I-2. Refondation et croissance (1808-1894)

a. L’île de Penang : un choix controversé

Que l’on ait pensé à Penang pour rétablir le Collège général s’explique par diverses circonstances. L’île est située à trois kilomètres du continent, à l’entrée du détroit de Malacca, entre Sumatra et les côtes occidentales de la Malaisie. C’est une situation avantageuse, au carrefour des routes maritimes conduisant vers l’Inde à l’ouest, vers Singapour et l’Indonésie au sud-est, jusqu’à la mer de Chine :

‘L’île du Prince de Galles, appelée par les Indigènes Pulo-Pinang, Pulo : île ; Pinang : noix d’Arck et de Betel, est située sous le 5e degré de latitude nord et au 105e de longitude est, à l’entrée du détroit de Malacca. Les Anglais s’y sont établis en 1786 ; les montagnes sont couvertes d’épaisses forêts, dont les arbres sont employés aux constructions navales ; la chaleur y est très forte pendant le jour ; la population est évaluée environ à 12 mille habitants, Malais, Sumatrans, Chinois ou Européens32.’

Par la terre, une fois abordées les côtes de la Malaisie, les routes, assez bien connues des missionnaires, mènent, traversant la Thaïlande et la Birmanie, jusqu’au Vietnam. Cette position géographique, facilitant les communications, rendait Penang commodément accessible à la plupart des missions d’Asie. En cas de persécution religieuse, on pouvait aisément utiliser l’île comme base de repli, d’autant plus qu’elle était durablement pacifiée : « Ce pays, écrit Launay, qui devait prendre un si grand développement commercial et catholique, avait été quelques années auparavant donné par le roitelet de Quédah à l’Anglais Light qui avait épousé sa fille. En 1786, l’Angleterre l’obtint. » Depuis août 1786, l’île, alors pratiquement déserte, était occupée par l’Angleterre. Mais l’East India Company l’avait en réalité arrachée au sultan de Kedah. Ce dernier avait eu besoin de l’assistance des Anglais dans un conflit qui l’opposait aux Bougi, peuple de navigateurs et de mercenaires originaires des Célèbes. Venus de l’archipel, ils s’étaient implantés sur la péninsule malaise, dans les régions du Selangor et de Pérak, gênant l’exploitation de l’étain, commencée par les Hollandais dès la fin du XVIe siècle. Les Anglais, quant à eux, en guerre navale contre la France depuis l’Indépendance américaine, cherchaient une base de réparation et de carénage sur la côte orientale du golfe du Bengale. À la suite, semble-t-il, d’un malentendu, un ancien capitaine de la Compagnie anglaise, Francis Light, rompit les négociations et obtint l’île, sans promettre l’aide de l’Angleterre au Sultan33. En 1795, les Anglais prirent Malacca, délogeant les Hollandais – les Provinces-Unies étaient alors devenues une république satellite de la France –, étape décisive vers la signature d’un traité de paix avec le sultan de Kedah qui cédait, pour plus d’un siècle, Penang et la Province Welleslay à la Couronne britannique. En 1800, les Anglais se firent attribuer, en plus de leur possession de Penang, une annexe sur la côte. C’est ainsi que la Compagnie anglaise des Indes orientales devint le principal interlocuteur des Missions Étrangères dans cette région. Or, il y avait des missionnaires français à Penang depuis la fin du XVIIIe siècle. Antoine Garnault34, fuyant l’invasion birmane du Siam, s’était établi à Kedah, d’où il avait fait la courte traversée pour Penang, dans le sillage des Anglais, dès 1786, avec ses paroissiens :

‘Quels furent les motifs de cet exode ? Les relations du missionnaire avec quelques Européens ? L’espoir d’une liberté plus grande ? L’accueil favorable que les autorités de l’île faisaient à tous les étrangers, afin d’augmenter rapidement la population et la fortune de la nouvelle colonie ? Nous n’avons trouvé sur ce fait nulle explication35. ’

La réponse ne serait-elle pas contenue dans la question ? Lorsque mourut Mgr Coudé36, vicaire apostolique du Siam, il ne restait plus que deux missionnaires dans ce vicariat, qui comprenait, en plus du royaume de Siam, la péninsule malaise jusqu’à Malacca. Garnault fut désigné pour lui succéder (au siège de Métellopolis) : « Il reçut ses bulles dans l’île de Pinang 37 . » Son action fut importante. Il bénéficia de l’excellent accueil des autorités britanniques, probablement désireuses d’attirer dans l’île une population de qualité, d’origine européenne, sans s’arrêter aux désaccords politiques ou religieux franco-britanniques, qui paraissent n’avoir valu que pour les métropoles. Le gouverneur lui donna une maison qui tint lieu d’église ; puis il lui offrit la traversée vers Madras pour son ordination épiscopale, qui eut lieu le 15 avril 1787 à Pondichéry, des mains de Mgr Champenois38 (évêque de Dolicha) :

‘Je vous prie de m’envoyer à Pinang du bon papier, encre, thé, 3 misses ordo perpetuus, rituels dont un en gros caractères, cartons d’autel, bréviaires dont un exemplaire in 4° pour un vieux sous-diacre, images, croix, chapelets. J’ai mis la voile le 22 sur un vaisseau anglais qui à la demande de M. Leight, gouverneur de ma nouvelle résidence, l’île de Poulo Pinang, m’a porté à Pondichéry avec beaucoup de bonté et d’honnêteté. En partant j’ai donné des lettres de provicaire à M. Willemin, mais non de procureur de la mission, l’argent lui coule de la main comme de l’eau. Je ne doute pas que vous m’envoyiez cette année les deux missionnaires qui m’ont été promis il y a deux ans. J’ai un collège à former, mes chrétiens montent à présent à neuf et j’ai l’espérance d’en augmenter le nombre. J’ai espérance de faire quelques prêtres du pays, mais il faut quelques européens pour les conduire. J’ai donné la tonsure, les ordres mineurs et le sous-diaconat à un de nos anciens écoliers, âgé de 44 ans, né au Siam39.’

Le nouveau vicaire épiscopal évoquait déjà en 1787, la formation d’un collège pour y former un clergé indigène. La situation de Penang lui convenait bien :

‘Il n’y a pas beaucoup de chrétiens. Est-ce pour trouver des chrétiens tout faits qu’on va en mission dans les pays infidèles ? Pouvez-vous prendre sur vous de faire perdre à ce peuple les secours envoyés par Dieu auxquels ils ont droit à divers titres. J’ai un nouvel établissement dans une île voisine de Quédah ; son nom est Pulo-Pinang. Elle me donne une grande ouverture pour la communication avec les lieux voisins, Malaque, etc., et pour la propagation de la foi dans les divers pays dont les habitants viennent commercer, et attirent nos chrétiens chez eux.40.’

Garnault était secondé par un prêtre chinois, Pierre Lai qui, fuyant la Chine, l’avait accompagné, au retour de son sacre épiscopal à Pondichéry : « Je suis grâce à Dieu arrivé à Pulo Pinang le 19 août avec le prêtre Chinois Pierre-Marie Lai que nous nommons tous ici à présent Joseph Li 41 . » Dés 1787, il reçut en renfort les missionnaires qu’il réclamait, envoyés par Paris42. L’un d’entre eux, M. Rectenwald, futur supérieur du Collège général, fut nommé curé du premier lieu de culte catholique de l’île, l’église de l’Assomption, construite par Mgr Garnault, bâtiment qui existe toujours. Secondé par Jean Escodéca de la Boissonade43, il avait la charge d’une communauté estimée à 850 catholiques, qui vivaient sur la côte, entre Mergui et Kedah. Il fut également chargé d’évangéliser les autres habitants. Or, dans cette population, l’islam était prépondérant44, et les conversions s’avérèrent quasi-impossibles : « En outre, écrivait Mgr Garnault, si vous pouviez me procurer quelque livre qui me donne des connaissances détaillées et circonstanciées de la religion mahométane. J’ai rencontré un Anglais qui m’en parlait savamment. Je voudrais bien avoir des livres tels que ceux qui l’ont si bien instruit 45 » Il entreprit donc, avec quelque succès, si l’on en croit Adrien Launay, de convertir les habitants de l’île, mais essentiellement les européens, les anglais et quelques protestants hollandais qui auraient abjuré :

‘Il augmente peu à peu le nombre des fidèles par la conversion de quelques païens, 34, de janvier à juin 1788, et par l’abjuration de quelques protestants. Ayant trouvé chez ces derniers, surtout chez les Hollandais d’origine, une formule de baptême un peu différente de celle de l’Église catholique, il l’examina avec soin. Voici la traduction de cette formule : Je te baptise au nom du Père, du fils qui est homme, et du Saint-Esprit. Consulté par l’évêque sur la validité de cette formule, Rome lui répondit de ne pas agiter la question et de baptiser selon les rites de l’Église romaine ceux qui le demandaient46.’

Il fonda surtout deux institutions : un couvent, dirigé par une veuve, où entrèrent quelques jeunes filles européennes, observant la règle des Amantes de la croix47 que Mgr Garnault avait connue à Bangkok, et un petit séminaire, qu’il appelait son « petit collège » :

‘Si on supprime cette maison, écrit-il, pour répondre à quelques critiques d’ailleurs complètement injustifiées, les jeunes filles resteront sans instruction, et les vierges sans asile contre la perversité et les séductions. Ces établissements sont aussi essentiels à l’instruction de la jeunesse parmi les filles, que les collèges le sont pour l’instruction des garçons48.’

Les religieuses étudiaient la langue malaise, afin de pouvoir enseigner le catéchisme aux populations locales ; en 1801, le couvent comptait une vingtaine de personnes, religieuses et élèves. Au petit collège, on instruisait exclusivement les enfants dont il semblait possible de faire des prêtres convenables :

‘J’ai reçu deux sujets cette année, mais l’un m’a fait de vive voix et par écrit des menaces de telles nature que j’ay été obligé de donner à ce sujet son exclusion ; quant à l’autre il commence à être d’âge avancé, il a éprouvé une difficulté inconcevable pour retenir la langue, il commence à m’aider un peu en enseignant un peu de théologie à deux jeunes clercs et le latin à d’autres. Je me trouve cloué à Pinang, à cause de l’importance du lieu, c’est la clef de ma mission et le centre de mes correspondances. Je vous prie d’inculquer dans l’esprit des nouveaux qu’on vient pour faire la mission et non pour avoir la satisfaction de la trouver faite. On entre en mission et non dans une cure de France bien munie et achalandée49.’

L’installation est assez rudimentaire et les moyens manquent, les livres et les traductions en particulier :

‘J’avais demandé au préfet de la Sacrée-Congrégation des livres malais que je sais avoir été imprimés dans l’imprimerie de la Sacrée-Congrégation, ainsi que j’ai vu dans un catalogue de livres malais à la fin d’une grammaire malaise imprimée par les Hollandais ; on ne les a pas trouvés à Rome, malgré les recherches qu’on a faites. Il se pourrait qu’il s’en trouvât quelques-uns à Macao, principalement dans la bibliothèque de la procure de la Propagande. Dans ce catalogue du livre hollandais est porté un catéchisme malais, composé par Saint-François-Xavier ; je serais bien curieux de l’avoir. Le Préfet de la Sacrée-Congrégation n’a pu trouver qu’un dictionnaire malais50. ’

En 1740, à Mahapram, Pierre-Antoine Lacerre51 se plaignait déjà des méfaits du recopiage sur la santé de ses élèves : « Nos pauvres écoliers se gâtent la poitrine à écrire chaque jours leur grammaire et leur catéchisme historique. Je souhaiterais de tout mon cœur qu’on voulût faire la dépense de faire imprimer ces deux ouvrages ; voilà ce que j’appellerois une bonne œuvre 52 . » La nécessité d’avoir une imprimerie s’est donc fait sentir très tôt et revient fréquemment dans la correspondance des missionnaires :

‘Je vous prie de me procurer des caractères d’imprimerie ; ce sera pour moi une plus grande avance que vous ne pourriez croire. J’ai au moins neuf chrétientés où l’on peut lire les caractères européens. Je ne puis suffire à faire faire des copies et surtout à les corriger. Avec les caractères, voyez, je vous prie, les pièces et qualités d’encres qui me sont nécessaires et que je pourrais me procurer ici53.’

En 1788, Mgr Garnault arrivait à ses fins. Il fit imprimer un alphabet latin/siamois et rédigea un catéchisme qu’il imprima lui-même sur une presse envoyée de France :

‘J’ai fait imprimer à Pondichéry un petit catéchisme et un alphabet pour lire aisément les écrits siamois en nos caractères. Je vous en enverrai quelques exemplaires par Macao. Je vous ai demandé il y a près de trois mois de faire en sorte de m’envoyer quelques caractères d’imprimerie. J’ai bien des choses à imprimer et à faire courir en bien des endroits54.’

Dès 1788, Mgr Garnault parvint tout de même à ordonner l’un de ses élèves, Pascal Khang, suivi par un autre, Raphaël, en 1791. On reconnaît là le principe même de la méthode des Missions Étrangères : implanter le christianisme, dans des pays en paix où règne la tolérance religieuse, en ouvrant des écoles, des couvents et des séminaires chargés d’instruire des jeunes gens et de constituer ainsi un clergé indigène.

Tandis qu’Antoine Garnault se colletait avec ces difficultés, la controverse, portant à la fois sur la nécessité de rouvrir le Collège général et sur le choix de Penang pour l’abriter, battait son plein. Claude Letondal militait pour Manille après avoir, brièvement, suggéré Malacca qui était encore, mais pour peu de temps, aux mains des Hollandais. Mgr Garnault se montra, paradoxalement, plutôt hostile à la transplantation du Collège général sur l’île de Penang. Plus encore, il ne semble pas avoir été immédiatement convaincu de l’utilité de cette institution pour l’ensemble des missions. Peut-être partageait-il l’avis de son prédécesseur, Mgr Coudé, qui avait écrit : « L’ancien Collège général n’a pas peu contribué à la perte de cette mission. On sacrifiait tout pour le conserver 55 . » Mgr Garnault avait constamment encouragé l’ouverture d’écoles et de séminaires. En 1784, une vingtaine d’élèves venus de Cochinchine, fuyant ce pays en proie à la guerre civile56, s’étaient réfugiés à Chantabun, sur le golfe de Siam, à la frontière du Cambodge, sous la conduite de Jacques Liot57 : « Nous menons ici la vie la plus pauvre, écrivait un des professeurs, M. Lavoué 58 , et je ne puis assez admirer la constance des écoliers qui sont contents de leur sort, s’abandonnant entièrement à la Providence 59 . » Après leur départ, Garnault, qui n’était pas encore vicaire apostolique, avait eu l’idée de maintenir une école à Chantabun, la confiant à Esprit Florens. Deux autres écoles furent ouvertes par la suite, à Takuatung puis à Bangkok, où l’on regroupa l’ensemble des séminaristes, qui étaient 23 en 1802. Les élèves étudiaient sous la houlette de leurs aînés, pratique fréquente dans les écoles et les séminaires, qu’explique tout simplement le manque de missionnaires européens. Devenu vicaire apostolique, Mgr Garnault a-t-il craint que le Collège général, une fois installé à Penang, ne fît de l’ombre au séminaire qu’il avait fondé à Bangkok ? Cette institution aurait pu accueillir le Collège général ; mais la situation au Siam était-elle redevenue assez sûre60 ? N’avait-il pas aussi ouvert un petit séminaire à Penang même ? Il finit par se ranger du côté des partisans de la réouverture, mais proposa Kedah au lieu de Penang : « Il offre, assure Rabeau, le reste de ses vieilles années pour aider à fournir des élèves 61 » À cette époque, Jean Escodeca de la Boissonade était devenu curé de l’église de l’Assomption de Penang, qu’il avait contribué à bâtir. Il fit savoir que les Anglais accorderaient toutes les aides nécessaires et les autorisations souhaitables en cas d’installation du Collège à Penang :

‘Vous connaissez l’importance de la chrétienté de Pulo Pinang. On m’assura que non seulement on nous permettrait de faire ici quelques établissements comme magasins, mais qu’on nous donnerait le terrain que nous voudrions cultiver et qu’en cas que nous voudrions former un collège ou tout autre établissement public et utile, non seulement la Compagnie nous le permettrait mais même qu’elle nous y aiderait. Je proposais hier la chose aux principaux membres de la Compagnie entre lesquels est le ministre62 chez qui nous dinasmes, M. Rectenwald et moi, lequel est en même temps juge et trésorier de la Compagnie. Ce ministre est notre ami ; il fait préparer ses domestiques au nombre d’une quinzaine pour recevoir le baptême dans l’Église catholique. M. Rectenwald les enseigne en langue malaise. Dans la même maison, vit un monsieur Irlandais catholique qui a la super intendance des aromates. C’est notre bienfaiteur63.’

Mais Claude Letondal, alléguant que le climat de Penang était malsain (argument souvent repris par les détracteurs du Collège) et que la politique de l’Angleterre à l’égard des Missions Étrangères risquait de varier, n’en démordait pas : le Collège général serait mieux à Manille. Pendant ce temps, l’East India Company, déjà pressentie au sujet de l’ouverture d’un séminaire catholique français à Penang, acquiesçait définitivement en 180464. Cette même année, Jean Descouvrières, représentant des MEP à Rome, et à ce titre proche de la Propaganda Fide, écrivait : « Nous concevons que l’établissement de Pulo-Pinang peut devenir fort utile à nos missions, c’est peut-être Pinang qui conviendrait le mieux. » En 1807, la cour d’Espagne n’ayant toujours pas accordé son autorisation pour Manille, il fallut absolument chercher une autre destination. Aussi, Claude Letondal, qui avait entre-temps fait le choix de Michel Lolivier pour diriger le futur Collège, réunit-il à Macao un conseil composé du procureur de la Propagande, Marchini, du Père Richenet, procureur des lazaristes, de Michel Lolivier et de prêtres des Missions Étrangères de passage à la procure. Il leur demanda solennellement de l’aider à faire le choix d’une résidence pour le Collège général : leur choix se porta, « au moins provisoirement 65  », sur l’île de Penang. Dans une lettre adressée à Mgr Garnault le 18 janvier 1808, M. Lolivier résumait bien les atermoiements et les incertitudes qui avaient entouré l’installation du Collège à Penang66. Bien que Manille fût considérée comme impropre, M. Letondal y songeait parce qu’il aurait voulu, si l’on en croit Lolivier, diriger lui-même le futur Collège : « Je désirerais bien que le plus tôt possible, ce collège fût établi d’une manière stable, parce que je crois que M. Letondal fera son possible pour se faire transporter à Manille, vu qu’il désireroit le conduire lui-même. » Quant à Kedah, où Mgr Garnault pensait à installer le Collège, il ne fallait pas y songer : « Tout le monde dit icy qu’on ne peut placer le collège à Quedah, vu le nombre de voleurs et les guerres fréquentes dans cet endroit 67 » Peu avant de céder à la pression des événements et de rallier Penang, Claude Letondal lui-même s’interrogeait encore ; car il avait bien conscience que l’installation à Manille n’était pas sans risques. Une lettre, adressée aux directeurs de Paris, juste après que le choix eut penché en faveur de Penang, en témoigne. Tout en rappelant que le projet manillois remontait au règne de Louis XVI, il ne se cachait pas l’existence de sérieux écueils : 

‘Déjà Charles III, de glorieuse mémoire, avait accordé aux Missions Étrangères la permission de faire cet établissement aux Philippines, à la demande de Louis XVI. Mais je ne sais trop comment l’on nous fit entendre que l’on exigerait à Manille que nos élèves assisteraient aux leçons de l’université, et nous laissâmes le projet68. ’

C’est bien là, en effet, que le bât blesse. Les autorités civiles et religieuses n’offraient, aux Philippines, aucune garantie d’indépendance au futur Collège. Qui, par exemple, nommerait les professeurs : l’ordinaire du lieu ou les vicaires apostoliques69 ? Pour Claude Letondal, cela ne fait aucun doute : « Les maîtres doivent donc être des missionnaires nommés par les évêques des missions. » Les autorités épiscopales locales accepteraient-elles, dans leur diocèse, un collège des Missions Étrangères presque souverain ; un lieu clos d’où les élèves, instruits exclusivement selon les vues des missionnaires français – sous le contrôle de l’évêque espagnol seulement pour ce qui touche à la doctrine70 –, ne sortiraient que pour se mettre au service des vicaires apostoliques, une fois leurs études achevées :

‘Il est donc nécessaire qu’ils fassent un grand fond de piété solide et pour cela ils doivent vivre dans la retraite et le recueillement. S’ils sortaient pour aller suivre des classes au dehors, ils contracteraient des amitiés particulières et un bon nombre perdraient bientôt de vue les missions, tel prendrait le goût du monde et se marierait, tel autre se dégoûterait et serait soldat, plusieurs, poussés par la cupidité se feraient marchand. Enfin, comme nous ne faisons aucune pension à nos prêtres asiatiques, ceux qui finiraient le cours de leurs études et embrasseraient l’état ecclésiastique préfèreraient pour la plupart rester aux Philippines où ils tâcheraient d’obtenir de bonnes cures.’

L’environnement européen, ecclésiastique ou non, constitue un réel danger pour les élèves : nous reviendrons sur ce thème, souvent repris dans les écrits des missionnaires français. La bonne volonté des Anglais se confirmant, tout plaidait en faveur de Penang : « Tout le monde dit icy (…) qu’il serait mieux à Pulo Pinang d’autant plus que les chrétiens et autres aideraient de leur argent 71 . »

Ce premier épisode a été décrit par d’autres historiens des MEP, après Adrien Launay. Un article, publié par les Annales lors du centenaire du Collège en 1908, évoque rapidement les vicissitudes du Collège au Siam. Mais il omet la controverse sur la réouverture et les hésitations entre Manille et Penang : « Après différents essais infructueux, il [Claude Letondal] reçut l’offre de fixer le Collège général à Pinang. Il accepta avec joie 72 . » Le P. Destombes pour sa part, dans son histoire du Collège général, publiée en 1934, examine les différentes hypothèses : Manille, Malacca, et même Pondichéry. Mais il n’interprète pas les antagonismes qui se manifestèrent à ce propos. La préférence opiniâtre de Claude Letondal pour Manille semble avoir eu pour cause principale la bonne impression que lui firent les Espagnols, lors de ses deux séjours. Insistons sur ce fait, probablement décisif : Manille était catholique, Penang, sous contrôle anglais, ne l’était pas. Que Letondal ait, par ailleurs, bénéficié de l’appui de Jacques Longer, vicaire apostolique du Tonkin occidental, et de celui de Mgr Labartette, vicaire apostolique de Cochinchine, n’est pas pour surprendre : ceux-ci avaient tout intérêt à ce que le futur Collège général fût aussi proche que possible de leurs vicariats, si l’on pense au coût du voyage. L’opposition de Garnault à toutes les propositions de Letondal pourrait bien relever d’une question de préséance, d’une rivalité implicite entre le vicaire apostolique du lieu et le procureur des Missions Étrangères, lequel finit par trancher. En définitive, les historiens des MEP reconnaissent tous à Claude Letondal le mérite de la refondation du Collège général et de son implantation sur l’île de Penang73.

Notes
32.

In Annales de la propagation de la foi : Lyon, 1822, T. I, n° II, p. 17-23, « Missions de Chine et des royaumes voisins », lettre de M. Pupier à l’un de ses amis, Pulo-Pinang, 26 décembre 1821.

33.

« Chassés du Siam en 1779, après le coup d’État de Phaya Taksin, les missionnaires replièrent leur Collège dans les environs de Pondichéry. Cependant, un petit groupe de chrétiens siamois, conduits par le missionnaire Antoine Garnault, choisit de s’installer dans la Péninsule malaise, à Kedah, un sultanat malais officiellement vassal du royaume de Siam, mais assez éloigné du centre politique pour jouir d’une large indépendance. Arrivés en décembre 1781 dans le port de Kedah, après un passage à Phuket et Malaka, ils y rencontrèrent Francis Light, ancien officier de la Compagnie anglaise des Indes, devenu marchand, doté d’un indéniable esprit d’aventure, pour ne pas dire d’aventurier. On sait qu’il s’était, en effet, mis en tête de donner une base à la Compagnie dans l’île de Pinang, appartenant alors au sultan de Kedah. Sans l’accord formel de la Compagnie ni du sultan, il lança une expédition sur l’île dont il prit possession en 1786 […] On n’a aucun témoignage précis sur les motivations de cette curieuse alliance entre l’aventurier et le missionnaire. On peut cependant en deviner certaines. Light paraît avoir été favorable aux catholiques ; peut-être l’était-il lui-même puisqu’il avait épousé Martina Rozells, une métisse portugaise du Siam. On discerne, en effet, plus qu’un simple calcul politique dans les attentions qu’il témoignait au missionnaire. Ainsi, lorsqu’à peine à Pinang, Garnault apprit qu’il devait succéder à l’évêque de Siam, qui rentrait en Europe pour raison de santé, et se rendre à Pondichéry pour se faire sacrer, Light s’empressa de lui offrir un passage gratuit vers cette ville sur l’un des deux bateaux de la Compagnie anglaise, Vansittart et Valentine, qu’il avait détourné vers Pinang pour prendre possession de l’île. Cependant, la raison principale qui mut Garnault fut vraisemblablement la politique d’incitation au peuplement par distribution de terres que mena Light dès le début. Celle-ci ne pouvait que plaire au missionnaire qui avait ainsi la possibilité d’installer sa petite communauté et de fonder une sorte de « réduction ». On sait que Garnault reçut ‘’ un terrain considérable situé dans le plus beaux quartier de la ville. ’’ Enfin, le nouvel évêque, tout comme Light, comprenait très bien l’intérêt stratégique que pouvait représenter un comptoir anglais dans cette région », in Claude Guillot, « À propos de François Albrand (1804-1867) et de son dictionnaire malais ; les Missions Étrangères de Paris et la langue malaise au début du XIXe siècle », Archipel, n° 54, p. 153-172, Paris, 1997.

34.

Arnaud Garnault, 1745-1810.

35.

A. Launay, op. cit.

36.

Joseph Coudé, 1750-1785 (évêque de Rhési).

37.

Idem.

38.

Nicolas Champenois, 1734-1810.

39.

Vol. 887, Mgr Garnault à M. Letondal, 4 février 1787.

40.

Vol. 887, p. 106, Mgr Garnault à M. Descouvrières, Pondichéry, 13 mars 1787.

41.

Vol. 891, Mgr Garnault à M. Letondal, 22 août 1787. Cette lettre contient une liste d’objets que le prélat réclame, objets cultuels, missels, mais aussi du papier, des chaises, de la toile violette pour sa soutane et des aliments, café, thé, sucre, vin. Elle évoque aussi le cas de deux fusils, en dépôt chez le gouverneur de Penang. Destinés à être offerts aux princes siamois, ce à quoi il répugne ; ils ont été vus par ces derniers et le prélat craint d’être accusé de détournement ! Vol. 887, p. 122, Mgr Garnault à M. Boiret, Pinang, 7 janvier 1788.

42.

MM. Cavé, Florens, Grillet, Rabeau et Rectenwald.

43.

Jean Escodéca de la Boisonnade, 1761-1836.

44.

Il convient de distinguer les Malaisiens, habitants de la Malaisie, des Malais, ethnie musulmane.

45.

Vol. 891, pp. 1261-1267, Kedah, 22 mai 1783.

46.

A. Launay, op. cit.

47.

La congrégation des Amantes de la croix a été fondée par Lambert de la Motte en octobre 1667. Les religieuses, toutes autochtones, prononcent des vœux. Elles ont pour première vocation de prier pour la conversion des païens. Elles doivent aussi prendre soin des femmes et des jeunes filles malades, instruire les jeunes filles, baptiser les enfants en danger de mort. Cette congrégation fit ses débuts au Siam, puis se développa, au cours du XIXe siècle, en Cochinchine, au Tonkin, au Japon et même en Amérique : on trouvait encore 5 communautés d’Amantes de la croix aux États-Unis en 1986.

48.

A. Launay, op. cit.

49.

Vol. 887, Mgr Garnault à M. Descouvrières, 23 septembre 1789.

50.

Vol. 891, p. 1541, Mgr Garnault à M. Letondal, Jongselang, 29 avril 1791.

51.

Pierre-Antoine Lacerre, 1711-?

52.

M. Lacerre, op. cit.

53.

Vol. 887, p. 106, Mgr Garnault à M. Descouvrières, Pondichéry, 13 mars 1787.

54.

« Pendant son séjour à Pondichéry, il avait fait imprimer un alphabet dans lequel, s’inspirant des habitudes des missions annamites, il avait employé des caractères latins diversement accentués pour représenter les lettres et les tons de la langue siamoise. Il composa aussi et publia un catéchisme. Il écrivit en France afin qu’on lui expédiât une petite imprimerie : et quand il eut reçu le matériel nécessaire, il dressa quelques typographes », A. Launay, op. cit.

55.

A. Launay, op. cit.

56.

Il s’agit de la guerre qui opposa les Tây Son à Nugyên Anh, héritier de la dynastie des Nugyên de Hué. Ce dernier parvint, avec l’aide de Mgr Pigneau de Béhaine, vicaire apostolique qui lui procura l’appui de Louis XVI, à reconquérir petit à petit son empire. En 1801, il reprenait sa capitale, Hué, enlevée par les Tây Son en 1775 : l’année suivante, il entrait à Hanoï, unifiant pour la première fois le Vietnam au Tonkin et à la Cochinchine. Il régna sous le nom de Gia Long, accordant sa protection aux chrétiens, par gratitude pour l’aide que Mgr Pigneau de Béhaine lui avait prodiguée.

57.

Jacques Liot, 1751-1811.

58.

Pierre Lavoué, ?-1796.

59.

A. Launay, op. cit.

60.

Il fallut attendre 1833 et le règne de Rama III, pour que les missionnaires chrétiens soient de nouveau acceptés au Siam.

61.

A. Launay, op. cit.

62.

Ce ministre est le Lieutenant-Governor de l’île, le Major W. Farquhar.

63.

Idem.

64.

« Non seulement la Compagnie autorisera le Collège, mais elle l’aidera. », in A. Launay, op. cit.

65.

A. Launay, op. cit.

66.

« Député de Mgr le Vicaire apost. du Set Chuan pour avoir soin des écoliers de cette mission, au collège général qu’on se propose d’établir, je suis venu à Macao, où je suis resté quelques mois en attendant une occasion pour Manille. Dans cet intervalle, vient une lettre de votre excellence dans laquelle vous apportiez de fortes raisons pour prouver que Manille n’était pas propre pour ce collège, surtout devant être soumis même à la juridiction civile de cette colonie, promettant aussi que si l’on voulait l’établir dans notre vicariat, votre grandeur s’en chargeroit volontiers, non à Siam, mais dans un endroit plus près de Pulo Pinang, d’où l’on pourrait se fournir des choses nécessaires pour le collège et avoir facilement des communications avec toutes les missions. D’après cette charitable promesse de votre part, je suis venu icy avec cinq écoliers chinois, persuadé que si vous ne pouvez venir vous-même, vu votre mauvaise santé, votre charité nous envoyera quelqu’un qui sache la langue et les mœurs du pays », BG 1401, M. Lolivier, Pulo Pinang, le 18 janvier 1808.

67.

Idem.

68.

M. Letondal, Mémoire adressé aux directeurs de Paris, vol. 339, 1808.

69.

« Nous ne prétendons à aucune exception ni privilège proprement dits pour ce collège. Mais uniquement à jouir librement des droits qu’entraîne la nature de cet établissement. Les professeurs et maîtres de ce collège se borneraient à enseigner et à diriger leurs élèves. Ils prendraient de leur ordinaire les pouvoirs pour les confesser et seraient en tout soumis aux lois et à la discipline du diocèse lequel pourrait s’assurer s’il le jugeait nécessaire de la doctrine et la morale qu’on leur enseignerait. Il lui serait facile, aussi bien qu’à l’Inquisition, de savoir quels auteurs on enseignerait dans cette maison. Ce collège doit être comme ceux fondés pour les Irlandais en différents pays catholiques, et tel qu’est celui des Chinois à Naples », M. Letondal, Idem.

70.

« Ils prendraient de leur ordinaire les pouvoirs pour les confesser et seraient en tout soumis aux lois et à la discipline du diocèse, lequel pourrait s’assurer s’il le jugeait nécessaire de la doctrine et la morale qu’on leur enseignerait. Il lui serait facile, aussi bien qu’à l’Inquisition, de savoir quels auteurs on enseignerait dans cette maison », M. Letondal, Idem.

71.

M. Lolivier, op. cit.

72.

AMEP, mars-avril 1908, n° 62, op. cit.

73.

« Le Père Letondal doit être considéré comme le principal artisan de la fondation du nouveau Collège », in Pierre Lobez, « Le Collège général de Penang. Aperçu historique », p. 405-416, Bulletin des MEP, 1957.