Jean Luquet, loin d’être un précurseur, serait-il un imposteur ? Une chose semble acquise : il n’est pas en odeur de sainteté aux Missions Étrangères. Déjà, dans son Histoire de la société, publiée en 1894, Adrien Launay écrivait :
‘On aborda ensuite un sujet dont la solution ne pouvait être immédiate et ne dépendait ni de la Société, ni des missionnaires : l’établissement de la hiérarchie dans l’Inde par la nomination d’évêques titulaires au lieu de Vicaires apostoliques. L’inspirateur de ce projet était M. Luquet, mort plus tard évêque d’Hésébon, belle et facile intelligence, mieux doué cependant pour la spéculation que pour la pratique1059. ’Le Père Jean Guennou entretient une tradition historiographique propre à la Société des Missions Étrangères, pour le moins circonspecte à l’égard du personnage de Jean Luquet. À y regarder de plus près, il nous semble que l’évêque d’Hésébon mériterait, au moins partiellement, d’être réhabilité. Certes, la création d’un clergé et d’une hiérarchie indigènes était bien présentée aux aspirants missionnaires comme le but primordial de la Société. Il y avait, à son époque, des séminaires (parmi lesquels le Collège général) et des prêtres indigènes dont nul ne discutait les vertus et moins encore, au plus haut degré, celles des martyrs. Mais sommes-nous certains que la mise en œuvre concrète des principes énoncés dans les textes ait été absolument généralisée, n’ait souffert d’aucune entorse ?
‘C’est sans doute un inconvénient qu’on donne trop de poids et d’ascendant aux prêtres indigènes. Sans doute on doit toujours les traiter avec honnêteté et les égards dus au sacerdoce dont ils sont revêtus ; mais il n’est pas expédient de les mettre tout à fait au même niveau que les missionnaires européens et encore moins de leur donner une espèce de prépondérance. Cela peut avoir de grands inconvénients d’autant plus qu’ils ont été mis sur ce pied là, il est bien difficile de les ramener au rang qu’ils doivent occuper1060. ’Revenons à Launay : que dit-il ? La création d’un épiscopat indigène est une idée de Luquet, qu’il trouve « mieux doué pour la spéculation que pour la pratique. » Faut-il en déduire qu’il jugeait la création d’un épiscopat indigène en Inde chimérique ou irréaliste ? Les faits lui donnèrent en partie raison, puisque le premier évêque indigène de rite latin ne fut ordonné, en Inde, qu’en 1923, deux ans après l’encyclique Maximum illud de Benoît XV sur le clergé indigène. Le Conseil du séminaire de Paris, quant à lui, cautionna aussitôt les déclarations du synode :
‘Nous ne pouvons qu’applaudir à la sagesse des dispositions que vous avez prises dans votre synode. Celle en particulier qui regarde le clergé indigène y est de la plus haute importance. Vous pouvez par là espérer de vous associer dans quelques années de nombreux auxiliaires. Formés par des mains habiles à la piété et à la science, ils auront appris à penser et à agir comme leurs maîtres, tout en conservant du pays natal les usages et les mœurs propres à gagner la confiance de leurs compatriotes. Il nous semble donc que vous avez fait un grand pas vers la perfection du principal but de notre société1061. ’Je souligne l’emploi du terme « auxiliaires ». Il suggère évidemment l’idée de la subordination du clergé indigène aux missionnaires, idée renforcée par ce qui suit : « ils auront appris à penser et à agir comme leurs maîtres. » Diffusée auprès des membres de la Société, en 1845, cette Lettre commune se trouve être en contradiction formelle avec l’Instruction pontificale Neminem profecto, publiée la même année : « Il faut donc rejeter et abroger entièrement l’usage de n’employer dans les missions les prêtres indigènes qu’en qualité de simples auxiliaires, condition qui ne les humilie que trop justement. » Je serais enclin à voir, dans l’utilisation du mot « auxiliaire » par les auteurs de la lettre, un lapsus calami. Analysant l’instruction de Grégoire XVI, Claude Prudhomme a montré qu’elle ne visait pas seulement à encourager la création d’un clergé indigène, mais qu’elle entendait aussi marquer sans ambages la primauté du Saint-Siège (et de la Propaganda Fide) sur les Sociétés missionnaires, quant aux principes et aux objectifs de la mission. Le synode de Pondichéry participa de cette politique : « Les réunions de synodes régionaux sont elles-mêmes l’occasion d’obtenir une uniformisation des disciplines et des pratiques sous le regard attentif des envoyés romains, d’autant que les décisions sont ensuite soumises à l’approbation de la Propagande avant d’être promulguées 1062. » Or, les recommandations de Rome se heurtèrent fréquemment aux atermoiements des missionnaires, à des lenteurs que Luquet avait observées et dénoncées :
‘Mgr Charbonnaux ne déclare-t-il pas « devoir se retirer quand viendra un évêque Tamoul », car selon lui, un clergé et surtout un épiscopat autochtone ne sont ni nécessaires ni avantageux ? Et Mgr Fenelly, Vicaire apostolique de Madras, croit que l’on peut faire des prêtres indigènes, que cela est possible, mais il est dans la réalisation de ne jamais ordonner un seul, puisqu’il croit avoir assez de prêtres irlandais pour sa mission et parce qu’il prétend qu’ils seront toujours plus respectés que les prêtres malabares 1063.’Jean Luquet ne fut pas le seul à s’indigner du peu de considération que l’on avait pour le clergé indigène dans les missions :
‘Ce besoin que nous éprouvons de missionnaires me fait penser à l’idée qu’émet M. Luquet dans son livre sur la nécessité où nous sommes de créer un clergé indigène. Hé ! Mon Dieu, notre congrégation a été établie par le Chef de l’Église dans la vue de former un clergé indigène et cependant on s’en occupe peu dans nos missions. N’avez-vous pas à Paris à vous reprocher quelque chose sous ce rapport ? J’ai entendu un vicaire apostolique se glorifier de n’avoir ordonné qu’un prêtre indigène et il ne voulait pas en ordonner d’autre ; cependant ce prêtre fait beaucoup de bien. Mais si on forme un clergé indigène, qu’on le forme bien et qu’on le respecte : ici, un missionnaire venant de Chine ne voulait pas que je permisse à notre père Chinois de s’asseoir quand il venait nous trouver et nous eûmes à ce sujet une grande discussion : de même qu’en lui adressant la parole il n’employait que le mot « tu » ; est-ce ainsi qu’on doit traiter un prêtre1064 ?’Mais il servait peut-être à son insu les intérêts de la papauté, lesquels ne convergeaient pas entièrement avec ceux des missions : « Cet écart permanent entre les proclamations d’intention et les stratégies missionnaires éclairent le décalage que certains dénoncent vigoureusement, mettant en cause l’inertie des missions, en Inde dès le milieu du XIX e siècle (Luquet, Marion Bresillac) et en Chine vers 1900 (chanoine Joly) 1065. » Ici réside probablement la cause principale, mais tacite, du mécontentement de ses confrères. Les autorités romaines étaient en proie à une série de contradictions. Elles voulaient affranchir les Églises autochtones de l’emprise des Sociétés missionnaires. Celles-ci, en effet, seules à posséder une solide connaissance des pays de mission, auraient pu être tentées de retarder le moment où il leur faudrait passer le relais, ce qui serait absolument contraire aux instructions pontificales et aux buts initiaux fixés par la Propaganda Fide. Mais l’affranchissement des Églises indigènes n’impliquait nullement leur complète autonomie par rapport au pouvoir central, lequel demandait aux missionnaires de promouvoir et d’implanter le modèle ecclésiastique romain avant de songer à partir. Ce nouveau clergé devait être, en somme, indigène et romain tout à la fois1066. On peut comprendre le désarroi des missionnaires, qui reprochèrent souvent aux législateurs romains d’entraver leur action en imposant des pratiques inapplicables sur place, par ignorance des sociétés locales et de leurs mœurs : structures matrimoniales, « légitimité » des naissances, comportements sexuels, influences du « paganisme », interdits alimentaires ou vestimentaires, notion du pur et de l’impur, principe d’inégalités dans les sociétés de castes etc.1067. La question des castes mérite qu’on s’y arrête brièvement. Jean Luquet souhaitait abolir, ou tout au moins atténuer, la distinction faite, dans les écoles catholiques, entre Indiens de hautes castes, de basses castes et parias. En général, les enfants issus des basses classes n’étaient pas admis dans les écoles supérieures, car ceux des hautes classes ne l’auraient pas souffert. Il cite, contre cet usage, le bref In excelsa de Clément IX, interdisant, pour l’admission dans les écoles, toute discrimination liée à l’origine sociale des individus. Les protestants, redoutables concurrents des missions catholiques, accueillaient, observe Jean Luquet, des enfants de toutes castes. Il omet cependant de dire que, chez les protestants, plus soucieux de réformes sociales, le renoncement par serment aux pratiques de castes conditionnait l’accès au baptême. Quant aux parias, il leur serait beaucoup plus facile qu’aux Indiens de caste de s’assimiler aux étrangers : « Ils peuvent sans aucun des inconvénients qui arrêtent les autres castes, se mêler aux européens, aux chinois, aux musulmans surtout, cette race énergique à qui il ne manque que la civilisation chrétienne pour faire trembler l’Angleterre 1068 . » (sic) Les thèses de Luquet penchaient ici du côté de la réforme sociale à l’européenne, et non de celui de l’adaptation. Or, en 1847, l’un des professeurs du séminaire de Pondichéry, Jean-Marie Leroux, décida de prendre ses repas avec les séminaristes de caste, pour leur démontrer que cette cohabitation était possible1069. Curieusement, cette initiative ne suscita d’abord aucune indignation. Certes, au XIXe siècle, les Européens en général, les chrétiens en particulier, n’étaient plus considérés comme des intouchables. Louis Dumont a étudié les rapports des chrétiens et de la caste1070. Probablement parce que l’on a « pris l’habitude de témoigner soumission et déférence au pouvoir anglais comme précédemment au musulman 1071 », les missionnaires bénéficient au XIXe siècle d’une situation « plus aisée que ne l’était celle de leurs devanciers durant la période précédant l’établissement de la domination anglaise. » Leurs témoignages confirment qu’ils avaient les coudées franches pour se vêtir et se nourrir. Mais en revanche, ils ne se font aucune illusion quant au peu d’estime en laquelle on les tient : « Ces avantages ne vont pas du reste sans contrepartie, car les gouvernants sont l’objet à la fois d’un ‘’respect hypocrite et forcé’’ et d’un ‘’mépris intérieur et réel’’ qui ne font pas l’affaire des missionnaires 1072. » Ce constat d’un jésuite, le P. Bertrand, rejoint celui qu’exprimait, quelques années auparavant, le Conseil du séminaire des Missions Étrangères, évoquant « cette aversion dont l’Indien de haute caste ne se dépouille presque jamais à l’égard des Européens 1073. » Le cas des convertis est légèrement différent : « Dans la mesure où l’adhésion au christianisme se présente comme l’adhésion à une secte comportant certains dogmes mais respectant les usages sociaux, elle n’entraîne pas nécessairement de tension. » Bien entendu, le niveau de difficulté s’élève avec celui de l’appartenance sociale : il est moins facile à un brahmane qu’aux intouchables, ou aux membres des basses castes, de se convertir. C’est dans ces deux derniers groupes que les conversions ont été les plus fréquentes, sans entraîner pour autant l’amélioration de leur condition sociale, du moins chez les catholiques1074. D’ailleurs, la division par castes est reproduite au sein de l’Église : « Même les catholiques sont divisés en quatre groupes ou castes distinctes. Les chrétiens d’origine intouchable semblent avoir leurs propres églises. » Louis Dumont indique cependant clairement les limites de cette tolérance : soit que les autorités chrétiennes enfreignent une règle touchant, par exemple, la pureté ou le vêtement, que les pratiques chrétiennes contrarient les usages hindous, ou encore que les autorités d’une caste modifient les règles, dans tous ces cas, le conflit éclate et les convertis incriminés sont exclus de leur caste. Encouragé par le calme apparent, le Père Leroux décida d’aller plus loin, et fit ôter leur turban aux enfants de chœur, dans l’église paroissiale. La réforme, qui s’était cantonnée à l’intérieur du séminaire, devenait publique. Les chrétiens de caste, scandalisés, fomentèrent la révolte dite « calabam », qui dura sept mois. Les églises furent boycottées, les fidèles menaçant de s’adresser aux prêtres portugais, ou pire, aux protestants ! Mgr Bonnand céda et fit amende honorable en déclarant n’avoir pas eu « l’intention de confondre les choutres avec les castes supérieures ni d’intervenir dans les points qui ne renferment pas de gentilités et qui ne sont pas opposés à la doctrine ni aux règles de la religion catholique 1075. » Que serait-il advenu s’il s’était montré intraitable ? Aussi, à l’issue du second synode de Pondichéry, en 1849, enjoignit-il officiellement aux missionnaires de s’en tenir aux usages précédents et de respecter « sous peine de désobéissance grave », les « bienséances indiennes. » Il y eu donc un net infléchissement d’un synode à l’autre, et ce en dépit des recommandations romaines, afin d’adapter le catholicisme aux usages des castes, et non l’inverse. Bien des années plus tard, Francis Audiau, professeur au séminaire de Pondichéry, fit le récit d’une révolte « Kalagam », provoquée par une requête des parias : ceux-ci demandaient qu’on ôtât la barrière qui, dans l’église paroissiale, les séparaient des chrétiens de caste. Les missionnaires tentèrent de l’enlever. Ils ne purent y parvenir ; les castes les en empêchèrent, malgré la présence de la police. L’évêque dut se résigner à déplacer le curé et à fermer l’église1076. Dans ces conditions, les buts assignés par Rome étaient-ils accessibles ? « Dans nos pays de mission si éloignés de Rome, écrit Mgr Bottero, où nous avons à traiter tour à tour avec des catholiques, des gentils, des protestants, des musulmans, il est souvent moralement impossible ou difficile de suivre les règles canoniques. Je supplie donc votre excellence de m’accorder ou de m’obtenir la dispense de recourir au Saint siège pour une foule de cas où il me paraît bon d’agir promptement 1077. » En dépit des aménagements qu’autorisèrent nombre de dispenses au cas par cas, les missionnaires doutèrent que cela fût vraiment possible avant longtemps. Jean Guennou allègue l’Instruction de 1659, étudiée par les aspirants missionnaires au séminaire de Paris à l’époque de Jean Luquet, et supposée inspirer leur action. Ce texte, que d’aucuns ont qualifié de « charte des missions 1078 », prescrivait notamment le respect des rites et des usages locaux (à l’exclusion de ceux qui seraient « détestables »). Il aurait ainsi contribué à « l’adaptation » du catholicisme en Asie. Or, les historiens ont émis de sérieuses réserves quant à savoir si ces préceptes conservèrent leur statut primordial de référence, pour les autorités romaines comme pour les missionnaires. En 1893, sous Léon XIII, par exemple, les Instructions de 1659 figurent dans les Collectanea, mais plus sous leur forme intégrale. Les passages qui servaient de fondement au projet d’adaptation du catholicisme « Ne mettez aucun zèle (…) pour convaincre ces peuples de changer leur rites, leur coutumes leurs moeurs (…) Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France (…) N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi » ont disparu dans les instructions de la Propaganda Fide de 1883 et de 18931079. Léon XIII, en 1893, publie l’instruction Cum postremis, adressée aux évêques d’Inde, pour les inciter à accentuer leurs efforts en faveur du clergé indigène. Dans son Histoire des missions de l’Inde (publiée en 1898), A. Launay lui-même présentait un bilan assez négatif dans ce domaine : manque de prêtres indigènes, mauvaise coordination des clergés indigènes et européens1080. Dans Cum postremis, les Instructions de 1659 sont bien citées, pour rappeler aux missionnaires que la formation des prêtres indigènes doit être la première de leurs préoccupations mais le passage concernant l’établissement d’un épiscopat indigène est omis. Plus encore, « la connotation de subordination contenue par l’Instruction de 1659 est encore renforcée par la sélection qu’opèrent les citations 1081. » L’indigénisation des Églises passait d’abord par leur immersion dans la civilisation européenne. Cette opération ne pouvait se faire rapidement ; dans certains cas, elle était même peu réalisable : « L’approche missionnaire aboutit elle aussi à des impasses, quand elle affirme dans le même mouvement qu’il faut christianiser pour civiliser et civiliser pour christianiser (…). Pas assez civilisés pour être tout à fait catholiques, pas assez catholiques pour être tout à fait civilisés, les jeunes indigènes sont dans chaque cas de figure condamnés à patienter 1082. » Les missionnaires doutaient-ils qu’une équivalence fût possible entre les deux clergés, l’européen et l’indigène, quand bien même ce dernier eût été « romanisé » ? Sous Pie XI, les missions furent de nouveaux exhortées à réduire leur déficit en prêtres indigènes1083. Symboliquement, le Pontife romain consacra les premiers évêques asiatiques (un indien et six chinois). Malgré cela, des réticences s’exprimaient encore parmi les missionnaires, écartelés entre le but qu’on leur fixait – former un clergé indigène romanisé –, les difficultés, voire les impossibilités d’une telle acculturation et parfois aussi en raison de leur réticence à l’atteindre : « Pour se conserver une plus grande autorité morale sur les chrétiens de l’Inde on croyait devoir éviter de les élever trop haut 1084. » En 1926, le Bulletin des MEP reproduit dans ses colonnes un article intitulé « Clergé indigène », paru quelques mois plus tôt au Bulletin Salésien (n° 485, mai 1926), dont l’auteur souhaitait « préciser ce que Rome entend par Clergé indigène 1085 . » Ce n’est en aucun cas un bas clergé chargé du « défrichement ». Il est rendu indispensable par la baisse des vocations en Europe : « Nous n’avons plus assez de prêtres […] Un million d’habitants à Paris, écrivait récemment François Veuillot, échappe totalement à l’action du prêtre. Crise tragique qui a probablement atteint son maximum d’acuité […] » Or, l’augmentation rapide de la population en Asie entraîne un besoin croissant en prêtres, que l’Europe ne pourra fournir. Après avoir cité Pie XI, écrivant aux vicaires apostoliques : « De ce que le Pontife romain vous a confié la charge apostolique de prêcher la vérité chrétienne aux nations païennes, il ne faut pas conclure que les prêtres indigènes n’ont d’autre raison d’être que d’assister les missionnaires dans les fonctions de moindre importance », l’auteur, rendant hommage à la grande figure de Mgr de Guébriant, lui laisse la parole : « Le progrès de l’évangélisation du monde est arrivé à un moment critique de son histoire. Les missionnaires que vous envoyez si généreusement […] ne peuvent plus poursuivre leur marche conquérante si vous ne leur donnez les moyens de recruter autour d’eux […] des auxiliaires. » Il y avait décidément une réelle réticence à définir la place exacte de ce clergé, en qui le Saint-Siège, depuis Neminem profecto, refusait de voir un corps d’assistants et que les missionnaires s’obstinaient à considérer comme des « auxiliaires ». Sans doute craignaient-ils de déroger, de perdre la face devant des populations fraîchement christianisées, un clergé neuf, presque sans racines ; crainte qui semble-t-il, a perduré :
‘12 mars 1963 (Nord Bornéo, où j'apprends le malais) : Le Père *** me conduit à l'hôpital pour y faire soigner une entorse. Voyant que beaucoup de gens attendent leur tour, je dis au père de rentrer. Sans sortir de sa voiture, il interpelle l'infirmier en chef et lui demande de me prendre en charge. Je lui fais remarquer que ce n'est pas très « chic » vis à vis des autres patients. Il me glisse à l'oreille, mi-sérieux mi-plaisant : ‘’Nous sommes encore la race supérieure pour quelque temps1086 !’’’Comme le démontrait l’exemple du Collège général, l’acculturation des indigènes n’était pas un but inaccessible, les anciens élèves ayant eu assez tôt une excellente réputation à cet égard :
‘Depuis que Mgr Imbert1087 a commencé le collège de Mo-Pin, les études ont toujours été bien soignées, les prêtres qui y ont été formés parlent et écrivent le latin, savent la théologie comme ceux qui ont été formés à Pinang, à peu près, selon les talents de chacun. Il n’y a pas ou guère de différence sous le rapport de la science. Mais les écoliers de Mo-Pin sont restés entièrement Chinois. La différence a si fort frappé plusieurs confrères qu’ils m’ont maintes fois pressé d’envoyer à Pinang le plus grand nombre possible d’écoliers1088.’Les directeurs du Collège de Penang se plaisaient à souligner les progrès des étudiants en théologie, estimant que leur savoir égalait celui des séminaristes français. Pierre Legrégeois, par exemple, vantait le splendide latin de ses élèves coréens1089. Le Collège général soutint d’ailleurs ouvertement Luquet pendant la crise qui l’opposa à son vicaire apostolique et les directeurs applaudirent à ses propositions de réforme des études : « Je vous félicite de l’influence que vous avez eue dans les améliorations de votre séminaire. C’est maintenant que nous allons voir si le nouveau système aura raison contre l’ancien. Je le désire de tout mon cœur 1090. » Il fut même envisagé d’envoyer certains élèves parfaire leur formation en France, dans le but explicite de les couper de leurs « préjugés nationaux » :
‘L’envoi en Europe de quelques sujets choisis dans votre séminaire est certainement une question très grave, et je me réjouis de toute mon âme de ce que Notre-Seigneur vous a inspiré la pensée de la soulever. Vous apprendrez avec plaisir qu’elle a été goûtée à la Propagande où les vrais principes sont toujours en très grand honneur1091. ’Une quarantaine d’années plus tard, le P. Jean-Baptiste Fahrer (1862-1925), professeur au Collège colonial de Pondichéry, publiait un rapport intitulé Le Collège Catholique en mission. Il y écrit, à propos de l’envoi d’étudiants asiatiques en Europe : « Il serait dangereux peut-être pour plusieurs raisons d’envoyer les indigènes se former en Europe. Le changement serait trop brusque et le milieu où ils se trouveraient tout à coup transportés par trop extraordinaire 1092. » L’argument paraît bien spécieux. J’y verrais plutôt ce que Claude Prudhomme décrit au sujet de l’atermoiement des missionnaires : « La pédagogie de l’assimilation se pervertit en argument pour retarder la promotion de prêtres auxquels les missionnaires reprochent de n’être pas suffisamment ressemblants et elle menace d’entretenir indéfiniment leur subordination 1093 . Or, il y avait le revers de la médaille. Dans bien des cas, ces clercs d’élite, latinistes et théologiens, ne parvenaient plus à s’intégrer dans les communautés chrétiennes, que ce soit parmi leurs compatriotes, dont leurs études les avaient éloignés, ou parmi les populations européennes (et parfois leurs confrères européens) qui les méprisaient, en dépit de leur acculturation. Répondant à un questionnaire de la Propaganda Fide au sujet de son vicariat apostolique, Mgr Boucho écrivait, en mai 1870 :
‘3° Du clergé, spécialement du clergé indigène : Le V.A. de Malaisie est desservi par les prêtres français des Missions Étrangères de Paris, au nombre de quinze y compris le Vicaire Apostolique. Il y a de plus un prêtre chinois, un prêtre descendant de portugais, deux élèves chinois formés au séminaire général des missions à Pulo Pinang et deux élèves venant de la mission sauvage près de Malacca. Le clergé indigène est devenu difficile dans ses contrées à cause du mélange des castes. Il n’y a guère d’avenir que pour le clergé chinois et encore l’on ne peut pas mettre les prêtres chinois seuls dans un poste à cause du rapport nécessaire avec les européens qui n’ont pas pour eux le respect dû à leur caractère, vu leur antipathie pour les chinois et d’une manière générale pour tout ce qui n’est pas d’extraction européenne1094.’Conjointement, les missionnaires catholiques, qui se préoccupaient d’abord de la formation cléricale, négligèrent celle des « catéchistes », relais pourtant indispensable avec les populations parce que plus proches d’elles1095. Les missions protestantes, au contraire, avaient su attirer des candidats en donnant à cette fonction le statut de profession correctement salariée, offrant la possibilité d’une promotion sociale concrète, dans l’enseignement (comme instituteur) ou dans l’administration coloniale. Luquet en avait parlé dans les Éclaircissements. Les catéchistes ne manquaient pas : mais il n’étaient ni suffisamment encadrés, ni assez bien payés pour mériter la considération de leurs compatriotes. La question fit plus tard l’objet de discussions, au cours du second synode de Pondichéry en 1849, mais sans entraîner de changements perceptibles :
‘Des catéchistes, de leur instruction et de leurs mœurs. L’œuvre de la formation des catéchistes n’est pas établie ici et ne peut guère l’être vu notre pauvreté et surtout la diversité des dialectes. Chaque missionnaire pourvoit à ses besoins : sous ce rapport nos catéchistes sont choisis parmi ce qu’il y a de mieux ; mais ce ne sont pourtant que des hommes à gages, qui nous font défaut dès qu’ils ont une perspective plus brillante ailleurs1096.’La création et la formation d’un clergé indigène étaient, on le voit, enchevêtrées dans les difficultés pratiques et les contradictions théoriques. Les intérêts de Rome et ceux des Sociétés de missionnaires n’étaient visiblement pas situés sur la même échelle. Le Saint-Siège avait une vision globale et surplombante des missions, dont seuls les missionnaires connaissaient les réalités quotidiennes. Chacun voulait, à son niveau, défendre des prérogatives souvent inconciliables : Rome, son magistère inaliénable, les missionnaires, une autorité mûrie par l’expérience quotidienne, enracinée dans la connaissance des langues et la relation avec les populations locales. Les incertitudes sur la stratégie à suivre en découlaient. Fallait-il conserver le caractère indigène de ce clergé, pour favoriser sa meilleure acceptation par les sociétés locales, dans le respect du principe ancien d’adaptation, ou le romaniser, pour promouvoir l’universalité de l’Église ? L’universalisation était-elle compatible avec certains usages intangibles des populations, toute tentative de réforme risquant de les détourner du christianisme ? Un clergé indigène – subordonné à un épiscopat qui, indigène ou non, recevait ses ordres de Rome, d’où procédait toute son autorité –, pourrait-il vraiment s’adapter aux habitus culturels et sociaux particuliers de ses congénères ? L’indigénisation n’était-elle pas un leurre, si elle ne visait qu’à changer des asiatiques en clercs européens, tout en prétendant respecter les coutumes locales, et confier un jour à un clergé indigène romanisé le gouvernement d’Églises prétendues autochtones ? Mais surtout, comment le produit de cette antonymie, « indigène-romain », aurait-il pu n’être pas un hybride ?
A. Launay, Histoire de la société des Missions Étrangères, t. 3, 1836-1892 [publié en 1894], A/ « Synode de Pondichéry » chap. II – 3, p. 142-143.
DB 460 – 5, de M. Langlois à M. Lolivier, Paris, 19 février 1833.
Arch. ME, vol. 64, p. 16, Lettres communes, 1845.
Claude Prudhomme, « Les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes églises, XIXe- XXe siècle », op. cit., p. 280.
In Chanoine Roussel, op. cit., Un précurseur, Mgr Jean Luquet (1810-1858), des Missions Étrangères de Paris, Paris, 1960 : correspondance Charbonnaux-Luquet, 9 août 1843 & Lettre de Venault à Luquet, 10 août 1843, p. 115.
Vol. 901, p. 349, M. Beurel, Singapore, 17 janvier 1844.
Claude Prudhomme, op. cit., p. 282.
« Comment obtenir un clergé chinois dont toute la formation est calquée sur celle que distribuent les séminaires occidentaux ? », Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire… op. cit., « L’élaboration de la doctrine missionnaire », p. 208.
« Très peu de directives développent donc une réflexion qui dépasse le cadre de réponses ponctuelles. Deux interventions proposent une synthèse sur un point particulièrement débattu qui exige une clarification. Au n° 1587 (1883) [Collectanea 1907, p. 172-179], quinze colonnes sont nécessaires pour fixer la procédure à suivre dans les causes matrimoniales en fonction des différents cas possibles. 47 paragraphes numérotés s’efforcent de faire le tour des problèmes rencontrés sans pour autant mettre fin aux demandes des missionnaires qui continuent d’affluer à Rome. Cette simple observation laisse entrevoir les formidables difficultés rencontrées dans l’application de la législation matrimoniale en pays de mission », Claude Prudhomme, op. cit., Stratégie missionnaire… « L’élaboration de la doctrine missionnaire », p. 201.
Éclaircissements, p. 166-167.
Jean-Marie Leroux, 1806-1878.
Louis Dumont, Homo hierarchicus, le système des castes et ses implications, Tel, Gallimard, Paris, 1966.
Louis Dumont, op. cit., Chap. X « Comparaison : la question de la caste chez les non-hindous et hors de l’Inde. 102. Les chrétiens et la caste », p. 254-260. Idem pour les citations suivantes.
Idem, citant J. Bertrand, s. j., Lettres édifiantes et curieuses de la nouvelle mission du Maduré, 1865, p. 93.
Vol. 171, p. 95, Lettres communes, Penang, 28 mars 1844.
Chez les protestants, « La conversion des intouchables a certainement suscité une revendication de droits sociaux non seulement de la part des convertis mais de la part de leur congénères et voisins demeurés Hindous […]. La conversion s’est souvent accompagnée d’une modernisation (instruction, profession moderne, mobilité spatiale) et l’on pourrait se demander si par là elle n’a pas procuré dans certains cas, à l’intérieur du milieu chrétien en premier lieu, une ascension sociale par assimilation à une catégorie supérieure », Louis Dumont, op. cit. , note 102 c, p. 257.
« Choutre » ou Shudras : la caste « inférieure » des serviteurs.
In A. Launay, Histoire des missions de l’Inde, op. cit., t. 2, p. 427-439. Cf. également J. Weber, Les établissements français de l’Inde au XIX e siècle, t. 5, p. 602, Librairie de l’Inde, Paris, 1988.
Francis Audiau, 1er novembre 1933, in Souvenirs d’Asie, op. cit., p. 206.
Cité par Claude Prudhomme, in Stratégie missionnaire du Saint-Siège, op. cit., p. 345.
A ce sujet, voir Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire… op. cit., chap. 7, « L’instruction de 1659 est-elle la charte des missions selon la Propagande ? », p. 195.
1883, Quae a praesulibus, aux vicaires apostoliques de Chine et 1893, Cum postremis, aux évêques des Indes orientales. Cf. Massimo Marcocchi, Colonialismo, cristianismo et cultura extraeuropee, cité par Claude Prudhomme in Stratégie missionnaire… op. cit., « L’élaboration de la doctrine missionnaire », p. 199.
A. Launay, Histoire des missions de l’Inde, t. 4, p. 4-5, Paris, MEP, 1898.
Claude Prudhomme in Stratégie missionnaire… op. cit., « L’élaboration de la doctrine missionnaire », p. 213.
Claude Prudhomme, « Les cadres locaux… », op. cit., p. 285.
Rerum Ecclesiae, 1926 et lettre apostolique Ab Ipsis aux évêques de Chine.
Jean Luquet, Éclaircissements, p. 144.
Bulletin des Missions Étrangères, second semestre 1926, p. 464-472.
Entretien avec Jean L’Hour, op. cit.
Laurent Imbert vécut douze ans au Sichuan avant partir en Corée où il trouva la mort.
Jacques Pérocheau, 1787-1861, Vicaire Apostolique du Sichuan. Vol. 527, Sutchuen, Mgr de Maxula (Pérocheau) à Messieurs les Directeurs du séminaire de Pinang, 4 septembre 1844.
In Jean Luquet, Lettres à Mgr l’évêque de Langres, vol. 256/5, p. 33-34, vol. 256/7, p. 492-495. Pierre Legrégeois, 1801-1866. Jacques Huot, 1820-1863.
M. Legrégeois à Mgr Luquet, Penang, 13 mars 1846, DB 460-2.
Vol. 257/3, Mgr Luquet à Mgr Bonnand, Rome, 12 janvier 1845.
« Le Collège Catholique en mission », Annales de la Société des Missions Étrangères, 1898, p. 40-85.
Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège, op. cit., p. 365-366.
Jean-Baptiste Boucho, 1797-1871. Vol. 904, p. 606, Mgr Boucho, Pinang, 2 mai 1870.
Les catéchistes sont des lettrés, éduqués soit directement par un missionnaire, soit dans les petits séminaires, allant parfois jusqu’aux deux premières années du cursus d’un grand séminaire. Latinistes, à même d’expliquer le catéchisme, traducteurs ou enseignant leur langue aux missionnaires. Mais ils ne sont pas prêtres. Tout au plus quelques-uns ont-ils reçu les ordres mineurs. Mais ce sont les intermédiaires indispensables de l’évangélisation. Quelques-uns, par ailleurs, ont fait carrière dans les administrations coloniales ou dans l’enseignement.
Mgr Boucho, Réponses au questionnaire de la Propaganda Fide, op. cit. , vol. 904, p. 606, Pinang, 2 mai 1870.