La spécificité réformée

L’Eglise réformée française, dans son engagement, n’eut pas à souffrir des mêmes écueils que l’Eglise catholique. Par sa structure même et son mode propre de régulation, liée à l’absence d’une hiérarchie, ses prises de position n’étaient pas « conditionnées » ou dépendantes d’un assentiment supérieur. Cela n’empêcha pas, comme nous avons pu le mettre en évidence, l’affirmation de tensions et de dissensions au sein de la communauté protestante et de son organe fédérateur, la Fédération protestante de France.

En effet, avec l’Afrique du Sud, c’est la question du ministère politique des Eglises protestantes que l’on touche : au nom de quoi les Eglises se mêlent-elles de politique ? Est-il légitime pour des Eglises de participer à des actions de boycotts et de condamner un régime politique ? Les réponses apportées par l’Eglise réformée se firent rarement en termes théologiques. Cette « vacance » théologique fut sans doute révélatrice d’une certaine crise que traverse alors le protestantisme après avoir connu une période dominée par la théologie barthienne.

J’ai choisi de traiter des positions de l’Eglise « majoritaire » française, celles de l’Eglise réformée. Cependant, une étude approfondie d’autres confessions au sein du protestantisme, celles proches notamment proches du mouvement évangélique, beaucoup plus réservées concernant le type d’engagement que pratiquèrent les réformés français, serait à entreprendre. Elle témoignerait aussi d’une autre manière de fonder le discours sur la Bible.

Les réformés français se préoccupèrent peu de trouver dans un passage de l’Evangile une légitimité à l’action ou les raisons de la mise en place d’une certaine philosophie ou morale. La mobilisation s’exprima par une considération plus vaste pour les fondements évangéliques et les chrétiens apportèrent ainsi un commentaire qui se distingua assez peu de celui de la Ligue des droits de l’homme. Le commentaire n’a donc rien de spécifiquement chrétien.

Les membres du conseil de la FPF, lorsqu’ils s’exprimèrent sur l’Afrique du Sud, durent naviguer entre deux écueils, formulés de la façon suivante par la journaliste Ariane Bonzon : « ne pas risquer l’éclatement d’une Fédération qui connaît un effacement des conflits confessionnels et ne pas perdre sa spécificité chrétienne en faisant des déclarations identiques à celles d’un parti politique ou d’une organisation humanitaire 1950  ». L’attitude de la FPF vis-à-vis des sanctions économiques est en effet révélatrice d’un tel malaise. Alors qu’elle interpelle directement le gouvernement en mai 1965 pour lui demander la cessation des livraisons d’armes à Pretoria, elle opère ensuite un certain recul dans les années 70, laissant à la CSEI le soin de traiter une question d’une telle nature.

Dans les années 70 et 80, les militants chrétiens sont représentatifs de la continuité du mouvement du christianisme social ou du socialisme chrétien, mouvement appelant à une plus grande implication des principes de l’Evangile dans la société. Cependant, ils ne sont pas « « militants parce que chrétiens » comme avait tendance à le penser le premier christianisme social, mais « chrétiens en tant que militants »  1951 ». Ils ont cependant rejoint les motivations des fondateurs du christianisme social selon lesquels « l’action politico-sociale n’est qu’une conséquence logique de la foi ou une propédeutique à la foi, non le centre de la foi constitué par des expériences spirituelles 1952  ».

Comme je l’ai déjà évoqué, la prise en compte de la question sud-africaine apparaît dans un contexte de crise au sein du protestantisme. La perte d’influence de Barth dans les années 60 a permis la redécouverte de « théologies du monde » à la démarche « inductive », prenant l’expérience humaine comme point de départ, à la différence des théologies « déductives » qui partent de la Révélation (barthisme). Georges Casalis, qui prit une part active dans la rédaction du document « Eglise et pouvoirs » promut cette théologie, la considérant comme la « lecture évangélique d’une militance 1953  ».

Beaucoup de militants cités dans cette étude sont représentatifs d’une tendance « socialiste chrétienne » qui évoque et souhaite s’attaquer aux structures économiques, aux pouvoirs politiques et aux rapports sociaux, se démarquant ainsi d’une aile modérée qui met davantage l’accent sur l’aspect « moralo-individualiste ». Une personnalité comme Anne-Marie Goguel ne cessa en effet de dénoncer les aspects politiques, sociaux, économiques de l’apartheid et se servit de cette situation pour appeler à une action des chrétiens dans leur propre société, appelant à une réflexion sur la façon dont la France considère « ses » étrangers…

Le théologien Roger Mehl, membre du groupe « Racisme » de la CSEI consacra, dans le premier dossier du groupe consacré à l’apartheid en 1974, une partie importante au « refus évangélique 1954 » de l’apartheid. Les références qu’il y fait à l’Evangile pour condamner le système d’apartheid sont le témoignage du besoin, pour des réformés, de maintenir une « teinte » spirituelle à la mobilisation contre l’apartheid perçue comme une « négation du dessein salutaire de Dieu qui veut l’unité de l’humanité 1955  ». L’éthique sociale défendue par Roger Mehl « a pour objet la réflexion critique sur les structures sociales et l’action collective en vue de la réforme de ces structures ou la mise en place de structures nouvelles 1956  ».

La question sud-africaine servit également de révélateur à des tensions portant sur les relations que l’Eglise réformée entretient avec le COE, notamment autour de l’existence et du fonctionnement du Programme de Lutte contre le Racisme (PLR). Suscitant des remous en Allemagne, en Suisse, en Angleterre et en Suède, l’existence d’un tel fonds et l’aide apportée aux mouvements de libération suscita également des interrogations chez les protestants français. S’il a été expliqué que le fonds venait en aide aux programmes humanitaires mis en place par ces mouvements, des questions furent tout de même soulevées chez des protestants français bien conscient du caractère militant d’une telle démarche. L’Eglise réformée française n’a soutenu le fonds qu’à partir du milieu des années 70, et plutôt modestement. Plus globalement, c’est la politisation du COE qui est dénoncée par quelques membres de la communauté protestante. De tels réactions furent cependant limitées à des cercles restreints du protestantisme. En effet, la majorité des réformés français ignoraient sans doute tout de l’existence d’un tel programme et se souciaient assez peu de ce type d’actions.

Si la question sud-africaine fait resurgir des divergences qui existaient déjà au sein du protestantisme, il est cependant possible de parler d’un large consensus au sein des Eglises « historiques » concernant la condamnation de l’apartheid. Les différences surgirent lorsqu’il s’agit de réfléchir à des moyens pour parvenir à y mettre un terme. Autrement dit, les débats portèrent moins sur le ministère politique des Eglises que sur la façon de l’exercer dans la société.

L’étude de la prise en compte de la question sud-africaine au sein de l’Eglise réformée (et plus globalement de la FPF) sert ainsi, encore une fois, « d’illustration » à une disparité et à une hétérogénéité au sein du protestantisme. Comment fédérer une communauté hétéroclite sur une question lointaine ? la dissolution de la minorité protestante a représenté un frein à la vie communautaire et à la formation d’associations qui soutiendraient ou impulseraient une action à propos de l’Afrique du Sud. De plus, la structure fédérative du protestantisme, un intérêt plus marqué des réformés français pour le Lesotho (par sa présence missionnaire), des hebdomadaires d’audience nationale ne totalisant pas ensemble 15 000 abonnés ne permirent pas aux quelques réformés mobilisés de susciter un intérêt important chez les fidèles. Une coupure nette a ainsi séparé le peuple protestant, qui a pu rester ignorant des fondements religieux de l’apartheid, et une élite très mobilisée pour qui la question sud-africaine a posé un réel problème d’identité. L’idée d’une « écharde dans leur chair 1957» est une métaphore particulièrement parlante. De plus, comme le note Ariane Bonzon, « l’absence de relais médiatiques et associatifs explique en partie pourquoi, vis-à-vis de l’Afrique du Sud, les clivages au sein de la population protestante recoupent ceux de la population française : on est à droite ou à gauche plutôt que réformé. Et l’on s’intéresse à la question sud-africaine lorsque celle-ci permet aux partis politiques français de déroger à l’humeur consensuelle en affirmant sur la scène politique, et à peu de frais, leurs différences 1958».

Notes
1950.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’Afrique du Sud », in Daniel C. BACH, La France et l’Afrique du Sud, op.cit., p. 358-359.

1951.

Jean BAUBEROT, « Protestantisme et militantisme », Etudes théologiques et religieuses, 1980.

1952.

Article « Christianisme social/Socialisme chrétien, Encyclopédie du protestantisme,

1953.

Georges CASALIS, Les idées justes ne tombent pas du ciel.  « Eléments de théologie inductive », Cerf, 1977, 230 p.

1954.

« Apartheid : dossier n°1 », groupe « Racisme » de la CSEI, novembre 1974.

1955.

Ibid.

1956.

Jean-Yves CALVEZ, Chrétiens, penseurs du social (2), Paris, Cerf, 2006.

1957.

Ariane BONZON, «Les protestants français et l’Afrique du Sud », op.cit., p. 360.

1958.

Ibid.