I-3. Le Collège général du clergé indigène (1895-1945)

a. Incertitudes : un établissement devenu inutile, faute d’élèves

Dès avril 1874, les directeurs de Penang avaient adressé à Paris une lettre en forme de plaidoyer pour leur établissement231. Elle répondait à la préoccupation qu’exprimaient, depuis un ou deux ans, les membres du Conseil parisien quant à l’avenir du Collège général. Qu’apportait-il, que n’offraient pas les autres séminaires de la société ? Permettant la confrontation des cultures les plus éloignées, il favorisait l’émulation entre des élèves originaires de pays différents : « Et c’est ainsi qu’au contact de nationalités diverses le caractère des élèves non seulement s’amende, peu à peu, mais encore se perfectionne et se complète. » La méthode avait fait ses preuves, si l’on en croit certains témoignages autorisés : « La fleur du clergé indigène, nous écrivait en 1872 un provicaire de Chine, ce sont les élèves de Pinang. » Ne produirait-elle pas de meilleurs résultats, si l’on réservait le Collège à des étudiants déjà avancés :

‘En faveur du grand séminaire, on pourrait ajouter que les élèves qui y seraient envoyés, ayant déjà fait chez eux leurs premières études, et étant d’un âge plus avancé, seraient déjà bien éprouvés chez eux, en conséquence on peut espérer que tous ou à peu près tous persévèreraient dans leur vocation232. ’

Tel était bien, au fond, l’idée des directeurs : faire du Collège une école supérieure, réservée exclusivement aux meilleurs éléments reçus dans les autres séminaires, lesquels se cantonneraient dans les rudiments de latin, de catéchisme et feraient le tri entre les vocations fiables, adressées à Penang, et les autres. À Paris aussi, on cherchait des solutions pour sauver le Collège. S’opposant à ce que certains directeurs réclamaient, le Conseil se refusa à décréter l’obligation, pour les missions, d’envoyer davantage d’élèves à Penang :

‘Comme vous, Messieurs, nous avons bien remarqué la diminution du nombre des élèves de cette année. Pour augmenter ce nombre, vous demanderiez que chaque mission eût le droit d’envoyer outre les douze élèves de latinité, un nombre indéfini d’étudiants pour les cours de Philosophie et de Théologie. Nous ne saurions donc pour ce qui nous concerne, vous faire compter sur ce moyen qui n’est pas légal233.’

Ce moyen reviendrait à grossir les effectifs, certes, mais de façon artificielle. De plus, toute mesure coercitive était à éviter, pour ne pas déclencher une vague de protestations. En revanche, la rue du Bac préconisa, dès septembre 1874, une révision de la fonction du Collège général, afin qu’il se distinguât clairement et légitimement des autres séminaires de la société :

‘Le seul bon, le seul efficace, à notre avis, c’est de rendre de plus en plus pour l’instruction et l’éducation, le Collège Général incontestablement supérieur à tout ce que nous avons ailleurs dans la Société234.’

En janvier 1875, le projet de réforme se précisa. Les Pères du séminaire de la rue du Bac dévoilèrent une intention qui, en fait, avait déjà mûri. Le collège de Penang, devenu grand séminaire, serait chargé de l’enseignement supérieur. Les élèves viendraient s’y perfectionner dans leurs études ecclésiastiques, ébauchées dans les séminaires des autres missions :

‘En 1870, nos évêques ont discuté à Rome la question du séminaire général et se sont prononcés pour son utilité et sa conservation dans notre Société. Nous avons songé à transformer Pinang en grand séminaire avec Théologie, Philosophie, et seulement un cours supérieur de latinité pour les élèves qui ne seraient pas suffisamment formés. Il ne devrait y avoir exceptionnellement les autres classes qu’en faveur des missions qui, à cause des persécutions ou d’autres raisons de force majeure, ne pourraient pas former leurs élèves chez elles. Dans notre esprit, il doit en être ainsi si on veut former un grand séminaire entièrement sérieux et pour la science et pour l’esprit ecclésiastique235.’

Ce raisonnement paraît avisé. Pourtant, à Penang, certains missionnaires, tel M. Laigre, se montrèrent dubitatifs. Les vicaires apostoliques se résigneraient-ils à n’avoir, dans leurs missions, que l’équivalent de petits séminaires ?

‘Mgr Charbonnier rappelle tous ses élèves aussitôt qu’ils ont fini leur philosophie. Est-il possible d’espérer que la circulaire projetée sera du goût de sa grandeur et lui fera complètement changer sa manière d’agir ? Pour moi, je n’en crois rien236.’

Il n’avait pas tort. Le supérieur du séminaire de la rue du Bac, Prosper Delpech, en fit le constat, non sans regret :

‘Depuis un an, la diminution progressive du nombre des élèves pesait comme un cauchemar sur mon esprit. J’aurais voulu trouver un moyen de repeupler notre cher collège. Je n’ai pu me résoudre à entreprendre une démarche auprès de nos vicaires apostoliques, parce que j’ai toujours à craindre d’obtenir un résultat opposé et au lieu d’obtenir l’augmentation du nombre des élèves, de provoquer un vote de suppression du Collège. D’après mes informations, nos évêques tiennent essentiellement à donner chez eux à leurs élèves la formation théologique. On n’aurait pu leur proposer le Collège que comme une maison de haut enseignement secondaire pour l’élite de leurs élèves. Enfin, que la sainte volonté de Dieu soit faite, en ceci comme en toutes choses237.’

La diminution des effectifs se poursuivait inexorablement. Se sentant surnuméraires, des directeurs demandèrent à partir :

‘Nous n’avons pas été surpris d’apprendre que quelques-uns des directeurs du Collège avaient exprimé le désir d’aller travailler dans quelques-unes de nos missions. Ce désir procède, nous le savons, non pas du dégoût de la situation qui leur avait été faite, mais uniquement du manque de travail suffisant pour occuper huit professeurs au Collège, tandis que beaucoup de missions manquent d’ouvriers pour les travaux les plus indispensables238.’

En définitive, l’alternative qui se présentait alors était la suivante : soit accepter la disparition du Collège général, soit le transformer, au plus vite, en une institution supérieure aux autres séminaires des missions. L’hypothèse de la suppression fut envisagée très sérieusement à partir de 1890, le déclin du nombre d’élèves étant désormais considéré comme inéluctable239. Pour expliquer la crise, la cause principalement retenue était l’ouverture, dans les missions, de séminaires bien pourvus en personnel, formant eux-mêmes le clergé indigène et en état de se substituer au Collège de Penang :

‘La dégringolade du Collège Général provient du nombre toujours croissant de missionnaires qui permet enfin aux Vicaires Apostoliques de se passer de vous : ce qu’ils désiraient depuis longtemps. Leur clergé indigène y gagnera-t-il ? Qui sait si dans un avenir plus ou moins lointain, il n’y aura pas un revirement d’opinion en faveur du Collège Général ? Chi lo sa240 ?’

Pouvait-on compter durablement sur cette abondance « d’ouvriers apostoliques » ? En France, depuis 1875, les républicains avaient progressivement conquis le pouvoir. La Société des MEP, pour avoir rendu de signalés services à l’État, en Cochinchine notamment, n’eut pas à souffrir des lois laïques de 1880 (puis de 1901), hostiles aux congrégations religieuses ; toutefois, l’avenir était incertain :

‘Nous traversons des temps très difficiles et notre situation ici est toujours très précaire. L’horizon est plein de menaces contre l’Église et les congrégations. Il ne faudrait pas qu’un incident change ces menaces en triste réalité. Dieu nous sauvera par la prière241.’

Si les MEP ne figuraient pas au nombre des congrégations interdites, elles n’échappèrent pas à la loi sur le service militaire, devenu obligatoire, y compris pour les membres du clergé, depuis le 15 juillet 1889. Dans une lettre commune de 1885, le Conseil de Paris s’en inquiétait déjà ouvertement, en particulier à cause du risque qu’elle faisait peser sur le recrutement de jeunes aspirants missionnaires :

‘Comme vous le savez, notre situation en France s’aggrave de jour en jour ; nous sommes actuellement sous la menace d’une loi militaire qui aura pour effet de tarir ou, du moins, de diminuer grandement la source des vocations ecclésiastiques et, partant, d’empêcher le recrutement des missionnaires. En face de ce péril, nous croyons qu’il est du devoir de tous les supérieurs de missions d’entrer de plus en plus dans l’esprit de notre société, de s’occuper avec une activité nouvelle de la formation du clergé indigène et de le mettre à la hauteur des besoins toujours croissants de leurs vicariats. Tant que l’épreuve durera, il faudrait que les missions fussent capables de suppléer à ce que le séminaire ne pourra faire pour elles242. ’

Cette lettre est importante, car elle contient, en germe, l’ensemble des réflexions qui poussèrent le Conseil, dix ans plus tard, à décider la réforme du Collège général de Penang : de nouveaux besoins apparaissaient dans les missions, le but premier de la Société étant la formation du clergé indigène, chacun devait s’y employer, car les missionnaires français risquaient de manquer243. La suite prouva qu’on avait eu raison de s’alarmer. En 1894, le Conseil de Paris convint, dans une autre circulaire, « qu’il n’est guère permis d’espérer que nous puissions éviter une diminution dans le chiffre de nos aspirants 244 . » L’obligation de faire un service militaire long d’un an, puis de deux ans245 perturba le recrutement, puisqu’il fallait, selon les cas, interrompre les études ecclésiastiques – la fréquentation du milieu militaire n’étant pas sans présenter, selon certains, de grands dangers pour les vocations –, ou différer d’autant les départs en mission, ou encore accepter le retour en France de jeunes missionnaires, appelés dans leurs régiments :

‘En permettant la situation qui est faite au clergé de France, par la nouvelle loi militaire, Dieu nous demande un nouvel effort dans les sens de notre institution première et tout nous permet d’espérer qu’il bénira ce qui sera entrepris pour former, dans les missions elles-mêmes, les auxiliaires indispensables à son œuvre et qu’on ne peut plus espérer d’ailleurs en nombre suffisant246.’

C’est donc finalement à cause de la situation en France, – lois laïques, service militaire, crise des vocations –, que le Collège général de Penang retrouva de l’intérêt aux yeux de tous. En attendant la grande réforme, le nombre d’élèves continuait de diminuer : ils étaient trente-deux en 1894. Le Conseil décida de réduire l’allocation du Collège et de n’y laisser que quatre professeurs, les trois autres étant envoyés dans d’autres missions où ils seraient plus utiles. En 1895, les élèves n’étaient plus que dix-neuf, perdus dans les longs corridors du bâtiment neuf édifié par M. Wallays, avec trois directeurs seulement :

‘Vous resterez trois directeurs pour 19 élèves, c’est bien suffisant. À l’heure où vous arrivera cette lettre, vous aurez déjà reçu la circulaire aux Vicaires apostoliques à propos du Collège de Pinang. En somme, on propose aux Vicaires apostoliques la transformation dont il a été question depuis près de 90 ans247.’
Notes
231.

Vol. 339, Les professeurs du Collège général au séminaire de Paris, Penang, 28 avril 1874.

232.

Idem.

233.

DB 460-5, le Conseil de Paris aux Directeurs du Collège de Pulo-Pinang, Paris, 8 septembre 1874.

234.

Idem.

« Dans tous les cas, pour assurer sa prospérité et son développement, pour le rendre autant que possible général par le fait comme il l’est par le nom, il nous paraît hors de doute que les expédients ne sauraient suffire. Le vrai, le seul moyen d’arriver à ce but, c’est de rendre le collège non seulement utile, mais presque nécessaire pour nos missions et il sera tel, ce nous semble, quand il offrira à nos Vicaires apostoliques un grand séminaire tellement bien organisé que les neufs dixièmes de nos missions ne pourraient arriver à l’imiter même au prix des plus grands sacrifices », DB 460-5, le Conseil de Paris aux Directeurs du Collège de Pulo-Pinang, Paris, 14 décembre 1874.

235.

DB 460-5, le Conseil de Paris aux Directeurs du Collège de Pulo-Pinang, Paris, 11 janvier 1875. 

236.

Vol. 339, M. Laigre à M. Pernot, Penang, 4 avril 1875. Eugène Charbonnier, 1821-1878, évêque de Domitiopolis, vicaire apostolique de Cochinchine orientale.

237.

DB 460-6, P. Delpech au P. Wallays, Paris, 12 octobre 1893.

238.

DB 460-6, P. Delpech et Hinard, pour le Conseil au P. Wallays, Paris, 16 Janvier 1894.

239.

« Comme le nombre d’élèves du Collège général tend continuellement à diminuer, et que l’avenir ne semble pas donner d’espérance de voir ce déclin s’arrêter, le Conseil a considéré quels moyens il y aurait à employer pour remédier à cette situation. Il a été décidé qu’on exposerait cet état de choses à M. le Sup. du séminaire de Paris », Procès-verbaux, 28 juin 1892. 

240.

DB 460-6, P. Chibaudel au P. Wallays, Paris, 26 novembre 1894.

241.

DB 460-5, M. Delpech au P. Wallays, Paris, 28 juillet 1887.

242.

Lettre commune, 1885, p. 52. Jean Rousseille (1832-1900) supérieur à partir de 1880, en remplacement de P. Delpech et Henri Armbruster (1842-1896), secrétaire depuis 1883, supérieur en 1895.

243.

« De 1831 à 1875, la courbe des ordinations avait connu flux et reflux, mais à partir de 1861, une amélioration sensible s’était fait jour avec un pic de 16 820 ordinations en 1875. À partir de cette date, s’amorçait une décrue spectaculaire qui se poursuivit jusqu’en 1914 avec cependant des redressements momentanés et limités durant les années 1882-1888 et 1894-1901 […]. En 1876, les grands séminaires abritaient 12 166 étudiants et en 1880 seulement 8 400. Si en 1900-1901 le chiffre était remonté à 9 237, en 1913-1914, il chutait à nouveau à 5 200 », in Marcel Launay, Les séminaires français aux XIX e et XX e siècles, Paris, Cerf, 2003, p. 116-117. Sur la crise des vocations, voir in Annexes, Suppléments 2-2, « Vocations, prospecter ou convaincre ? Crise du recrutement et dilemmes de la propagande aux Missions Étrangères de Paris (1930-1950). »

244.

Lettre Commune, 1894, p. 139.

« La triste loi militaire du 15 juillet 1889 est un lourd fardeau, non seulement par le service actif qu’elle impose aux enfants du sanctuaire, mais encore à cause des préoccupations multiples et pour ainsi dire incessantes, causées par les nombreuses formalités qu’elle entraîne, soit avant, soit après l’accomplissement de l’année de service. Le séminariste n’est complètement libéré de ces formalités qu’à l’âge de 45 ans. Il peut donc arriver qu’un missionnaire soit, pendant de longues années, inquiété de ce chef, par l’envoi de pièces émanées de son bureau de recrutement. C’est ce qui vient de se produire dans une de nos missions. Un jeune missionnaire de la classe 1889 a reçu, par l’entremise du ministre de France, l’ordre de son commandement d’aller rejoindre son corps, afin d’y accomplir les deux années de service dont il avait obtenu la dispense conditionnelle », Lettres communes, 1910, p. 175.

245.

« La loi du 15 juillet 1899 avait contraint les séminaristes jusque-là dispensés, d’accomplir à l’instar des étudiants un service actif d’un an au lieu de trois ans pour les autres conscrits […], la loi du 21 mars 1905 supprima toutes les exemptions et généralisa la durée du service militaire à deux ans. Les séminaristes furent donc soumis au régime commun qui, en août 1913, devint celui des trois ans », in Marcel Launay, Les séminaires français aux XIX e et XX e siècles, Paris, Cerf, 2003, p. 130-131.

246.

Lettre Commune, 1894, p. 140.

247.

DB 460-6, M. Chibaudel à M. Wallays, Paris, 20 juin 1895.