a.1-1 L’éducation complète de l’indigène

Le 18 janvier 1844, Clément Bonnand, vicaire apostolique de la mission de Coromandel, au sud de l’Inde, évêque in partibus de Drusipare, ouvrait la première session du synode de Pondichéry1019 : « Mgr de Drusipare a convoqué un synode à Pondichéry pour le 16 janvier dernier. Sa grandeur avait envoyé d’avance à chaque mission les questions qui devaient être traitées 1020 . » À l’ordre du jour était notamment inscrite la question du clergé indigène, en partie à l’instigation de Jean Luquet1021, secrétaire de Mgr Bonnand1022. Nous devons à Jean Luquet, parmi d’autres ouvrages, une description circonstanciée du synode1023 :

‘Le 18 janvier 1844 s’ouvrit par le chant solennel d’une messe du St-Esprit le premier synode tenu à Pondichéry, depuis l’introduction de notre sainte foi dans l’Inde. C’était un touchant spectacle de contempler ces missionnaires épuisés prématurément par les fatigues d’un apostolat exercé sous les ardeurs brûlantes du climat de l’Inde ; ces vieillards avant l’âge, dont le regard recueilli, dont les fronts inclinés pour la prière, annonçaient de quelles pensées solennelles ils étaient préoccupés. C’était un beau spectacle aussi de voir près de nous ces prêtres indigènes, espérance future de nos Églises enfantées dans la douleur, mêler leurs prières aux nôtres1024 .

Le synode aborda trois thèmes principaux : « clergé indigène, administration des chrétiens, conversion des gentils. » L’un des arguments les plus courants en faveur du clergé indigène était qu’il passerait plus inaperçu que les Européens en cas de persécution, mais aussi qu’il s’insérerait plus facilement dans une société de castes, ce qu’illustre cette anecdote, due à J. Luquet : «  C’était dans le courant de septembre 1843 ; un brahme païen avait assisté à la fête d’Ariancoupam. Cette fête l’avait charmé. C’est bien, disait-il, mais c’est un prêtre européen qui officie 1025 . » La capacité des indigènes à devenir de bons prêtres, la nécessité de former un clergé indigène à part entière pour « planter » l’Église catholique dans les pays de mission, sur tous ces points, les missionnaires s’accordèrent :

‘La formation du clergé indigène fut toujours, dans l’intention des vénérables fondateurs de notre congrégation, un objet tout spécial de leurs efforts, de leurs travaux et de leur généreux dévouement. L’Église entière, par l’intermédiaire de ses pontifes, ne cessa de faire des vœux et de transmettre des instructions pour la réalisation d’un objet si désirable. L’expérience de tous les temps et de tous les peuples, les documents historiques, les monuments ecclésiastiques, tout concourt à prouver de la manière la plus évidente, que, pour planter solidement la foi chez un peuple, il faut absolument établir un clergé indigène pour y perpétuer le sacerdoce. L’assemblée a exprimé unanimement sa vive sollicitude à cet égard1026. ’

Puis l’assemblée décida la création d’un grand séminaire « séparé du petit », et en définit les besoins : des livres, tout d’abord :

‘1° L’on a jugé que l’instruction dans le séminaire réclamait, en premier lieu la rédaction et l’impression de tous les livres classiques et d’abord les alphabets, un abrégé de la grammaire tamoule et un dictionnaire latin-tamoul. Aussitôt après, on désire qu’il soit procédé à l’impression d’un dictionnaire tamoul-latin-français-anglais. ’

Les matières enseignées seraient celles des séminaires européens, théologie, philosophie, écriture sainte, auxquelles s’ajouteraient les langues, le français et l’anglais, ainsi que :

‘Des éléments d’Histoire, de Géographie, d’Arithmétique, des notions d’Astronomie et de Physique, parce que ces connaissances sont regardées comme complément de toute éducation, et d’ailleurs elles sont d’autant avantageuses dans ce pays, que les Brames se servent trop souvent de quelques connaissances vagues et imparfaites qu’ils possèdent, pour abuser de la crédulité publique.’

L’un des principaux mérites du synode est d’avoir plaidé pour le principe de l’éducation complète des indigènes : « Ce jour là même commencèrent les travaux du synode et le soir n’était pas encore arrivé que déjà un succès immense avait été obtenu. Le principe de l’éducation complète à donner aux indigènes fut adopté à la presque unanimité des suffrages 1027 .  » Se référant aux décrets du concile de Trente (qui avait voulu que le niveau d’instruction des prêtres fût amélioré), le synode proclama qu’il convenait d’étendre le plus possible l’éducation des enfants dans les petits séminaires, comme celles des futurs prêtres, dans les grands. Il se préoccupa aussi de l’éducation à donner aux filles :

‘L’assemblée, bien convaincue que les écoles sont le plus excellent moyen de propager l’instruction religieuse et morale, a décidé unanimement que nous devions non seulement soutenir celles qui existent déjà, mais encore aviser incessamment aux mesures les plus sages et les plus efficaces pour en fonder de nouvelles, sur un système plus solide et plus étendu, non seulement en faveur des enfants indigènes, mais encore des enfants européens et de leurs descendants, dans l’espoir d’y trouver des vocations au sacerdoce. Elle a pareillement émis le vœu que l’on s’occupât sérieusement de pourvoir au plus tôt à l’éducation des petites filles. Un fatal et déplorable préjugé les exclut, dans l’Inde, de ce grand et inappréciable bienfait.’

La concurrence des missions protestantes, très actives dans les écoles primaires, était l’une des hantises des missionnaires. Vers 1820, après les luthériens danois et allemands établis depuis le XVIIIe siècle, s’installèrent, dans le sud de l’Inde, des Wesleyan Methodists (que l’on rencontre aussi à Penang), la London Missionary Society et l’American Board of Commissionners for Foreign Missions 1028. L’arrivée de ces renforts fut perçue comme une menace : le synode de Pondichéry visait donc à organiser la riposte, par le renforcement de l’enseignement catholique :

‘La société des Missions Étrangères ayant pour but la conversion des infidèles et l’organisation des Églises ne doit-elle pas s’occuper de tout ce qui se rattache à cette fin ? Or l’éducation de l’enfant, qui rapportera d’abord chez ses parents les principes qu’on lui a inculqués, qui, ensuite, devenu chef de famille, sera partie intégrante et influente de la communauté chrétienne, qui peut, par ses études, s’élever au sacerdoce, est absolument indispensable1029.’

Les missionnaires jugèrent qu’il fallait diffuser des livres clairs et intelligibles – à cet effet, une imprimerie fut installée à Pondichéry en 1841 – où l’on pût trouver des arguments apologétiques et un exposé solide et fiable de la doctrine chrétienne :

‘Pour les chrétiens, une histoire abrégée de l’ancien et du nouveau testament traduite en tamoul avec notes. On s’est appuyé pour ce dernier ouvrage sur l’édification que les chrétiens en retireront et sur la nécessité de les empêcher d’aller chercher la parole de Dieu dans les traductions protestantes toujours si dangereuses pour la foi, et malheureusement répandues dans ce pays1030. ’

Le synode recommanda l’enseignement des doctrines « païennes », afin de fournir aux futurs clercs des arguments aptes à les réfuter :

‘On exposerait rationnellement l’histoire de ces sectes idolâtriques ; on produirait les témoignages écrits qui leur servent de base, et l’on montrerait la faiblesse, l’incohérence de ces témoignages en fait de religion. Ce sont des passages de poèmes, de romans (pourânas) et d’almanach. On ferait voir que ces sectes se rattachent par quelques-uns de leurs principes au panthéisme et que le panthéisme est destructif de la divinité et de toute religion. Après l’histoire fidèle de l’erreur, viendrait l’exposé des raisons qui la réfutent1031.’

La crédibilité des prêtres indigènes dépendait non seulement, aux yeux de leurs compatriotes, de leur foi, de l’exemplarité de leur vie mais aussi de leur niveau d’instruction. Des études plus poussées étaient de nature à attirer les Indiens de haute caste, sans lesquels le christianisme risquerait de n’être considéré que comme une religion de basse caste :

Déjà, nous nous plaisons à applaudir aux changements introduits dans le mode d’éducation pratiqué à l’égard des jeunes séminaristes. Il est à peu près le même que celui qu’on suit dans les séminaires de France. Les Indiens sont tellement passionnés pour la science qu’il était impossible de les prendre par un endroit plus sensible et même plus heureux sous le rapport de la vertu. Dieu veuille se servir d’eux pour la conversion de la classe éclairée toujours stationnaire dans les sciences, quoique toujours avide d’instruction. Ceux-là gagnés, les autres suivront facilement […] C’est ce qui fait sentir si vivement dans l’Inde, le besoin d’un clergé indigène1032.

Notes
1019.

La seconde session eut lieu en 1849.

1020.

Vol. 171, p. 95, Lettres communes, Penang, 28 mars 1844.

1021.

Né à Langres en 1810, Jean Luquet fut architecte, puis étudia trois ans au séminaire de Saint-Sulpice, avant d’entrer, en 1841, aux Missions Étrangères.

1022.

« En 1842, les missionnaires de Benguelour [Bangalore] avaient demandé à Mgr Charbonneaux, [coadjuteur de Mgr Bonnand, évêque de Drusipare] une réunion de missionnaires pour s’entendre sur les divers intérêts du vicariat. Il publia ensuite une lettre pastorale contenant le sommaire suivant des questions à traiter dans la réunion projetée : 1° Conversion des païens, 2° Missions à entreprendre par plusieurs missionnaires en commun, 3° Baptême des enfants païens en danger de mort, 4° Question des rites malabares et application incomplète de la bulle de Benoît XIV, 5° Costume uniforme à donner aux missionnaires, 6° Moyens de découvrir et de développer les vocations à l’état ecclésiastique, parmi les jeunes Malabares, 7° Impression des livres utiles à la religion, 8° Fêtes religieuses. Je compris tout d’abord que les premières questions seraient les mieux traitées, et qu’il était important de mettre de ce nombre celle du clergé indigène. Par une circonstance toute providentielle, MM. Jarrige, Dupuis et Lehodey, chargés de rédiger le programme des questions, suivirent pour cela l’ordre indiqué par le but de notre institution : 1° Clergé indigène, 2° Soin des chrétientés, 3° Conversion des Gentils. La réunion désirée depuis si longtemps prit le nom et la forme d’un synode », Jean Luquet, Éclaircissements sur le synode de Pondichéry, chap. 22, p. 331-352.

1023.

Notamment les Lettres à Monseigneur l’Évêque de Langres, ouvrage de 618 p. rédigé en dix mois, alors qu’il était étudiant au séminaire des missions, publié en novembre 1842 chez Gaume Frères à Paris. Il est également l’auteur d’une Histoire des missions catholiques, 1854.

1024.

Jean Luquet, Éclaircissements sur le synode de Pondichéry, chap. 22, p. 331-352.

1025.

Jean Luquet, Histoire des missions catholiques, p. 244-245.

1026.

« Résultat des délibérations du synode convoqué le 18 janvier 1844 par monseigneur l’évêque de Drusipare, vicaire apostolique de la côte Coromandelle », Actes, p. 16 et suivantes.

1027.

Éclaircissements, op. cit.

1028.

Cf. Yolande Turcat, L’action pastorale de Mgr Bonnand, une restauration de l’Église en Inde. Les synodes de Pondichéry et l’assise d’une Église locale, Paris VII, 1988.

1029.

A. Launay, Histoire de la société des Missions Étrangères, t. 3, 1836-1892 [publié en 1894] A/ « Synode de Pondichéry » chap. II – 3, p. 142-143.

1030.

« Cette traduction servirait à rendre encore plus utile et plus intéressante la lecture des livres écrits pour la défense de la religion contre l’hérésie […] Comme parmi les livres en langue indigène qui existent, il pourrait s’en trouver d’utiles au bien de la mission, l’on invite les missionnaires à les rechercher dans leurs districts respectifs pour en faire passer le titre au chef-lieu. A ce propos on exprime le vœu que quelque missionnaire qui se sentirait de l’attrait et des moyens pour acquérir une connaissance plus étendue du haut tamoul et du grandonique en fit une étude particulière. Par là, il se rendrait capable de raisonner utilement sur la religion avec des Brames naturellement enclins à se prévaloir de la connaissance de ces langues. Il est, de plus, dans ces ouvrages, une infinité de matières dont le missionnaire se servirait avec avantage pour réfuter victorieusement le système de la gentilité. Parmi les causes déplorables de l’ignorance chez un peuple, l’on a toujours compté le défaut de lecture des bons livres. Cette observation est surtout applicable dans ce pays de l’Inde où la rareté des ministres évangéliques prive les Indiens des moyens d’instruction dont jouissent les nations chrétiennes. On regarde donc comme un devoir très important pour les missionnaires de répandre l’instruction par le moyen des écoles, et de faire sentir au peuple, par des instructions fréquentes, l’utilité des bonnes lectures », Jean Luquet, Le Synode de Pondichéry, chap. XX, p. 261-262.

1031.

« Instruire les peuples ne se borne pas à leur enseigner la foi chrétienne et à leur faire sentir la vanité de leurs idoles et la honte de leur culte. Il faut entrer dans les mystères de leurs dogmes, de leurs livres, moralistes, philosophes, poètes, chercher dans les beautés séduisantes (et il y en a partout) des fables dont leur enfance s’est bercée, le secret à l’aide duquel la grâce divine se servira de nos efforts pour combattre avec succès les ennemis que le démon nous oppose. S’il faut des Xavier pour convertir par les vertus et les miracles, il faut aussi des Augustin pour triompher de la science païenne par la science de l’esprit de Jésus-Christ. Le temps est donc venu où, dans chaque mission, c’est un devoir de consacrer à cette grande œuvre de réparation scientifique quelques-unes des heures que Dieu nous a comptées pour sa gloire. La vérité ne redoute pas les lumières : elle les appelle, au contraire, de tous ses vœux », Jean Luquet à M. de Marion-Brésillac, 20 juillet 1844 (Langres, vol. 257/4), citée in Roussel R. (chanoine), Un précurseur, Monseigneur Luquet (1810-1858), des Missions Étrangères de Paris, Langres, 1960.

1032.

Vol. 171, p. 95, Lettres communes, Penang, 28 mars 1844.