L’histoire et l’existence mêmes du Collège général sont étroitement mêlées aux fins premières de la société des Missions Étrangères de Paris5. Dès l’envoi en Asie des premiers vicaires apostoliques, au milieu du XVIIe siècle, Rome, publiant des Instructions aux missionnaires, leur avait fixé un but, qui figure dans l’article 1er du Règlement de la Société parisienne : « Former dans chaque pays un clergé et un ordre hiérarchique tel que Jésus et les apôtres l’ont établi dans l’Église 6 . » Réagissant contre les pratiques des missions au cours du siècle précédent, Innocent XI fit à François Pallu cette déclaration : « Sachez-le bien, il nous sera plus agréable d’apprendre l’ordination sacerdotale d’un seul prêtre indigène que le baptême de 50 000 païens 7 . » En 1664, lors d’une assemblée générale mémorable, François Pallu et Pierre Lambert de la Motte8 arrêtaient donc la création d’un séminaire, qu’ils choisirent d’installer à « Juthia »9. Capitale du royaume du Siam (Thaïlande), pays où régnait la tolérance religieuse, cette cité cosmopolite, bordée par la Menam, était bien reliée aux routes commerciales anglaises et hollandaises vers la Cochinchine, les Philippines et le Japon10. Le séminaire aurait une double fonction : ce serait un collège pour l’instruction du clergé indigène et une école d’application où les nouveaux missionnaires, en route vers leur destination, feraient halte pour étudier la langue ainsi que les us et coutumes de leur futur champ d’action. Accédant à la requête que Lambert de la Motte lui avait adressée le 25 mai 1665, le roi Phra-Naraï11 fit don aux missionnaires d’un grand terrain attenant au Ménam, dans un quartier appelé Ban-plahet. Il souhaita, de plus, qu’on initiât dix de ses sujets aux connaissances européennes. Les débuts furent modestes. Mais, dès 1666, les missionnaires et leurs élèves s’installaient dans un bâtiment de deux étages, comprenant des chambres et une chapelle, le tout dédié à Saint-Joseph. Arrivé au Siam cette même année, Louis Laneau12 fut chargé d’enseigner la théologie. Ses élèves, originaires de Goa ou de Macao, vinrent par la suite de Cochinchine et du Tonkin. Cette diversité géographique valut au Collège l’épithète « général ».
À partir de 1668, les premières ordinations sacerdotales eurent lieu, dont celle de François Pérez. D’un père manillois et d’une mère siamoise, il fut créé vicaire apostolique de Cochinchine en 1689 : cette brillante carrière ecclésiastique illustre parfaitement l’objectif assigné au Collège général. En octobre 1675, Louis Laneau, nommé deux ans plus tôt vicaire apostolique de Siam, reçut le titre de supérieur du « séminaire des cochinchinois », en vertu d’un bref de Clément XIII. Le préfet des études, Pierre Langlois13, était aidé dans sa tâche par un Père franciscain et un catéchiste laïc. Il y avait alors deux sections, un grand et un petit séminaire comptant une trentaine d’élèves chacun. Le 26 mars 1678, la Propaganda Fide attribua au Collège général une allocation renouvelable de 1 200 écus romains. À cette date, les élèves, majoritairement siamois, venaient aussi du Japon, de Chine, du Tonkin, de Cochinchine, de Malaisie, et d’Inde. Les missionnaires étudiaient obligatoirement la langue de l’un ou l’autre de ces pays ; Pierre Langlois, par exemple, composa un dictionnaire, puis une grammaire cochinchinoise. On fit même venir un maître qui connaissait le pali, afin d’enseigner aux étudiants les textes sacrés des bouddhistes. En 1680, l’afflux d’élèves de toutes origines était tel qu’il devint nécessaire de transférer le Collège général à Mahapram, non loin d’Ayutthaya, dans un nouveau bâtiment, plus vaste et dédié aux Saints-Anges. Antoine Pascot14, qui succédait à Pierre Langlois (parti en Cochinchine, il mourut en martyr à Hué en 1700), décida que le latin serait désormais la langue véhiculaire du Collège général15. En 1685, l’abbé de Choisy, membre avec M. de Chaumont de l’ambassade envoyée au roi de Siam par Louis XIV, reçut en audience les élèves et leurs professeurs. Quatre discours, en siamois, en cochinchinois, en français et en latin, furent adressés par des élèves aux représentants du roi de France. Très impressionné, l’abbé de Choisy évoque cette rencontre dans son journal de voyage. Or, le roi de Siam avait décidé l’envoi d’une ambassade en France. Un élève siamois, A. Pinto, qui avait été remarqué par les ambassadeurs français, fut désigné pour présenter au roi une thèse théologique en latin. La soutenance publique en Sorbonne rencontra un si vif succès que quelques mois plus tard, A. Pinto soutint la même thèse à Rome devant Innocent XI, qui lui accorda une dispense, afin qu’il pût être ordonné prêtre avant l’âge requis. La preuve était faite, avec éclat, qu’il était possible de préparer les Orientaux au sacerdoce, contrairement à ce que d’aucuns prétendaient encore.
En 1686, le gouvernement du roi de Siam, souhaitant le retour des séminaristes à Ayutthaya, y fit construire à grands frais un nouveau bâtiment et pourvut les soixante-neuf élèves de bourses d’études. Mais une révolution de palais éclata en 1688. Le roi fut massacré et, dès le départ de la garnison française, les européens pourchassés. Louis Laneau et ses missionnaires, emprisonnés à Lacomban avec la moitié de leurs élèves, les autres s’étant dispersés, subirent des conditions de détention d’une dureté extrême, mêlés aux prisonniers de droit commun. En août 1690, tous furent libérés et autorisés à occuper une île marécageuse, où plusieurs d’entre eux contractèrent des fièvres mortelles. Un an plus tard, le Séminaire Saint-Joseph leur était restitué, mais les cours reprirent finalement à Mahapram. Il y avait alors vingt-cinq élèves. Louis Laneau était secondé par Alexandre Pocquet16. Ce dernier rédigea le premier règlement du Collège et renforça le niveau des études de philosophie, de théologie, en recommandant toutefois d’éviter d’inutiles abstractions. On utilisait le catéchisme historique de Fleury ; en plus de la Bible et de l’Imitation de Jésus Christ, on étudiait à la fois les auteurs chrétiens – Saint Augustin et Saint Anselme, Saint Jérôme et Saint Bernard, le Cardinal Bona – et les classiques profanes, César, Virgile, Horace, Quinte-Curce et surtout Térence. On apprenait aussi le chant, la liturgie et les sciences naturelles. Cependant, Alexandre Pocquet se vit reprocher une discrète inclination pour le jansénisme, de sorte qu’en 1698, il quitta définitivement le Siam pour Paris. En 1706, le Collège comptait 48 élèves. Mais les pensions promises par les protecteurs français n’arrivaient pas, l’argent étant acheminé par les navires anglais ou hollandais, pays avec lesquels la France était souvent en guerre ; ou bien il stagnait à la procure de Pondichéry ou à celle de Canton. Le nouveau vicaire apostolique de Siam, Louis Champion de Cicé17 (évêque de Sabule18) dut se résoudre à fermer temporairement l’établissement, criblé de dettes. Or, en 1713, une vingtaine de séminaristes chassés du Tonkin par les persécutions vinrent se réfugier au Siam, avec leur vicaire apostolique, Jacques de Bourges19. Le Collège fut rouvert et s’installa une nouvelle fois à Mahapram. Un jeune pédagogue, André Roost20, fut envoyé de Paris. Il transforma le Collège général, rédigea un nouveau règlement mieux adapté aux élèves, évitant les punitions trop sévères, instaurant une distribution solennelle des prix à la fin de l’année. Les élèves affluèrent à nouveau, de Chine en particulier. Le bâtiment fut agrandi, dans un style mêlant l’architecture européenne et indienne.
À partir de 1730, le Collège connut de nouvelles vicissitudes. Ballotté entre Mahapram et Ayutthaya, au gré des changements de vicaires apostoliques, traversant de brèves périodes de persécutions siamoises, il subit les invasions birmanes, à partir de 1760. À cette époque, sous les supériorats de Pierre Kerhervé, puis de Jean-Baptiste Artaud21, les missionnaires éduquaient une trentaine d’élèves. En avril 1766, Ayutthaya fut assiégée, puis mise à sac. Auparavant, dès novembre 1665, le Collège avait quitté cette capitale pour Hondat (Iatsen), petite île des côtes du Cambodge, à l’extrémité du royaume de Siam, où il s’était reconstitué, mais dans un dénuement complet, sous la direction de Pierre Pigneau de Béhaine22. La situation ne cessant de se dégrader, les missionnaires décidèrent finalement de partir pour l’Inde avec leurs élèves ; ils y accostèrent en avril 1770, après avoir fait naufrage.
Pour la période antérieure à 1808, j’ai utilisé les travaux des principaux historiens des Missions Étrangères, en premier lieu Adrien Launay, Histoire des Missions de l’Inde & Histoire de la Mission du Siam, 1662-1811 (2 vol.), Paris, 1898. Il y cite largement la correspondance des missionnaires et notamment certaines lettres, aujourd’hui disparues des archives. J’ai également tiré profit de la lecture des ouvrages de P. Destombes, Le Collège Général de la Société des MEP, 1665-1932, Hong-Kong, 1934 & de J. Guennou, Les Missions Étrangères de Paris, Paris, 1963.
Monita ad Missionarios, Instructions aux Missionnaires de la S. Congrégation de la Propagande, rédigées en 1665, 1ère édition 1893, 1ère traduction française en 1920, réédition par les Archives des Missions Étrangères, Paris, 2000.
a. L’intitulé de la première édition est un abrégé du titre initial : Instructiones ad munera apostolica rite obeunda, perutiles… a missionariis S. Congregationis de Propaganda Fide… Instructions pour remplir convenablement les fonctions apostoliques, très utiles aux missionnaires de la S. Congrégation de la Propagande [suit l’énumération des différentes missions d’Asie]. Ce texte est lui-même inspiré des Instructions de 1659, reçues du pape Alexandre VII, et qui donnaient trois directives : créer un clergé autochtone, s’adapter aux mœurs, toujours en référer à Rome.
b. Voir également : « Les instructions de la S.C. de Propaganda Fide aux Vicaires Apostoliques des royaumes du Tonkin et de la Chine (1659) », par B. Jacqueline, in Revue historique de droit français et étranger, n°4, CNRS, 1970. Cet article s’intéresse à l’édition des Instructions : « De ces Instructions, il n’existe pas jusqu’à présent, d’éditions satisfaisantes » (p. 625). Or, les MEP viennent de publier (en 2008), à l’occasion de leur 350e anniversaire, une édition critique des dites Instructions.
c. « La formation des missionnaires des Missions Étrangères à l’époque classique a d’abord pour fondement les Instructions de la Congrégation de la Propagande aux Vicaires apostoliques du 10 novembre 1659 : Instructio Vicariorum Apostolicorum ad Regna Sinarum, Tonchini et Cocincinae proficiscentium – Instructions aux Vicaires apostoliques en instance de départ pour les royaumes de Chine, du Tonkin et de Cochinchine. Ce document était divisé en trois parties : Antequam discedant (avant le départ) ; In ipso itinere (durant le voyage) ; In ipsas missione (dans la mission elle-même). C’est dans l’esprit de l’Instructio de 1659 que les vicaires apostoliques Mgr Pallu et Mgr Lambert de la Motte, réunis en synode à Ayuthia, alors capitale du Siam, avec les premiers missionnaires, rédigèrent les Instructions aux Missionnaires (1665) », in Claude Lange, « La formation des missionnaires dans la Société des Missions Étrangères. Son évolution, des origines au XXe siècle » in Actes de la XII e session du CREDIC à Vérone, 1991, p. 341 à 351.
Cette phrase est fréquemment citée par les auteurs des MEP. Cf. par exemple, Jean Luquet, Le Synode de Pondichéry, Paris, 1845 : « Cette parole du vénérable Innocent XI : Sachez qu’il nous sera plus agréable d’apprendre l’ordination d’un seul prêtre indigène pourvu par vous aux ordres sacrés que le baptême de cinquante mille idolâtres. » ; cette parole qui n’est pas le propos d’un particulier à un autre particulier, mais la tradition constante de toute une Société depuis deux siècles […] », chapitre XXII, p. 331-352. [À propos de Jean Luquet et du synode de Pondichéry, voir au chapitre I-1. 2 Refondation et croissance (1808-1892) b. Pulo-Tikus, des prémices à la fin du « Collège des Chinois ».]
François Pallu, 1626-1684 & Pierre Lambert de la Motte, 1624-1679. Cf. Louis Baudiment, François Pallu, principal fondateur des Missions Étrangères, 1ère édition en 1934, rééd. AMEP, Paris, 2006 et F. Fauconnet Buzelin, Aux sources des Missions Étrangères, Pierre Lambert de la Motte, 1624-1679, Paris, Perrin, 2006. Idem, Le père inconnu de la mission moderne, Pierre Lambert de la Motte, premier vicaire apostolique de Cochinchine, 1624-1679, AMEP, Paris, 2006.
Ayutthaya.
R. Costet, Siam, Laos, Histoire de la mission, Études et documents, Archives des Missions Étrangères, Paris, réédition en 2002.
« Phra Naraï est monté sur le trône en 1656 grâce à l’appui armé des résidents étrangers d’Ayutthaya et notamment des portugais qui l’on aidé à renverser son oncle et prédécesseur Sirusuthammaraja », in F. Fauconnet Buzelin, Le père inconnu de la mission moderne, Pierre Lambert de la Motte, [voir note n° 4], p. 364.
Louis Laneau, 1637-1696.
Pierre Langlois, 1640-1700.
Antoine Pascot, 1646-1689.
Cet usage, nous le verrons, s’est maintenu jusqu’au concile de Vatican II.
Alexandre Pocquet, 1655-1734.
Louis Champion de Cicé, 1648-1727.
« À la différence de l’ordinaire des anciennes Églises (avec leurs évêques résidentiels) les vicaires apostoliques reçoivent au moment de leur nomination un double bref qui leur attribue comme église titulaire un siège épiscopal disparu (in partibus infidelium) et leur confie un territoire précis sur lequel s’applique leur juridiction. Ils n’ont donc pas toutes les prérogatives des évêques résidentiels, quand bien même ils sont revêtus du ‘’ caractère épiscopal ‘’ car ils sont considérés comme les représentants de la papauté. », Claude Prudhomme, Centralité romaine et frontières missionnaires, Mélanges de l’École française de Rome, MEFRIM t. 109-1997-2, p. 490.
Jacques de Bourges, 1630-1714.
André Roost, ?-1729.
Pierre Kerhervé, 1725-1766 et J.-B. Artaud, ?-1769.
Pierre Pigneau de Béhaine, 1741-1799.