La commémoration du tricentenaire eut un double aspect. D’une part, elle donna lieu à de nombreuses manifestations publiques : cérémonies solennelles, discours, réceptions officielles, spectacles. D’autre part, elle fournit l’occasion rare de réunir à Penang la quasi-totalité des évêques locaux, les directeurs, les séminaristes, pour aborder enfin ouvertement la question des réformes et de l’avenir du Collège général, quelques mois seulement après la clôture du concile de Vatican II. Les procès-verbaux donnent force détails sur les célébrations, qui commencèrent, le 18 janvier, par une méditation biblique œcuménique, présidée, en sa cathédrale, par Mgr Chan. Les autorités civiles de Malaysia y assistaient, et donnèrent une réception, au terme de la veillée330. Le lendemain, lors d’une messe pontificale concélébrée, deux séminaristes du Collège furent ordonnés prêtres. Les cérémonies étaient placées sous la présidence de Mgr Pedroni, délégué apostolique pour la Thaïlande et la Malaisie, représentant le Saint-Siège. Il y avait, en plus du délégué apostolique et du supérieur des Missions Étrangères, deux archevêques, quatre évêques, deux vicaires apostoliques, quatre-vingt-un prêtres, venus de Thaïlande, de Birmanie et de Malaysia, Bornéo y compris. On peut imaginer la pompe romaine déployée lors des processions, l’impression produite sur l’assistance par ce défilé de prélats aux ornements chamarrés, la ferveur aussi. La présence de plusieurs évêques et de nombreux prêtres indigènes fut sans nul doute remarquée. Mais les plus hauts dignitaires étaient encore des Européens. Durant la messe concélébrée, on donna lecture d’une lettre du pape Paul VI. Le souverain pontife, évoquant les grands traits de l’histoire du Collège, rendait hommage aux prêtres et aux martyrs issus de cette institution. Il demandait aux séminaristes d’observer les décrets et les vœux du concile, d’annoncer l’Évangile et de se porter au secours des plus faibles331. À l’issue de cette cérémonie, un repas chinois fut servi à trois cents invités, dans la grande salle d’étude. On inaugura une exposition retraçant les grandes étapes de l’histoire du Collège depuis les origines, étapes qui furent représentées par les élèves dans « un spectacle en six tableaux 332 . » Il n’est pas excessif de parler d’apothéose du Collège général de Penang ; son histoire, depuis le milieu du XIXe siècle, et son succès, étaient en quelque sorte incarnés par tous ces prêtres et ces évêques, issus de la péninsule malaise et de l’ancien Siam qui tous, y avaient été formés. Mais était-il toujours le Collège général ? N’était-ce pas aussi son chant du cygne ? Les séminaristes, un peu plus d’une centaine, provenaient essentiellement, à cette date, de Malaysia-Singapour. Le recrutement était bel et bien devenu régional. Ce fut précisément l’un des principaux sujets de la première conférence donnée, le 19 janvier, par le P. Quéguiner, à l’aréopage de prélats qui se trouvaient opportunément réunis par ces circonstances :
‘Le Collège Général a été dès ses débuts en 1665, un séminaire de Société dépendant uniquement du séminaire de Paris au point de vue direction, personnel, entretien financier, et destiné à toutes nos missions d’Extrême-Orient. Aujourd’hui, les circonstances en ont fait pratiquement un séminaire régional se recrutant presque uniquement en Malaysia et Thaïlande. Suivant les instructions des Encycliques Pontificales, et les décrets de Vatican II, le moment semble venu d’en faire officiellement un séminaire régional sous la direction de la hiérarchie locale, au point de vue formation spirituelle, intellectuelle et pastorale, après approbation de la Congrégation de la Propagande333.’Cette entrée en matière se suffirait presque à elle-même, tant elle exprime, en peu de mots, l’essentiel des réformes envisagées. On notera la façon de présenter le Collège, « séminaire de société », dirigé de Paris et destiné à « nos missions d’Extrême Orient » ; son actuelle évolution régionale, la référence à Vatican II, la reconnaissance de l’autorité hiérarchique locale et le rappel, presque en corollaire, du magistère de la S.C. de la Propaganda Fide. Puis, le P. Quéguiner brosse un tableau général des réformes à mener, non sans avoir redit que le concile avait prescrit de laisser aux évêques locaux une grande liberté de décision. La pédagogie doit évoluer. Il faut choisir, pour les séminaristes, entre une formation universitaire, « réservée aux élèves les plus doués, 3 ou 4 par an », et la pastorale, qui doit être renforcée chez ceux que l’on destine aux paroisses. Le latin est définitivement détrôné par l’anglais : « Avec la liturgie en langue moderne l’usage du latin est de plus en plus abandonné et l’anglais de plus en plus nécessaire dans nos régions. » La formation des professeurs est « antiquata » ; insuffisamment spécialisée, elle doit être mise à jour à l’occasion de séjours en Europe. Au contraire, le séjour d’élèves en Europe, que rend possible l’attribution de bourses, est déconseillé car il « a l’inconvénient de les tirer de leur milieu naturel et de les habituer à un certain luxe qu’ils ne trouveront plus à leur retour en mission. » Enfin, le P. Quéguiner, alors qu’il s’y était opposé lui-même un an plus tôt, déclare, se référant à Fidéi donum :
‘Le temps est venu (Encycl. Fidei donum) d’introduire le clergé local dans le staff du Collège, un prêtre par région (trois au minimum) à commencer dès octobre 1966. Quelle discipline ? On pourrait commencer par le droit canon car on trouverait facilement des gradués en cette matière dans les différents diocèses. Il est important de garder une grande union dans le corps professoral et de développer les relations avec les petits séminaires.’L’entretien du Collège reste aux MEP jusqu’à la décision officielle d’en faire un séminaire régional, auquel cas, « la Société est toute prête à transférer les propriétés au Saint-Siège avec les charges y attenantes. » Mariophile serait mis à la disposition des évêques. On mesure l’ampleur de la transformation annoncée. On s’étonne aussi de la célérité avec laquelle les instances parisiennes ont su faire évoluer leurs vues sur le latin et l’intégration des prêtres locaux notamment. Mais comment ne pas constater que l’aggiornamento est finalement imposé aux églises locales par les Européens, au risque de semer le désarroi chez des évêques formés à l’ancienne, au Collège général, par ces mêmes Européens. Le 20 janvier, le supérieur général, profitant de la dernière journée de son séjour, donne quelques instructions supplémentaires. Il rappelle notamment, en des termes plutôt tranchants, que la Direction du séminaire appartient exclusivement à son supérieur, la discussion restant toutefois possible et même souhaitable dans certains cas :
‘La Direction du séminaire, comme d’ailleurs celle de la Société MEP, n’est pas collégiale mais « monarchique » (type monarchie constitutionnelle) ; c’est au Sup. en charge qu’il appartient de prendre les décisions après consultation de son Conseil pour les choses importantes. ’Rappelons que la Société des MEP, très attachée à son indépendance vis-à-vis de Rome, tout en étant fort soumise au Saint-Siège, fut l’une des dernières congrégations religieuses françaises, à se doter d’un supérieur général, cédant aux instances de Rome : son mode de gouvernement fut collégial et décentralisé jusqu’en 1921. Le P. Quéguiner n’est que le troisième supérieur général, après Mgr de Guébriant et Mgr Lemaire. Le supérieur général recommande, dans la foulée, d’assouplir le règlement, d’accorder plus de liberté aux directeurs comme aux élèves, mais en restant vigilant : « Tenir les élèves au courant des nouvelles importantes, leur fournir un journal. Sport : favoriser des rencontres avec les équipes de l’extérieur, mais pas de filles. » Après l’extraordinaire train de réformes annoncées la veille, qui rompait avec une tradition trois fois centenaire, on a l’impression d’un soudain repentir, provoqué par la peur, peut-être, d’avoir été trop loin et trop vite, d’une volonté d’endiguer un courant d’idées et une soif de transformations aux conséquences trop imprévisibles. Du reste, une semaine après le départ du supérieur général, les directeurs firent savoir qu’ils souhaiteraient, « que soit assez rapidement mis sur pied un moyen de faire participer les élèves à l’aggiornamento du séminaire. » Peu après, des échanges de vues avec les élèves sont organisés :
‘Les Pères sont d’accords pour souligner un double bénéfice de ces réunions ; une ouverture d’esprit et un dialogue plus franc de la part des élèves, une meilleure connaissance des élèves et de leurs difficultés de la part des Pères. Les Pères y ont aussi découvert ou tout au moins vu plus clairement la nécessité pour eux-mêmes d’un changement d’attitude dans leurs relations avec les élèves. ’Signe tangible du changement, à partir du 1er septembre 1966, les procès-verbaux sont rédigés en anglais. Au cours de la période qui suit, le Collège est en effervescence. On sent, à la lecture des procès-verbaux, l’enthousiasme de la communauté, son appétit de réflexion et de travail, pour bâtir l’avenir à la lumière des textes du récent concile. Le 19 septembre 1966, un nouveau synode, auquel participent deux archevêques et cinq évêques locaux, se réunit au Collège, autour du supérieur général des MEP, Maurice Quéguiner. Dans son discours inaugural334, prononcé en anglais, il fixe les objectifs de la réunion : mettre en œuvre, au Collège général, les directives et les orientations laissées par le concile. Les choix pédagogiques sont placés sous la responsabilité des évêques locaux, qui décident collégialement, puis demandent l’aval du Saint-Siège. Le séminaire doit s’ouvrir, pratiquer un dialogue positif avec le monde extérieur, dans un esprit œcuménique, respecter la liberté religieuse, avoir des relations fraternelles avec les non-croyants. À propos de la formation des prêtres, de la relation avec les communautés et les traditions locales, on reconnaît très distinctement les grands principes énoncés dans Ad Gentes, à l’origine de la notion d’inculturation du christianisme : « Laissez-leur chercher les points de contact entre la religion et les traditions de leur terre natale et la religion chrétienne 335 .» La pastorale est, plus que jamais, placée au cœur de la formation cléricale ; l’implantation des prêtres dans leur pays, parmi leurs compatriotes, est donc essentielle. Les évêques sont exhortés à accepter les transformations des mœurs, qui influent inévitablement sur le comportement des jeunes séminaristes, moins dociles que leurs aînés, plus friands de dialogue. D’autres questions sont abordées, comme le transfert des compétences, si le Collège devenait séminaire régional. L’attribution de Mariophile ; la villa ira-t-elle à l’évêque de Penang, restera-t-elle au Collège ? Enfin, une autre hypothèse surgit : l’abandon de Penang et le déménagement du séminaire à Kuala Lumpur, ou Singapour. La question est tranchée quelques mois plus tard. Mariophile demeure la propriété du Collège, qui lui-même reste à Penang. De multiples modifications sont apportées au règlement, qui toutes visent à émanciper les élèves de la tutelle trop suspicieuse de l’ancienne réglementation : les postes de radio individuels sont autorisés, y compris dans les chambres, les visites sont possibles sans autorisation, le régime des sorties simplifié, on réfléchit à la possibilité de regarder les programmes culturels à la télévision, l’extinction des feux est retardée, les élèves pouvant lire ou travailler à leur guise, tard le soir. En cas de faute grave, les étudiants pourront venir se justifier devant les directeurs avant qu’une sanction ne soit prise. Les séminaristes font l’apprentissage de la démocratie : à partir de la 5e année d’étude, ils se voient offrir le droit d’élire un délégué « caput » (au scrutin majoritaire au 2/3). La première élection a lieu en octobre 1966 ; l’étudiant Peter Blancha est élu après trois sessions et… 37 ballottages. Pourquoi les élèves eurent-ils apparemment tant de peine à s’accorder sur un nom ? Les procès-verbaux ne font aucun commentaire à ce propos, mais il semblerait que dans l’enceinte du Collège, les relations entre élèves chinois et malaisiens n’aient pas toujours été aussi cordiales qu’on aurait pu le souhaiter336. Les évolutions liturgiques voulues par le concile sont mises en œuvre. Les séminaristes reçoivent une bible et un psautier personnels. Dans la chapelle, l’autel est placé « face au peuple » ; le latin est réservé, à la demande de la conférence des évêques, aux offices du vendredi et du dimanche. Le 7 septembre 1967, une messe est concélébrée en l’honneur du 10e anniversaire de l’indépendance de la Malaysia (Merdaka) : les lectures, celle de l’évangile y compris et le prône, sont faits en Malaisien. L’hymne Negara Ku est entonné à la fin de l’office. Dans le même esprit, les initiatives favorisant l’ouverture du séminaire et son insertion dans le monde sont encouragées. On accueille des conférenciers de l’extérieur : un professeur au Malaysian Training Collège de Penang vient parler de la formation des enseignants en Malaysia. Quelques temps plus tard, une conférence sur la conscience civique est prononcée par le ministre Wong Pow Nee ; un théologien donne une conférence sur la sociologie contemporaine ; en mars 1968 (un mois après l’offensive du Têt), un aumônier de l’U.S. Air Force vient parler de la guerre au Vietnam… En 1967, la S.C. Congrégation de la Propagande change de nom ; elle devient Congrégation pour l’évangélisation des peuples. Le 26 octobre, Mgr Chan s’éteint, entouré des Pères du Collège venus l’assister dans ses derniers moments. Enfin, le 11 février 1968, le Collège général devient officiellement un séminaire régional. Les dernières pages du registre des procès-verbaux mentionnent la nomination du successeur de Mgr Chan, Gregory Yong Sooi Nghean, lui aussi ancien élève du Collège général337. Elles évoquent des rencontres entre professeurs et élèves, destinées à promouvoir le dialogue au sein de la communauté : la participation de représentants des étudiants aux décisions importantes n’est pas exclue, mais devrait rester consultative, les Pères s’engageant cependant à prendre en compte leurs opinions. Quelqu’un suggèra que les étudiants puissent assister aux réunions des Pères, afin de connaître les raisons de leurs décisions. Tous ces débats, notons-le, eurent lieu en mai 68… Puis on sollicita un ancien supérieur du Collège, le Père Davias, pour le rangement des archives du Collège. Une page était tournée : le Collège général appartient désormais à l’histoire des Missions Étrangères. Le premier supérieur non européen, le Père A. Choong, fut nommé en 1970. Les prêtres locaux entrèrent progressivement dans le corps professoral du séminaire ; ils étaient huit après 1968338. Les Pères français qui ne tenaient plus qu’un rôle informel de conseillers, soucieux de passer le relais sans atermoiement et de laisser les coudées franches à leurs successeurs, se retirèrent discrètement dans les années 1970. En 1983, devenu grand séminaire régional de l’Est Malaisie, l’ancien Collège quitta Pulo Tikus pour s’installer à Tanjung Bungah, sur le domaine de Mariophile : les bâtiments de l’ancien Collège, trop vétustes, furent vendus et détruits. La villégiature de Mariophile avait été cédée au diocèse de Penang, qui y fit bâtir le campus de l’actuel séminaire régional, inauguré en 1995. Par respect et en signe de reconnaissance pour l’œuvre accomplie par les Missions Étrangères, dans un établissement où furent scolarisés un peu plus de deux mille élèves et qui donna au moins huit cents prêtres et une dizaine d’évêques, le nouveau séminaire régional conserva l’ancienne appellation de Collège général, qu’il porte encore aujourd’hui.
Mardi 18 : « Veillée biblique à la cathédrale. Homélie donnée par Mgr Chan. Étaient présents les représentants des églises non-catholiques et des personnalités officielles : le Chief Minister Dato Wong Pow Nee et le City Mayor Osi Thian Siew, le T.R.P. Quéguiner et Mgr Pedroni. Dato Wong Pow Nee a invité quarante de nos hôtes à un repas servi à sa résidence. »
_M. Wong Pow Nee était un catholique ; son fils aîné était élève au Collège général. Cf. P. Destombes, « Le tricentenaire du Collège général de Penang », in Missions Étrangères de Paris, 1966, p. 9-16.
Procès-verbaux : « Mercredi 19. Au cours de la messe concélébrée, Francis Cheng de Swatow et Felix Michael de Penang ont reçu l’ordination sacerdotale. Le P. Augustin a donné lecture d’un message du pape Paul VI. » Extrait de « Missions Étrangères de Paris » n° 146, juillet-août 1966, p. 1 à 16 : Lettre du pape Paul VI au T.R.P. Quéguiner, supérieur général des Missions Étrangères, à l’occasion du tricentenaire du Collège de Pinang, 6 janvier 1966.
Idem, « Après la messe a été ouverte une exposition sur le Collège et son histoire ; on a passé aussi le film du P. Simonnet, La Jonque de Pierre. Un repas chinois de 300 couverts a été servi dans la grande étude. Les élèves ont présenté un spectacle en six tableaux composé et mis en scène par le P. Decroix donnant les principales étapes de la vie du Collège. Il y avait environ 600 spectateurs. Ont pris part aux cérémonies son Exc. Mgr Pedroni délégué apostolique, le TRP Quéguiner, Sup. Général, NN.SS. Olçomendy (arch. de Malacca-Singapour), Vendargon (évêque de Kuala-Lumpur), Chan, Buis (vic. apostol. Jesselton), Nittayo (archevêque de Bangkok), Bayet (évêque d’Ubon), Sanguon (évêque de Chantabury) et Melkebecke, 60 prêtres de Malaisie, 18 du Siam et 3 de Bornéo. »
Procès-verbaux, 19 janvier 1966.
CG 065, Penang, 19 septembre 1966.
« Let them consider the points of contacts between the traditions and religion of their homeland and the christian religion. »
« Les tensions chez les élèves entre les communautés culturelles se sont durcies. On s'en est bien rendu compte quand eurent lieu les émeutes raciales de Malaisie en 1969. Il nous fut impossible, malgré nos efforts et ceux de certains élèves, d'organiser un dialogue véritable sur ce sujet. » Annexes 1-C, Entretien avec Jean L’Hour. Effectivement, en 1969, les deux communautés s’affrontèrent violemment en Malaysia.
Il fut le premier archevêque autochtone de Singapour en 1977, succédant à Mgr Olçomendy.
« Nous avons fait entrer des prêtres locaux dans le corps professoral. Nous avons aussi eu une femme comme professeur d’anglais. Après 68, il y avait 7 ou 8 prêtres locaux parmi nous. Le premier supérieur local, le Père A. Choong, fut nommé en 1970 », Jean L’Hour, op. cit.