La réception discrète de la théologie contextuelle

Il faut enfin évoquer la dimension théologique qu’à pu prendre la question sud-africaine pour des chrétiens français. La redéfinition du débat théologique que connaît le protestantisme dans les années 70 et une certaine « vacance » théologique explique peut-être pourquoi le document Kairos élaboré par les théologiens sud-africains de l’Institut de théologie contextuelle n’a pas reçu de réponse du même ordre en France. Sa diffusion fut organisée, au sein du protestantisme comme au sein de l’Eglise catholique, par la CSEI et le CCFD. Le document ne suscita pas d’intérêt au delà des franges déjà sensibilisées à la portée sociale du message évangélique. Plusieurs raisons peuvent expliquer le caractère relativement confidentiel de la diffusion du document. Tout d’abord, cette dernière fut faite avec peu de moyens. Autre élément important, le document se rapportait à une situation précise et lointaine, peu susceptible d’intéresser le prêtre ou le pasteur d’une province française éloignée des grands centres où s’élaborent une pensée et une réflexion théologiques. Enfin, les chrétiens français mobilisés au sein de leur Eglise et au courant des « affaires du monde » ont pu garder une attitude « méfiante » vis-à-vis d’une théologie sud-africaine proche de la théologie de la libération élaborée en Amérique du Sud à la fin des années 60.

« L’option préférentielle pour les pauvres » exprimée lors de l’Assemblée de Puebla (1979) mit au centre des préoccupations de l’Eglise catholique sud-américaine le pauvre et son devenir. La considération des pauvres par les évêques sud-américains fut proche de celle des opprimés tels qu’ils furent considérés par les théologiens sud-africains du Kairos. Comme ils l’exprimèrent, il s’agissait surtout de voir les pauvres non plus comme des objets (d’aide, de compassion, de charité) mais comme des sujets de leur propre histoire et de leur libération. La théologie de la libération considère que l’Eglise doit aller jusqu’à s’opposer aux puissants et dénoncer l’injustice, conduisant ainsi à une re-politisation du champ religieux et à une intervention religieuse dans le champ politique… Dans ce même esprit, les théologiens du Kairos procédèrent à une critique de l’Etat et de ses structures et de la passivité des Eglises missionnaires anglophones devant les effets de l’apartheid et leur manque d’analyse sociale.

La théologie prophétique exprimée par le document Kairos met en effet l’accent sur le caractère conflictuel de la situation sud-africaine et appelle à une conversion radicale pour la désaliénation des populations opprimées. Cette théologie est incisive et hardie, présentant un Dieu qui n’est pas neutre et qui se place du côté des opprimés. L’Eglise doit ainsi se positionner dans la contestation d’un régime tyrannique, contestation qui se base sur le passage biblique Actes 5,29 prônant l’obéissance à Dieux plutôt qu’aux hommes dans le cas où les autorités ne veulent pas le bien du peuple. La Bible est lue sous un angle particulier, où le Dieu est un Dieu libérateur. Les Eglises se doivent de participer à cette libération et doivent pratiquer un ministère d’engagement et de participation pouvant aller jusqu’à la désobéissance civique.

Parmi tant d’autres questions, le document évoqua celle du type d’actions que l’Eglise peut assumer en tant que structures religieuses. Le Kairos proposa ainsi des actions concrètes comme les boycotts, les grèves…

Le document fut perçu comme étant l’expression d’une théologie percutante mais fort lointaine. Autrement dit, il fut difficile aux chrétiens français lecteurs du document Kairos d’adhérer à un message formulé dans un contexte de crise et d’oppression qui leur était étranger. Le document entraîna assez peu de commentaires au sein des Eglises françaises et ne fut pas discuté théologiquement. Pourtant, son message aurait pu servir de « support » à une mobilisation française qui, dans les faits, répondait aux exigences formulées dans le document. L’embarras des Eglises françaises vis-à-vis des théologies prophétiques n’a sans doute pas permis une expression claire des groupes mobilisés à ce propos, même au sein de groupes fortement mobilisés dans le champ social. C’est aussi et sans doute la relecture, par des chrétiens sud-africains (Albert Nolan en tête), des Evangiles et la ré-appropriation de la théologie dans le but de la mettre au service d’une praxis quasi révolutionnaire qui « inquiéta » les militants français pas encore prêts à aborder une approche matérialiste de la Bible déchiffrée au travers de la grille de lecture du marxisme et faisant un amalgame entre le pauvre (évoqué dans les Ecritures) et le prolétariat.

L’image d’un Jésus engagé politiquement contre la domination romaine et donc contre les pouvoirs en place semblait en rupture avec celle d’un Jésus sauveur, par un amour qui transforme, pacifie, un amour de pardon et de réconciliation comme l’a évoqué Jean-Paul II lors de l’Assemblée de Puebla.