la simple condamnation morale, comment les chrétiens français se sont-ils exprimés sur la question de la violence ? Le régime de Pretoria fut perçu comme étant le symbole d’une violence institutionnalisée. En ce sens, et selon les préceptes de l’Eglise, plusieurs observateurs estimèrent que cette violence institutionnalisée qu’incarne l’apartheid était tout aussi condamnable que celle pratiquée par les mouvements de libération. Dans une certaine mesure, certains observateurs allèrent au delà de considérations théoriques, admettant que des populations opprimées puissent en venir à faire le choix des armes. Pierre Toulat, en tant que secrétaire général de « Justice et Paix » a exprimé une telle idée en avril 1985, à la suite de la consultation informelle sur l’apartheid organisée par l’UNESCO (Dakar, 25-28 mars 1985), proposant la nécessité « de passer à d’autres types d’actions […], qu’il s’agisse de boycottage économique ou démographique (refus de l’immigration) ou bien même de l’emploi de méthodes violentes 1942  ». En ce sens, la situation sud-africaine donna l’occasion à des chrétiens d’aller au-delà des principes énoncés par la hiérarchie.

Des prises de position similaires sont apparues chez des réformés qui eux, pouvaient s’exprimer sans contraintes institutionnelles. Surtout à propos du Programme de Lutte contre le Racisme créé au sein du COE, les observateurs de l’Eglise réformée se sont toujours situés du côté des populations opprimées en jugeant la violence comme étant légitime face à une violence gouvernementale « broyant » les populations noires.

D’autres questions ont été évoquées au sein des organismes de développement. La même prégnance de la doctrine sociale de l’Eglise, sans qu’elle soit explicitement évoquée, apparaît dans la mobilisation exprimée au sein du CCFD qui considère que les projets qu’il soutient dans les pays du tiers monde doivent interpeller en France les chrétiens et remettre en cause leurs habitudes et leur présence au monde.

Le traitement de la question sud-africaine au sein du CCFD est représentatif de l’évolution du comité dans les années 70 et 80. Les acteurs du Comité agissant en Afrique du Sud rompent avec le discours missionnaire ancien axé sur la diffusion de la civilisation chrétienne dans le monde. C’est le développement de l’homme qui occupe une place centrale dans la mission du CCFD et non plus la conversion religieuse. La question sud-africaine illustre la trajectoire du CCFD (et d’autres organismes de développement tels Croissance des jeunes Nations et Frères des hommes) qui affirme une certaine « indépendance à l’égard de l’autorité ecclésiastique, la même affirmation de l’autonomie du temporel, la même importance attribuée à l’analyse des situations et à la compétence, la même priorité accordée à la transformation des structures sur la conversion du cœur, la même volonté de déconnecter engagement dans la Cité et promotion du catholicisme 1943  ». S’unissant dans ses actions en France en faveur de l’Afrique du Sud à d’autres organismes comme la JOC, le CCFD laisse paraître, dès le début des années 80, son intérêt pour les conditions de vie et de travail des travailleurs noirs sud-africains. Il s’associe également à la campagne pour le boycott des oranges Outspan. Les effets de l’apartheid sont surtout évoqués sous l’angle économique, plusieurs références étant faites à l’exploitation économique dont sont victimes les populations noires. Tous les projets soutenus visent à une prise de conscience chez les sud-africains opprimés qui sont agents de leur propre libération. La campagne de diffamation amorcée par un journaliste du Figaro-Magazine Jean-Pierre Moreau (sous le pseudonyme de Guillaume Maury)à partir de l’automne 85 dénonçait une « pratique idéologique de la charité 1944  » et accusait le CCFD de soutenir financièrement les mouvements de libération et de s’engager dans un dérive marxiste. La polémique révéla surtout un ébranlement idéologique plus profond concernant les formes d’apostolat possibles. La crise traversée par le CCFD au milieu des années 80 rejoint un mouvement général au sein du catholicisme.

Comme l’indique Denis Pelletier, elle est en partie liée « avec l’émergence d’une nouvelle forme d’engagement, davantage soucieux d’affirmer l’identité catholique au sein d’un monde sécularisé […], reléguant à une place seconde voire secondaire l’idéal missionnaire de témoignage et de conversion 1945  ». Au travers de la dénonciation du système des bantoustans perçus et présentés comme des réservoirs de main-d’œuvre, les observateurs du CCFD (comme beaucoup d’autres) critiquent un système capitaliste blanc inhumain. Le caractère raciste du système d’apartheid dans lequel s’inscrit ce système des bantoustans renforce cette condamnation qui devient plus globale et en vient à condamner un système capitaliste. En cela, les catholiques ont pu rejoindre l’approche politique des tiers-mondistes, la rencontre se faisant autour du combat commun « contre le mode de développement capitaliste accusé d’accroître, par le jeu du marché et de la domination, des disparités économiques internationales et de détruire de l’intérieur les sociétés du tiers-monde 1946  ». Si elle n’est pas exprimée explicitement, c’est aussi le maintien d’une suprématie blanche qui est visée.

Les observateurs n’ont cependant pas « versé » dans une conception idéologique de la question sud-africaine. Il fut toujours question d’œuvrer pour le développement des populations du tiers-monde. Plusieurs Encycliques ont bien signalé le danger pour les chrétiens d’un engagement de nature idéologique. « La doctrine sociale de l’Eglise ne propose aucun système particulier, mais à la lumière de ses principes fondamentaux, elle permet d’abord de voir dans quelle mesure les systèmes existants sont conformes ou non aux exigences de la dignité humaine 1947  ».

La question sud-africaine eut encore le mérite de questionner les chrétiens français sur la place qu’ils ont à tenir dans la société et dans le monde. Chez les catholiques particulièrement, il s’agit de légitimer une action sur une question à forte teneur politique (et idéologique) sans que l’engagement ne devienne de nature politique. L’encyclique Octogesima adveniens précise bien que « les chrétiens sollicités d’entrer dans l’action politique s’efforceront de rechercher une cohérence entre leurs options et l’Evangile, et de donner, au sein d’un pluralisme légitime, un témoignage personnel et collectif du sérieux de leur foi, par un service efficace et désintéressé des hommes » (n°46).

Cette question fut également récurrente lorsqu’il s’agit de se réfléchir aux types d’actions à mener et surtout aux côté de qui les mener. La commission « Justice et Paix » s’interrogea à de multiples reprises sur la légitimité de la participation d’hommes d’Eglises à des actions politisées. La réunion de la commission datée du 15 juin 1977 exprime le regret de voir « la prise en main, par le PC, des questions relatives à l’Afrique australe 1948  ». Cette constatation entraîna la volonté de voir s’organiser une action spécifique des Eglises et la création d’un groupe œcuménique à la fin des années 70.

Cependant, des rapprochements ont bien lieu avec le Mouvement anti-apartheid, notamment du côté des réformés, moins « tenus » dans leurs actions par une hiérarchie qui reste omniprésente du côté des catholiques. Les chrétiens mobilisés ont cependant abordé cette position avec davantage de « sérénité », rejoignant par là la considération d’Emmanuel Mounier selon laquelle « ceux d’entre nous qui sont chrétiens affirment le droit de prendre librement des engagements politiques qui relèvent de la raison pratique. Ils n’entendent pas y compromettre des valeurs qui sont par nature transcendante au politique 1949  ».

Notes
1937.

Jean-Yves CALVEZ, Les silences de la doctrine sociale de l’Eglise, Paris, ed de l’Atelier.

1938.

Pierre TOULAT : Solidarité et développement : l’engagement de l’Eglise catholique (documents présentés par la commission « Justice et Paix », Paris, Cerf, 1992, p. 367.

1939.

« L’Eglise catholique face à l’apartheid » in La France et l’Afrique du Sud, op.cit., p. 372.

1940.

Philippe PORTIER, « La philosophie politique de l’Eglise catholique : changement ou permanence », Revue française de Science politique, Vol XXXVI, n°3, juin 1986, p. 325-341 ; J.Y Calvez, « L’Eglise catholique a-t-elle changé dans son appréciation du politique ? », Revue française de science politique, Vol XXXVI, n °3, juin 1986, p. 342-348.

1941.

La liberté chrétienne et la libération. Instruction de la congrégation pour la doctrine de la foi « La vérité nous rend libre », Documentation catholique, n°1916, 1986, col 393-411.

1942.

Pierre TOULAT, « Eglise catholique et apartheid » (1985), op.cit.

1943.

Claude PRUDHOMME, « de l’aide aux missions à l’action pour le tiers monde », Le mouvement social, n°177, octobre-décembre 1996.

1944.

Guillaume MAURY, l’Eglise et la subversion. Le CCFD, Paris, U.N.I, Centre d’études et de diffusion, 1985.

1945.

Ibid., p. 104.

1946.

Denis PELLETIER, « 1985-1987 : une crise d’identité du tiers-mondiste catholique ? », Le mouvement social, n°177, novembre-décembre 1996, p. 101.

1947.

La liberté chrétienne et la libération…n°74, (1986), op.cit.

1948.

Réunion du 15 juin 1977, CJP/77/48.

1949.

BOISSONAT (Jean) et GRANNEC (Christophe), L’’aventure du christianisme social, Paris, Bayard, 1999, p. 15.