c.3 Faire-valoir

Des ressources proviennent de la terre. Les refondateurs du Collège avaient donné l’exemple, en achetant des terrains et en y faisant les premières plantations. M. Lolivier avait un jardin : « Il ne s’est pas contenté de bâtir à côté un logement pour lui, mais il s’est emparé aussi d’une assez grande partie du terrain qu’il fait cultiver 996. » Il y avait un jardin potager, quelques plantations, mais d’un rapport médiocre :

‘En ce qui concerne le temporel, je ne crois pas que M. Lolivier fasse de dépenses inutiles. Pour le terrain du Collège, il le fait cultiver, mais c’est un terrain le plus ingrat qu’il y ait à Penang. Les cocos qu’avait plantés M. Letondal sont presque tous morts. On plante quelques girofliers et cacaotiers qui promettent quelque chose : on dit que quand ils donneront du fruit ils périront par l’humidité de l’eau qui est séjournante dans leurs racines997.’

Par la suite, pour assurer la subsistance de la communauté, nous l’avons vu, les Pères avaient aménagé une rizière aux pieds du Collège. En 1834, les procès-verbaux font allusion à deux plantations, celle du Collège et une autre située à Tanjong Tokong, non loin de Pulo Tikus :

‘M. le Procureur fait remarquer que la plantation du Collège à Tanjong Tokong est tout à fait négligée par le fermier et attribue cet état de choses à ce que le fermier qui est aussi celui de la plantation de Pulo Tikus, ayant du mal à s’occuper de Tanjong Tokong néglige Pulo Tikus998. ’

En octobre 1838, M. Albrand fait un inventaire complet des biens du Collège. Il y mentionne les propriétés immobilières, les plantations et les réserves en caisse :

Immeubles : Le champ où est situé le collège, planté de plus de 2 500 arbres, de 130 arbres à noix de muscades environ.
Le champ acheté par M. Lolivier, planté d’environ 360 arbres à noix de muscade
Le champ de riz situé à Penhaga, Province Welleslay, contenant 17 orlongs environ.
Argent : À mon départ, je laisse en caisse 3 050 piastres, bonnes créances faciles à réaliser, 220 piastres, en créances anciennes et difficiles à recouvrer, 44 piastres. ’

Le nombre de muscadiers n’étant pas négligeable, les Pères eurent recours à des paysans locaux pour en assurer l’exploitation. Il convenait alors d’être sur ses gardes, tout en se conformant aux usages locaux :

‘Si vous affermez à moitié ou d’une autre manière, M. Voisin est d’avis que vous fassiez ce qui est d’usage en Chine, à savoir que vous exigiez de vos fermiers des gages, qui répondent des produits de la terre, sans quoi après la récolte, ils pourraient décamper emportant tout le produit de la récolte. De quelque manière que ce soit, prenez des sûretés pour ne pas vous exposer à être dupe de la fourberie et de la mauvaise foi de Chinois que vous serez obligé d’employer pour cette exploitation999. ’

L’activité agricole se développe surtout à partir de 1848, après l’acquisition d’un terrain à Tanjung Bungah (Mariophile). Claude Tisserand avait fait défricher le terrain et planter 700 muscadiers, dont il avait confié l’exploitation à un Chinois chrétien, ancien serviteur du Collège, appelé Ya Yin Ko1000. Or, il avait payé de sa poche pour financer l’achat de la terre et l’aménagement de la plantation1001. Il demanda à être remboursé. Ses confrères tergiversant, il les assigna devant le conseil des directeurs de Paris. Le séminaire de la rue du Bac trancha en sa faveur et, le 10 octobre 1849, le Collège fut astreint à le rembourser en trois annuités :

‘M. le Sup. communique au Conseil la décision du Conseil de Paris au sujet de la réclamation de M. Tisserand : nous pensons que M. Tisserand a pris sur lui la dépense de la culture extraordinaire faite par lui pendant les mois de septembre à décembre 1847 et janv. 1848, et que ce fut alors qu’il fit planter 700 muscadiers et défricher la partie la plus inculte de cette nouvelle propriété… Nous ne nous sommes pas permis de douter un seul instant qu’il n’ait réellement déboursé ainsi qu’il nous l’a assuré 270 piastres pour ces travaux de plantation et de défrichement et 400 pour l’achat de la terre. Aussi avons-nous décidé à l’unanimité que cette somme de 670 piastres lui serait remboursée par vous dans l’espace de trois ans1002. ’

Progressivement, les plantations donnèrent de mieux en mieux, les Pères ayant acquis de l’expérience dans ce domaine et les profits liés à la vente des produits augmentèrent. Fallait-il s’en vanter ? :

‘Je ne vois rien de plus à vous dire sur les affaires du Collège. Seulement je crois qu’il serait prudent de ne pas dire à Paris que les revenus des terres du Collège suffiront bientôt à ses dépenses ; un confrère qui l’a entendu dire à un directeur et qui a ensuite vu de ses propres yeux la réalité me disait dernièrement qu’on ferait bien mieux de se taire1003.’

Mais il était impossible de ne pas faire apparaître ces profits dans les comptes annuels du Collège. La réaction du séminaire de Paris ne fut pas longue à venir : « Vos revenus augmentant chaque année, nous avons cru devoir abaisser le chiffre de votre dernière allocation qui ne sera que de 14 000 f. 1004 » Il diminua petit à petit les allocations :

‘En continuant ainsi pendant quelques années encore à diriger dans cette voie votre cher collège, il nous est permis d’envisager dans un avenir qui ne saurait être fort éloigné, le moment où ses ressources particulières nous permettront sans porter aucune atteinte à sa vitalité, de diminuer graduellement les subsides que nous prélevons chaque année pour lui sur la mense commune. Les missions y gagneront alors une augmentation proportionnelle de leurs ressources en continuant à jouir comme par le passé des bons services que leur rend le collège général1005.’

En fait, on escomptait, à Paris, que le Collège général deviendrait un jour autosuffisant et que la part de ses ressources propres dépassant celle des allocations versées par la Société, celle-ci pourrait alléger d’autant sa contribution. Les directeurs de Penang réclamèrent, mais en vain :

‘Vous regrettez un peu de voir votre allocation diminuée et réduite au chiffre de 35 000 frs. Nous comprenons ces regrets mais nous sommes persuadés que cette allocation est largement suffisante pour les besoins présents du Collège sans vous mettre dans la nécessité d’entamer le fonds de réserve1006. ’

Sans doute ces restrictions eurent-elles pour effet de pousser les directeurs de Penang à aller de l’avant. Les plantations se diversifièrent. Aux rizières et aux muscadiers s’ajoutèrent les ramboutans, les dourians, les mangoustans, les cocotiers, les bananiers et les ananas1007, et enfin les hévéas (rubber)1008. Il y eut même une tentative d’acclimatation de l’eucalyptus :

‘Ce que je viens de dire des eucalyptus ne doit pas décourager le P. Oudot dans ses essais de naturalisation de l’Eucalyptus au Collège ; si cet arbre n’assainit pas pour toujours un pays, il semble du moins l’assainir pour un temps, en tout cas il ne le rend pas plus malsain et en outre, paraît-il, il fournit un bois précieux1009.’

Le Collège fut également renommé pour son miel :

‘Ils [les élèves] allaient dans la jungle, cueillaient des fruits, cultivaient des arbres sur les terrasses du Collège, avaient leurs dourians, leurs mangoustans. Certains avaient des bestioles, des petits renards, des singes. Et puis il y avait les spécialistes des abeilles. Eux se faisaient un peu d’argent. Ils mettaient la main dans un essaim d’abeilles sauvages, dans la jungle, prenaient la reine sans se faire piquer, la ramenait au Collège à cinq, six kilomètres, la mettaient dans une cage et dans les deux jours, l’essaim était là. Alors ils faisaient du miel qu’ils vendaient à des boutiques de médecine chinoise traditionnelle. Avec ça, ils s’achetaient des bouquins. On les laissait faire, les pères ne s’occupaient pas de ces activités1010.’

Les Pères ne se limitèrent pas à ces activités agricoles et aux profits qu’ils tiraient de la vente de leur production. Ils spéculèrent, vendirent certaines de leurs propriétés pour en racheter d’autres, le produit de ces opérations étant judicieusement placé :

‘Nous avons été heureux d’apprendre les dispositions testamentaires du cher Monsieur Tisserand en faveur du séminaire de Pinang. À notre avis, vous avez agi très sagement en vendant la plantation très éloignée que vous a léguée ce cher confrère : et nous apprenons l’intention où vous êtes de profiter d’une circonstance favorable pour acquérir dans vos alentours un terrain favorable à la culture du riz ; à moins toutefois que vous ne préfériez faire fructifier l’argent de la vente par de bons placements1011.’

Le patrimoine foncier du Collège augmentant le fonds de réserve du Collège, il fut envisagé de gager des emprunts sur une parcelle :

‘10 mars 1893 : M. le Procureur demande si on accepterait de prêter sur un jardin de muscadiers, les emprunteurs lui étant représentés comme des personnes sûres et fidèles. Le Conseil est d’avis de s’en tenir en général à la règle ordinaire de ne pas prêter sur un jardin de muscadiers ; et dans le cas qui lui est proposé, comme l’emprunt dépasse la moitié de la valeur du jardin, le Conseil ne croit pas devoir faire d’exception, quoique les emprunteurs soient fortement recommandés.’

Enfin, certaines plantations furent mises en location : « Le Conseil s’occupe de la location de la plantation de Mariophile pour dix ans à raison de 3000 $ par an avec la moitié des bénéfices que fera le fermier 1012 . » Le patrimoine foncier du Collège était loin d’être négligeable. En 1920, la propriété de Pulo Tikus faisait 8 hectares, les plantations de Tanjung Bungah s’étendaient sur 80 hectares1013. Les opérations financières, la gestion d’un pareil patrimoine, rendirent indispensable le concours d’hommes de loi, en cas de litige :

‘Le Conseil est d’avis de prendre un avocat auquel on pourrait recourir dans toutes les difficultés et pour toutes les questions relatives aux intérêts pécuniaires du Collège. Il a accepté les propositions de M. Van S. demandant 75 $ d’honoraires annuels. Cette somme sera prélevée sur les fonds de réserve1014.’

Les Pères s’adjoignirent aussi des hommes d’affaires expérimentés, aptes à les conseiller pour leurs placements. Le nom de l’un d’entre eux est connu, Richard Jeremiah, grâce à une lettre de 1890, qui renseigne utilement sur les formes que pouvait prendre la spéculation :

‘Monseigneur, j’ai l’honneur de vous exposer le cas où se trouve le P. Sorin pour ses comptes avec le Collège. Il y a environ six mois, le Collège fut remboursé d’une somme prêtée sur une plantation de la Province. Comme il y avait des formalités légales à remplir, l’argent fut remis à un magistrat qui à son tour le remit au P. Sorin pour me le faire passer. Dans une lettre du 11 octobre 89, le P. Sorin écrivait, le jardin Kou Kao Nhi est settlé et j’ai les piastres en main ; M. Lapper (le magistrat) lui-même a compté les 350 $ dues au Collège. J’attends toujours Richard Jeremiah, notre homme d’affaire qui a écrit qu’il viendrait par ici, j’ai ici votre crédit. Nous avons actuellement une somme considérable qui est en caisse depuis deux mois sans rien produire et cela à notre grand détriment. Il est bon que votre grandeur sache que notre entremetteur, Richard Jeremiah, n’a qu’un rayon assez restreint qu’il connaisse et qu’il puisse visiter. Et de là il arrive nécessairement que notre fond augmentant, l’argent de la mission nous devient un véritable embarras et nous occasionne des pertes. Si votre grandeur le permettait, je suggérerais que Charles, qui a placé et place encore des sommes considérables appartenant à l’Église de la ville, pourrait sans grande difficulté trouver de quoi placer sinon le tout du moins une grande partie de l’argent de la mission1015. ’

Ces activités agricoles, comme ces placements, restent finalement assez modestes, et n’ont que peu d’impact sur l’économie de l’île1016. Mais elles participent manifestement de l’esprit du capitalisme : « Plus que la participation directe à la construction des réseaux économiques impériaux, en métropole ou dans les colonies, les missionnaires contribuent à favoriser leur développement et leur implantation en préparant les populations à accepter les nouvelles logiques économiques et financières 1017 . » L’influence qu’elles exercèrent serait plutôt à chercher du côté des conceptions de l’économie plus ou moins entremêlées de valeurs chrétiennes qu’indirectement, elles importèrent en Asie.

Notes
996.

Vol. 887, M. Pecot, 17 avril 1822.

997.

Vol. 887, Mgr Joseph Florens, 17 juin 1820.

998.

DB 460–5, M. Langlois à M. Albrand, Paris, 28 octobre 1834.

999.

DB 460 – 5, M. Langlois à M. Albrand, Paris, 28 octobre 1834.

1000.

« Le brave Chinois Ya Yin Ko est un ancien serviteur du Collège depuis 11 ans. Il nous a toujours servis avec une intelligence et surtout avec une fidélité à toute épreuve. Dans ce moment, il est à la tête des plantations de notre campagne de Mariophile, qu’il ne quitte momentanément que pour visiter sa femme et ses enfants dans le désir de leur ouvrir les voies du salut », vol. 340, n° 44, M. Tisserand à M. Libois, 30 mai 1846.

1001.

DB 460 – 5, M. Legrégeois aux directeurs du Collège de Pinang, Paris, 17 avril 1849 : « M. Tisserand nous dit dans une lettre que nous avons reçue ces jours derniers qu’au commencement de 1847 il a fait l’acquisition d’un terrain contigu à Mariophile moyennant 400 piastres pour y défricher la partie la plus inculte et y planter des muscadiers. Aujourd’hui, ce terrain vaudrait de 1000 à 1200 piastres…»

1002.

Procès-verbaux, 10 octobre 1849.

1003.

Vol. 314, n° 1442, Hong-Kong, M. Libois à M. Legrégeois, 25 septembre 1854.

1004.

DB 460 - 5, M. Legrégeois, Paris, 14 juin 1852.

1005.

DB 460 - 5, le Conseil de Paris aux Directeurs du Collège de Pulo-Pinang, Paris, 22 avril 1872.

1006.

DB 460 - 5, le Conseil de Paris aux Directeurs du Collège de Pulo-Pinang, Paris 8 septembre 1874.

1007.

Procès-verbaux, « 20 avril 1943 : À Mariophile, nous préparons une grande plantation de dourians. Notre long séjour aura été nous l’espérons le point de départ de la propriété en un jardin d’arbres fruitiers. Les plantations de bananes et d’ananas sont déjà très prospères. 10 décembre 44. Il faut intervenir pour arrêter les déprédations faites dans notre plantation de rubber. »

1008.

« Le secteur des plantations a pu se développer en marge du secteur traditionnel et sans empiéter sur ce dernier, parce qu’il a disposé généralement des terres vacantes, notamment dans les collines et sur les terres ondulées de la Péninsule malaise, qui ne conviennent pas à la riziculture. Parmi les cultures dites de plantation, la première place revient à l’Hévéa […] Sa culture se localise principalement dans le Rubber belt, zone parallèle à la côte occidentale, particulièrement dans les états de Kedah, Penang… », in Jacques Dupuis, Singapour et la Malaysia, op. cit., p. 87.

1009.

DB 460-5, le P. Chibaudel au P. Wallays, Paris, 27 novembre 1889.

1010.

« Il y avait aussi des ruches et notre miel était très renommé, à Penang ! » Entretiens avec M. Arro et J. L’Hour, op. cit.

1011.

DB 460 – 5, le Conseil de Paris aux Directeurs du Collège de Pulo-Pinang, Paris, 5 juillet 1871 (reçue le 12 août).

1012.

Procès-verbaux, 7 février 1911.

Idem, 6 décembre 1892 : « M. le Procureur dit que cette année-ci les cocotiers en général n’ont donné qu’une moitié de récolte environ et propose de faire à notre fermier de Mariophile une réduction de 300 $ sur sa rente donnant surtout pour raison que notre fermier a à faire de grandes dépenses pour débarrasser le jardin de Lalang. »

Idem, 24 février 1950. « Le Conseil considère ce qui peut-être fait au sujet de la plantation de cocotiers de Bukit Mertajam. »

1013.

Vol. 340, n° 55, M. Pagès, 16 septembre 1920 : « Le plan de la propriété du Collège vous serait utile. Sa contenance est d’environ 8 hectares. La plantation de Mariophile à 80 hectares. Vous voyez que le terrain ne manque pas. Même si le Collège devenait séminaire pontifical, je ne crois pas qu’il serait nécessaire de l’agrandir. »

1014.

Procès-verbaux, 11 septembre 1883.

1015.

BG 1401, le P. Laumondais, 4 mars 1890.

Autre exemple. Procès-verbaux : « 8 novembre 1892. M. le Procureur soumet au Conseil la proposition d’avoir un courtier dont l’office consisterait à porter des notices à nos débiteurs, de recueillir des intérêts dus, de présider aux achats de la cuisine en lui allouant un salaire de 20 $ par mois environ avec le logement en plus. Le Conseil approuve la motion. »

1016.

« À court terme, la période missionnaire n’a donc pas réussi à proposer une économie crédible, inspirée du christianisme face au modèle capitaliste libéral », in Claude Prudhomme, Le missionnaire et l’entrepreneur dans les colonies françaises, LAHRA, Lyon, 1995 (p. 8-10).

1017.

Cf. Denis Péclard, « Ethos missionnaire et esprit du capitalisme. La mission philafricaine en Angola, 1897-1907 », in Le fait missionnaire, Cahier 1, 1995.