Introduction

En janvier 1808, des prêtres de la Société des Missions Étrangères de Paris (MEP), fondée en 1658 par François Pallu et Pierre Lambert de la Motte, établirent un séminaire sur l’île de Penang, en Malaisie. Cette île, située à l’entrée du détroit de Malacca était, depuis 1800, une possession de la Couronne britannique, alors représentée par la puissante East India Company. Le nouveau séminaire, appelé Collège général, était en fait la refondation d’une institution identique, créée à Ayuttayah (Siam) en 1665 par Lambert de la Motte lui-même. Après de multiples péripéties, le Collège général rouvrait donc à Penang, au lieu-dit Pulo Tikus : il y resta 160 ans, jusqu’au départ définitif des missionnaires français. Considéré comme l’un des fleurons des Missions Étrangères, sa fonction était étroitement liée à l’histoire et à la raison d’être de cette société en Asie : la formation d’un clergé indigène, destiné à suppléer les missionnaires français, trop peu nombreux, et à leur succéder un jour à la tête des Églises locales. Il était en cela l’instrument de la stratégie du Saint-Siège, depuis la création par Grégoire XV en 1622, de la Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foi, la Propaganda Fide. Rompant avec les pratiques des premières missions européennes en Amérique latine notamment, la papauté souhaitait désormais parvenir à l’évangélisation des peuples non par des baptêmes de masse plus ou moins forcés, mais par l’implantation et le rayonnement de communautés chrétiennes autochtones placées sous la conduite d’un clergé local dûment formé par des missionnaires européens. L’Asie du sud-est, de l’Inde au sud de la Chine, fut dévolue aux Missions Étrangères de Paris, domaine immense qu’elles partageaient toutefois avec d’autres congrégations, les jésuites notamment. D’abord plus proche d’un petit que d’un grand séminaire, le Collège accueillait des jeunes gens baptisés auxquels étaient enseignés les rudiments de la théologie. Essentiellement chinois au début, les élèves vinrent petit à petit de toutes les missions où œuvraient les MEP : Siam, Birmanie, Cochinchine, Annam, Tonkin, Laos, Cambodge, Inde, Japon, sans oublier la Malaisie. Cette diversité ethnique explique l’appellation de l’établissement : Collège général des missions. Durant la première moitié du XIXe siècle, la flambée des persécutions antichrétiennes, en Chine et au Vietnam notamment, fit du Collège général un refuge pour les missionnaires et leurs élèves contraints à l’exil. Par la suite, s’étant agrandi, le Collège éduqua l’élite des séminaristes issus de pays placés sous la juridiction des MEP. Le Collège général était devenu un grand séminaire international chargé de former de futurs clercs indigènes voués à exercer ensuite leur ministère sacerdotal dans leurs pays d’origine. Les études s’y déroulaient sous la conduite de missionnaires français, appelés « directeurs ». Le programme des études et l’organisation du Collège étaient calqués sur ceux des séminaires européens. D’abord inspirés par le modèle de Saint-Sulpice et de sensibilité gallicane, les directeurs se rallièrent, au cours des années 1880, aux buts de la centralisation voulue par le Vatican, de sorte que le Collège général fut assez rapidement « romanisé ». En 160 ans, dans une Malaisie qui jouissait de la pax britannica, il forma plus de deux mille élèves et donna plus de huit cents prêtres et une dizaine d’évêques. Après la dure période de l’occupation japonaise, entre 1941 et 1945, le Collège perpétua ses traditions éducatives presque sans rien infléchir jusqu’à l’ouverture du concile de Vatican II. Il connut alors une très rapide mutation, qui aboutit au départ des missionnaires et à sa transformation en séminaire diocésain confié à l’évêché de Penang, ce qu’il est encore aujourd’hui.

En 1934, le Père Paul Destombes (MEP), ancien directeur au Collège général, publia à Hong-Kong la première étude consacrée à cette institution, embrassant la période de 1665 à 19321. L’ouvrage s’appuie pour les périodes anciennes sur les travaux d’Adrien Launay, archiviste et historien des Missions Étrangères. Son style apologétique a vieilli, mais il présente l’intérêt de poser clairement les principaux jalons de l’histoire du Collège. Au détour de chapitres sur l’implantation des missions en Asie, ou sur l’enseignement dans les missions, le Collège de Penang est également mentionné dans plusieurs ouvrages généraux. Le Dictionnaire de spiritualité signale brièvement son existence. Aucune étude d’ensemble cependant ne lui a été consacrée depuis le livre de Paul Destombes. En outre, la quasi-totalité des sources d’archives concernant le Collège est restée inexploitée. Le livre du Père Paul Destombes privilégiait une approche chronologique. Il visait à démontrer l’utilité du Collège pour les Missions Étrangères, à légitimer son existence par la qualité et la quantité des prêtres indigènes sortis de ses murs, à rendre hommage, enfin, à la vitalité de la Société des MEP dans l’œuvre d’évangélisation de l’Asie depuis le XVIIe siècle.

Sans perdre de vue la chronologie, car elle permet de mettre en relief les différentes phases de l’histoire de cette institution, il était nécessaire, pour rendre compte des multiples facettes du sujet, d’adopter un angle différent, relevant plutôt de l’histoire des mentalités, de la culture et des sensibilités religieuses. Je me suis alors proposé d’analyser, tout d’abord, le fonctionnement du Collège général, en m’efforçant de n’en négliger aucun aspect. Étroitement dépendant de la Propaganda Fide, à Rome et de la maison-mère des MEP, le séminaire de la rue du Bac à Paris, le Collège est en quelque sorte une « monarchie délibérative ». Un supérieur, élu par ses pairs sur proposition de la direction parisienne, gouverne sans partage. Cependant, le Conseil des directeurs se réunit chaque semaine pour délibérer sur les affaires du Collège et s’exprimer par vote sur un certain nombre de questions, l’appel aux ordres des élèves notamment. Je me suis intéressé aux membres de cette communauté. Les élèves tout d’abord, leur nombre et leurs provenances, leurs appartenances ethniques si complexes à démêler. Car la dénomination « Chinois », par exemple, ne désigne pas forcément un Chinois de Chine, mais un membre de la diaspora chinoise de Malaisie. Leurs débouchés aussi : combien de prêtres, d’évêques et de martyrs, et que deviennent les autres, ceux qui « rentrent dans le monde », selon l’expression en vigueur ? Les directeurs du Collège, ensuite. Il fallait retracer le parcours qui conduit un jeune homme jusqu’à la porte du séminaire de la rue du Bac : sa région et son milieu d’origine, sa prime éducation, ses études au grand séminaire puis sa carrière de missionnaire. Il avait rêvé des jungles profondes, des hauts plateaux, d’une vie aventureuse auprès de minorités aborigènes encore vierges de toute civilisation moderne, du martyre aussi quelquefois : la nomination au Collège général l’en éloignait pour toujours et n’était pas forcément acceptée de gaîté de cœur. Aussi convenait-il d’étudier les différents formes de la vie dans ce séminaire, des pratiques sacrées aux faits contingents. La liturgie et la dévotion y occupent une place essentielle. La journée se déroule au rythme des offices, des exercices de piété, des confessions, de l’oraison publique et privée. À côté de la vie sacramentelle et spirituelle, le quotidien : les repas pris en commun au réfectoire, ce que l’on mange et ce que l’on boit ; les soins du corps, l’hygiène et l’entretien des lieux, indispensables sous des climats étouffants et humides ; le vêtement et les « convenances ecclésiastiques » ; les jeux et les moments de détente prescrits pour le bien-être des élèves ; la santé enfin, question centrale et souvent assez tragique, devant l’impuissance des thérapeutiques disponibles. Après le corporel, le temporel. Comment assurer la subsistance d’une communauté de missionnaires et d’élèves dont les effectifs annuels dépassèrent fréquemment la centaine, sans compter les domestiques ? Bénéficiant du fort courant de mobilisation laïque en faveur des missions, parti de Lyon en 1822 avec la fondation de l’Œuvre de la propagation de la foi, le Collège reçut la manne tombée d’Europe. Grâce à elle, les directeurs purent assurer à leurs élèves le couvert et le gîte. Les bâtiments, insalubres ou exigus, furent agrandis, embellis jusqu’à l’édification, à la fin du XIXe siècle, d’un vaste ensemble à trois corps de logis. Mais l’aide extérieure ne suffit pas. Il fallut développer des ressources propres et tendre vers l’autonomie ; d’où les quêtes, les sollicitations, les messes tarifées, les bourses allouées aux élèves par de fortunés donateurs, mais aussi les plantations, les affermages et même l’esquisse d’une spéculation foncière et immobilière.

Faire vivre « les travaux et les jours » d’un séminaire français en pays de mission à l’apogée de la colonisation s’imposait. Mais le Collège de Penang est aussi et surtout un établissement scolaire dédié à la formation intellectuelle et spirituelle de jeunes gens dont on veut faire de bons prêtres catholiques et de bons serviteurs de l’Église. Le temps qui n’est pas réservé au culte et à la dévotion est dévolu à l’étude. Cinq à six heures par jour, les élèves étudient en latin et parfois dans leur langue maternelle (afin de ne pas l’oublier), jamais en français. Le latin en effet, langue de l’Église universelle, était au Collège l’idiome véhiculaire ; il le resta jusque dans les années 1960. Au programme des études, le catéchisme du concile de Trente, la théologie – plutôt gallicane d’abord, thomiste à partir de 1880 environ –, mais aussi les auteurs classiques (païens y compris, jusqu’à la polémique soulevée par Mgr Gaume), et même les sciences naturelles, car on trouve dans les beautés du monde une preuve de l’origine divine des choses. Toutefois, la formation des élèves ne se limitait pas à cette dimension scolaire, indispensable certes, mais insuffisante pour atteindre l’objectif ambitieux et sans doute illusoire que s’était fixé l’institution : former des séminaristes asiatiques comme des européens, parallèlement au progrès de la centralisation romaine, proche d’atteindre son zénith. Une fois admis le principe de la capacité des indigènes à égaler en talents et en mérites les Européens – à l’issue de controverses sur lesquelles j’ai cru bon de m’attarder, celles notamment qui se déroulèrent lors des deux synodes de Pondichéry en 1844 et en 1849 – il restait à infuser dans ces consciences des codes, des normes et des conceptions du monde bien éloignées de leurs habitus culturels. Tout y a concouru : les règles de la vie en commun, le contrôle tatillon des mœurs, l’isolement destiné à se garder des mauvaises influences du dehors, l’édification par l’exercice de la vertu et la pratique de la piété, l’exemple enfin des martyrs, d’illustres prédécesseurs et celui des missionnaires eux-mêmes à l’heure de la mort. Plus qu’une simple formation scolaire, c’est bien un processus de transmission de savoirs et de façons d’être, un système global de production et de reproduction d’une culture et d’une sensibilité ecclésiastique qu’il fallait tenter d’appréhender.

Quelle est la nature des sources qui permettent de répondre à ce questionnement ? À l’exception de certains documents restés en Malaisie, elles se trouvent toutes rue du Bac, à Paris. Les archives de la Société des MEP, actuellement placées sous la responsabilité éclairée du P. Gérard Moussay, conservent fort opportunément la quasi-totalité de la correspondance manuscrite échangée entre le Collège général de Penang et le séminaire de la rue du Bac. J’ai eu la chance, lors d’un voyage à Penang en 2006, d’y retrouver plusieurs registres ; effectifs des élèves, relevés de notes et appréciations, livres de comptes, registre de l’infirmerie et surtout les procès-verbaux des délibérations du Conseil des directeurs depuis le 17 avril 1847. À ces archives inédites s’ajoutent les dossiers individuels des missionnaires, les courriers échangés avec la Propaganda Fide, piazza di Spagna à Rome et les Lettres communes, dans lesquelles on peut lire les états des lieux annuels dressés par les vicaires apostoliques et les supérieurs des « établissements communs » de la Société, dont le Collège général de Penang. Les très abondantes collections des Annales de l’œuvre de la Propagation de la foi (OPF), des Bulletins de la Société des MEP, de l’Œuvre des partants et des Annales de la Société couvrent l’ensemble de la période étudiée. De nombreuses lettres de missionnaires y sont publiées, complétant les sources manuscrites. J’ai puisé enfin dans la collection photographique des Missions Étrangères, fonds d’une exceptionnelle richesse et remarquablement tenu, l’iconographie qui illustre ce travail.

Plusieurs commentaires sont nécessaires. La correspondance échangée entre Paris et Penang compte à elle seule environ 5 000 pièces partiellement inventoriées. Les lettres, parfois rédigées en latin, sont souvent mal conservées à cause de la qualité du support utilisé, de l’effet siccatif de l’encre qui troue le papier ou de dégradations survenues dans le transport en bateau. Il en va de même des divers registres et des procès-verbaux. Par ailleurs, l’intégralité du corpus utilisé pour cette thèse émane de la Société des MEP qui en est l’unique auteur mais pourrait-on dire, à plusieurs voix. On distinguera toutefois les lettres privées et les documents administratifs (procès-verbaux, règlements) à usage interne, des lettres et des articles destinés à la publication. Les premiers adoptent un ton plus personnel ou plus pratique. Les seconds relèvent de l’apologétique, soit qu’ils visent à attendrir d’éventuels donateurs ou à pourfendre des adversaires, leur style évoluant avec les époques. Une fois établis ces différents niveaux de lecture, il reste à déterminer la valeur historique des documents. Je n’aurai pas l’outrecuidance d’entamer ici un questionnement épistémologique savant et préfère m’en tenir aux quelques principes simples qui ont gouverné mon rapport à ces sources. Reprenant les mots de Pascal Ory, je dirai que pour l’historien de la culture « tout est source 2», mais qu’il est de la plus grande nécessité de prendre en considération les contextes de production, de diffusion et de réception des documents. Quant à l’usage que j’en ai fait et à l’attitude que je me suis efforcé de conserver à leur égard et tout particulièrement à celui de la correspondance, rien ne pourrait mieux les décrire que cette citation de Philippe Boutry : « Nous avons, dans la plupart des cas, donné la parole aux acteurs contemporains et sauvegardé l’opinion et les propos de ces curés de campagne, souvent très entiers dans leurs appréciations et leurs jugements : le risque – au demeurant inhérent à la sympathie qui pousse un chercheur vers son domaine –, de nous laisser entraîner par trop avant dans l’optique de nos curés, nous a semblé préférable à celui d’ignorer le poids propre des mots, aujourd’hui souvent vieillis ou excessifs, qui ont porté justification, en ce siècle, des comportements historiques 3 . »

J’ai dû me contenter du point de vue européo-centrique donné par mes sources. Elles ne sont pas un miroir déformant – je les ai prises pour ce qu’elles sont, le reflet sincère de sensibilités à un moment donné de l’histoire –, mais il me manque l’autre versant de cette histoire. Ces zones restées dans l’ombre, ces lacunes de ma documentation sont autant de pistes de recherches possibles. Je ne retiendrai toutefois que celles qui me seraient accessibles. Ne connaissant à ce jour aucune langue d’Asie, il y a peu de chances que je puisse poursuivre mon enquête dans cette direction, sauf à utiliser des documents de seconde main en anglais. C’est regrettable, car il serait passionnant de connaître le regard porté par les populations locales, Malais, Indiens, Chinois sur les missionnaires et leurs élèves. Que pensaient-ils par exemple, lorsqu’ils voyaient passer les élèves du Collège, en rang par trois, les yeux baissés, vêtus de leur uniforme noir et blanc, pieds nus, munis d’un parapluie et la tête couverte d’un chapeau de paille, sous la conduite de missionnaires en soutane noire ? Que disait-on de ces chrétiens vivant entre hommes exclusivement derrière les murs de ce vaste séminaire ? On aimerait aussi connaître le point de vue des anciens élèves du Collège sur leurs études et leurs professeurs. Il y a bien ces lettres en latin, ces compliments adressés aux directeurs par les séminaristes, les rapports aussi des vicaires apostolique sur les prêtres indigènes issus de Penang. Mais est-ce suffisant pour évaluer les conséquences intellectuelles, psychologiques et culturelles des cinq ou six années de leurs études au Collège ? Il m’a été possible, par l’entremise du P. Gérard Moussay, de faire parvenir un bref questionnaire à d’anciens élèves du Collège devenus prêtres, tous assez âgés aujourd’hui. Quels souvenirs conservaient-ils de leur passage au Collège général, des études et des professeurs, de leurs condisciples ? Le résultat s’est avéré décevant, non que l’on ne m’eût pas répondu, mais parce que les réponses étaient assez impersonnelles, prudentes et formelles, inexploitables en définitive. Comment vivaient ces prêtres formés à l’européenne, comment étaient-ils considérés par leurs compatriotes ? Les archives privées des prélats asiatiques seraient également une source du plus grand intérêt, en particulier au moment du concile de Vatican II. Il reste enfin le cas des anciens élèves retournés dans le monde. Que sont-ils devenus, quelles professions ont-ils exercées ? Certains d’entre eux ont été employés par les administrations coloniales ; il y aurait sans doute là une piste à remonter. Les Archives de l’Outre-mer, à Aix-en-Provence apporteraient certainement, à ce sujet, d’intéressants compléments d’information. Les Archives nationales britanniques, à Kew, où je me suis rendu en 2005, ont un fonds immense sur la Malaisie. Un trop rapide tour d’horizon ne m’a permis que d’en constater la richesse. J’y trouverais certainement, par le regard porté de l’extérieur sur les missionnaires français, matière à compléter mon enquête.

Quel est l’objet véritable de ce travail ? Cette étude porte sur une période qui s’étend du Premier Empire à la décolonisation. L’analyse d’une durée moyenne présente l’avantage de faire apparaître à la fois l’héritage des périodes antérieures (XVIIe et XVIIIe siècles), des permanences et des évolutions. L’histoire du Collège général, à partir de son installation en 1808, jusqu’au départ des missionnaires en 1968, m’a semblé comporter deux phases principales. Une première longue période correspond à la croissance de l’institution conjointement à deux séries de phénomènes majeurs : centralisation romaine, intransigeance accrue et lutte contre le modernisme d’une part, colonisation en Asie, sécularisation et industrialisation en Europe d’une autre. La seconde période est courte, une quinzaine d’années tout au plus, marquées par la décolonisation, l’essor du communisme en Asie et le concile de Vatican II. Globalement, la première est, pour le Collège, une période de stabilisation et de conservatisme, la seconde se caractérise par un rapide aggiornamento et la remise en cause de la tradition. Si le Collège général vit replié sur lui-même, il ne reste pas à l’écart des évolutions de l’Église. Il est comme le laboratoire de la stratégie centralisatrice du Saint-Siège, dont Claude Prudhomme a analysé la mise en œuvre sous le pontificat de Léon XIII. Le passage de la théologie d’Alphonse de Liguori à celle de saint Thomas en est l’illustration, parmi d’autres, comme l’abandon par les élèves des tenues asiatiques traditionnelles au profit de la soutane et l’adoption du chant grégorien aux offices liturgiques. Les débats autour de l’aptitude des indigènes au sacerdoce, les ambiguïtés entretenues à propos de leur rang et de leur fonction (clergé auxiliaire ou clergé local ?), les réticences des missionnaires à voir les prêtres indigènes accéder à l’épiscopat, toutes ces problématiques touchant aux missions catholiques en général sont confirmées par le cas singulier du Collège de Penang. Il est également concerné au premier chef par la reviviscence du courant sacrificiel, réaction post-révolutionnaire partie de France et qui s’exprime dans la recherche et le culte du martyre : le Collège s’enorgueillit de ses 51 martyrs, dont sept bienheureux récemment canonisés par Jean-Paul II. Ainsi, la micro-histoire de cette institution insulaire fournit-elle de concrets exemples à la macro-histoire des missions catholiques en Asie aux XIXe et XXe siècles. Ce travail apporte aussi sa pierre à l’histoire de l’éducation en général et à celle des séminaires catholiques en particulier, à travers l’analyse des programmes, des auteurs de référence et des méthodes pédagogiques. Il contribue, pour sa part, à la connaissance d’un aspect de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Asie, grâce à l’exploitation du journal tenu par l’un des directeurs tout au long de l’occupation japonaise de Penang, entre 1941 et 1945.

Mais le principal intérêt du corpus étudié est qu’il nous donne accès à un système de représentations. À tout moment, aussi bien dans les courriers des missionnaires que dans les dispositifs de production de valeurs – règlements, aménagement symbolique des lieux, rituels et célébrations –, filtre un ensemble assez homogène d’opinions, de préjugés, d’étonnements aussi, de conceptions de la morale, du savoir et de la spiritualité. Nous sommes en présence de mentalités et de sensibilités pétries de culture catholique, de clercs plongés dans un ailleurs qu’ils observent, jaugent et cherchent à transformer par le biais de leurs élèves. L’éducation qu’ils dispensent, les méthodes qu’ils emploient reflètent à la fois l’image d’eux-mêmes, Européens assurés de la supériorité de leur religion et de leur culture (et ce au moins jusque dans les années 1960) et ce qu’ils voient ou croient voir en l’autre, l’indigène. On a parlé à juste titre, et cette expression s’applique parfaitement au Collège de Penang, d’« Extrême-Occident », à propos de la conception de l’Asie par les Européens. Assurés de la supériorité de leur culture, certes, mais également en désaccord avec ce qu’elle est devenue depuis la Révolution, les missionnaires ne se bornent pas à apporter en Asie les lumières de l’Évangile. Ils poursuivent le rêve d’une Église vraiment universelle, détachée des contingences nationales, préservée du rationalisme. Implanté sur une île, tournant le dos à la ville, vivant en autarcie, le Collège général voulait-il préfigurer la cité de Dieu, où les distinctions ethniques sont abolies, où l’on parle latin, la langue de l’Église par excellence, où l’on privilégie l’esprit sur le corps, cité idéale sans conflit ? Idéale aussi la figure du bon prêtre indigène qui se détache du dispositif de formation, de l’homo apostolicus, vertueux, sacrificiel, « surnaturel », alter ego des missionnaires, plus vraiment asiatique mais pas encore Européen, plutôt assimilé qu’acculturé, romanisé et même « centralisé », comme l’écrivit un missionnaire en 1918.

L’homo apostolicus a-t-il jamais existé ? On touche là aux limites mêmes de ce travail, qui sont celles de ses sources. D’abord, parce qu’à aucun moment elles ne permettent d’accéder à la subjectivité, à l’intime des individus, sauf peut-être lors des entretiens passionnants que j’ai eu le privilège d’avoir avec deux anciens directeurs du Collège, Michel Arro et Jean L’Hour. En général, les correspondances sont d’une extrême discrétion sur les états d’âmes de leurs auteurs. On s’épanche assez peu dans cet univers de missionnaires habitués à prendre des précautions : pudeur, culture du secret, expérience tirée des périodes de persécutions ? L’historien demeure comme suspendu à la surface des choses : « L’âme croyante profonde de ce peuple, au-delà des structures immédiatement perceptibles, reste impénétrable 4 », écrit Michel Lagrée. De leur ferveur, des élans intérieurs, des transports de piété, des enthousiasmes ou, au contraire, de l’indifférence, des calculs, du doute ou de la névrose, je ne puis rien dire. Je ne sais pas davantage ce qui a changé en eux après vingt ou trente années passées à des milliers de kilomètres de leur terre natale, au contact de leurs élèves, dans une Asie dont la mondialisation et l’uniformisation actuelle des cultures et des modes de vie ne nous donnent plus aucune idée. Ensuite parce que d’immenses zones d’ombre subsistent. L’historien des textes reste prisonnier du point de vue des missionnaires. Des élèves, je ne vois que ce qu’ils en montrent, je ne sais que ce qu’ils en disent. Point de regards extérieurs non plus. Ceux des européens vivant à Penang, employés de l’administration britannique, marins que côtoyaient les missionnaires durant les longs mois de traversée, planteurs d’hévéas, pasteurs protestants, frères des écoles chrétiennes et dames de Saint-Maur, nombreux sur l’île ; ceux enfin des populations locales, commerçants et hommes d’affaires chinois, Malais musulmans. C’est pourquoi cet homo apostolicus, produit du discours, projet rhétorique, serait plutôt à considérer comme un « type idéal », au sens Wébérien : un simple outil pour tenter de saisir une rationalité interne. Il serait en quelque sorte l’emblème d’une forme historique du rapport des Européens avec l’Orient.

Notes
1.

P. Destombes (MEP), Le Collège Général de la Société des MEP, 1665-1932, Hong-Kong, 1934.

2.

Pascal Ory, « Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? » in l’Histoire, la sociologie et l’anthropologie, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 97.

3.

Philippe Boutry, Prêtres et paroisses au pays du Curé d’Ars, Paris, Cerf, 1986.

4.

Michel Lagrée, Mentalités, religions et histoire en haute Bretagne au XIX e siècle : le diocèse de Rennes (1815-1848), Paris, Klincksieck, 1978, p. 460.