b.1 De faillibles penchants

‘« On reconnaît généralement que les peuples de l’Extrême-Orient sont encore de beaucoup inférieurs à ceux de l’Occident, non seulement sous le rapport moral, mais encore sous le rapport intellectuel. C’est la religion chrétienne qui, en réformant les mœurs, élèvera le niveau des intelligences, agrandira les caractères, en un mot civilisera ces peuples. Ce travail pénible et laborieux s’accomplira pour ces nations confiées à nos soins aussi sûrement qu’autrefois pour les peuples de l’Occident1097. »’

Dans les textes officiels (règlements, publications), comme dans leurs écrits plus confidentiels, les missionnaires observent, décrivent et évaluent la « nature » des sociétés qui les entourent et de ceux qui les composent. En cela, ils participent de ce que Philippe Boutry appelle « la recherche d’un tempérament 1098. » De la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, ces descriptions consistent généralement en ce que l’on pourrait qualifier d’« anthropologie moralisatrice ». Elles évoluent lentement après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à Vatican II1099. Il n’est évidemment pas question de porter ici un jugement sur ces opinions, mais seulement d’en dégager une vision du monde, un système de représentations qui ont inévitablement déteint sur les pratiques pédagogiques : c’est particulièrement flagrant lorsque l’on étudie les différents règlements du Collège. Prenons-les comme point de départ de cette investigation, en étant bien conscient qu’ils constituent également un point d’aboutissement, puisqu’ils sont le reflet d’opinions (plus ou moins répandues) sur les élèves asiatiques. Les rédacteurs des premiers règlements, aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui influencèrent très largement les textes ultérieurs, jugeaient indispensable la connaissance de l’Asie et de ses mœurs, pour obtenir quelque succès avec les élèves :

‘Ceux donc qui sont chargés de la conduite du collège universel ne le feront jamais avec tout le succès qu’on doit attendre de leur zèle s’ils ne connaissent le fond sur lequel ils bâtissent, c’est à dire le caractère de leurs élèves, qui est bien différent de celui des européens1100.’

La différence de « caractère » à laquelle Mgr Kerhervé fait ici allusion, justifie les orientations de la discipline et du programme éducatif mis en œuvre petit à petit, et que codifient tous les règlements, jusqu’à celui du Collège de Penang, L’un des traits dominants des élèves asiatiques, énoncé autant dans les textes officiels que dans les correspondances des missionnaires, est la sensualité. Cette essentialisation de l’élève asiatique, naturellement lascif, se retrouve fréquemment, comme ici, dès les prémisses de la lettre de Mgr Kerhervé à son successeur :

‘Or, ce que l’expérience a fait connaître de plus important en soy-même et de plus particulier à ces élèves c’est qu’ils sont les uns pour les autres un sujet de tentations aussi violentes que le seraient pour des européens des personnes de différents sexes, avec lesquelles ils composeraient une même communauté dans la fleur de leur âge et la force de leurs passions1101.’

C’est leur nature qui pousse les élèves d’un même sexe les uns vers les autres, une nature dévoyée par conséquent, contrairement à celle des Européens dont la sexualité serait convenablement orientée. Ces penchants anormaux, imputables à la nature, ne peuvent être que pathologiques :

‘Comme pour remédier aux maladies du corps, il est de la dernière importance de les bien connaître, ainsi que la nature et toutes les circonstances qui les ont occasionnées, or celle des indiens est que leur vice dominant est l’impureté. On doit donc s’appliquer avant toute chose à les en guérir et à les en préserver1102.’

Le jeune asiatique est-il curable ?

‘On ne laissera donc passer aucune occasion de leur en inspirer la grande horreur et de tout ce qui pourrait allumer en eux le feu de cette honteuse passion. Mais on le fera avec beaucoup de prudence en terme couverts et qui ne puissent blesser la chasteté, de crainte qu’en leur en parlant toujours ou en se servant de paroles trop libres, on ne présente à leur imagination des objets capables de faire sur eux de mauvaises impressions et auxquels ils n’auraient peut-être pensé. On leur défendra avec beaucoup de précautions tout ce qui pourrait être pour eux un sujet de tentation telle que seraient certaines libertés qu’ils pourraient prendre entre eux, comme certains attouchements qu’ils se permettraient dans les jeux. C’est pourquoi il est bon de leur interdire ces sortes de jeux1103. ’

La cure est donc possible, sous deux formes : l’une est psychologique, l’autre « orthopédique ». Il s’agit, par la parole, de faire en sorte que l’élève, littéralement « horrifié » par ses propres tendances, s’en détourne. Mais l’obsession homosexuelle est, chez le jeune élève asiatique, comme le feu couvant sous la cendre. Le directeur de conscience doit prendre garde à ne pas l’attiser ni à déclencher involontairement des fantasmes, par ses allusions au vice qu’il traque : les manuels des confesseurs contiennent à cette époque les mêmes mises en garde. Déjà, en 1725, le concile de Latran recommanda la plus grande prudence aux directeurs de conscience, en particulier lorsqu’ils entendaient des enfants ou de très jeunes gens en confession1104. Michel Foucault a décrit la « situation paradoxale » qui en résulta : « Deux règles viennent jouer à l’intérieur de cette structure d’aveu […] : l’une est celle de la discursivité exhaustive et exclusive, l’autre qui est maintenant la nouvelle règle de l’énonciation retenue. Il faut tout dire et il faut en dire le moins possible 1105. » Observons au passage que, si le thème des « amitiés particulières » est largement exemplifié, la masturbation n’est pas une seule fois mentionnée. Faut-il supposer qu’elle l’est en fait, mais implicitement, lorsque l’on reproche à tel ou tel élève sa sensualité, son impudicité ? Ce silence pourrait surprendre, quant on sait que « ce vice honteux qui décime la jeunesse 1106  » (Proudhon) était devenu la bête noire des éducateurs au XIXe siècle. Mais, écrit Michel Foucault, « tous les nouveaux procédés et règles de l’aveu développés depuis le concile de Trente – cette espèce de gigantesque intériorisation, dans les discours pénitentiel, de la vie tout entière des individus – sont en fait secrètement focalisés autour du corps et de la masturbation 1107. » Mgr Bouvier, dont les ouvrages étaient en usage au Collège jusqu’en 1880, traite de cette question dans sa Dissertatio in sextum Decalogi praeceptum : « L’exécrable habitude de la masturbation, quand elle est invétérée, jette les confesseurs dans une espèce de désespoir 1108 . » Mgr Dupanloup exhorte « Professeurs, Directeurs et Supérieurs » à la vigilance sur ce point, dans De l’éducation 1109 , paru en 1897. Le mot comme la chose n’étaient nullement ignorés par les ecclésiastiques à cette époque, mais il ne fallait pas donner imprudemment aux enfants le désir d’en savoir davantage sur la question. Alphonse de Liguori, dans son Homo apostolicus (également présent dans la bibliothèque du Collège général1110) conseillait aux confesseurs de ne pas fournir à leurs pénitents l’occasion de se délecter de l’évocation complaisante du péché passé1111. L’autre méthode, que je qualifierais d’orthopédique, vise à « redresser » le corps de l’élève en l’éloignant de tout ce qui pourrait l’exciter : les attouchements, les frôlements, les regards même, tombent sous le coup d’une surveillance dont il faut bien dire qu’elle-même paraît obsessionnelle :

‘Vous avez besoin d’exercer sur les élèves une grande surveillance pour ce qui regarde les mœurs et empêcher les amitiés particulières, les familiarités, les attouchements quelconques. Car, dans les mœurs de ces peuples, bien des choses qui ne tirent pas à conséquence parmi les Européens ont de très fâcheux effets chez eux ; tels sont les attouchements de pieds, de mains, quand il n’y a pas de nécessité absolue1112. ’

Ces gestes illicites ont une signification précise, qui n’échappe nullement à la sagacité des missionnaires et que les règlements, ceux des dortoirs en particulier, veilleront à empêcher :

‘Ils ne consentiront pas qu’un du collège aille quelque part avant le jour, ou qu’il manque de se rendre avant la nuit. Lorsqu’ils feraient même de jour quelque voyage en ballon1113, ils ne laisseront pas les écoliers s’arranger comme ils le voudraient de crainte que ceux qui ont des amitiés particulières ne se touchent mutuellement les pieds nus, ce qui est pour eux une déclaration d’amour et la matière d’une grande tentation1114. ’

Le règlement de 1848 aborde ce sujet dès les premiers articles, sans toutefois reprendre explicitement la thématique des tendances perverses de l’élève asiatique :

Les amitiés privées, c’est à dire les affections par lesquelles plusieurs cherchent à se rejoindre en un seul et à se communiquer leurs sens, ils les évitent avec soin comme un fléau de la charité chrétienne et la ruine de toute communauté1115. Dans ce règlement comme dans les suivants, la question des « amitiés privées » n’est évoquée que dans un bref passage, mais elle affleure régulièrement, inspirant de nombreux interdits. D’autres prescriptions trahissent, elles aussi, les soupçons des missionnaires et présupposent la propension des élèves au défaut qu’elles combattent. L’origine de cette prédisposition au mal est tout d’abord surnaturelle : le diable (mentionné trois fois seulement dans l’ensemble des textes), risque à tout moment d’induire les élèves en tentation : « Il est très important de les occuper toujours dans des exercices vils et abjects, crainte que le diable ne leur fasse prendre le change »1116. La lettre de Mgr Dufresse ajoute des causes sociales et personnelles :

‘Vous avez déjà enduré dans votre vocation et sur le chemin de votre salut de multiples tentations suscitées par le démon, par le monde et par votre concupiscence même […] Mais assurément ayez confiance ; le Christ, qui a vaincu le monde et le diable, qui a brisé leur puissance, vous donnera la victoire si vous êtes fidèles à sa grâce, et si vous demeurez dans la crainte et dans l’amour de Dieu afin de ne jamais commettre un péché mortel1117.’

Nombre d’imperfections sont innées ; la légèreté ou la timidité par exemple. Elles poussent les jeunes gens à l’ingratitude envers leurs professeurs1118 , à l’hypocrisie et jusqu’au sacrilège, lorsqu’ils fréquentent les sacrements par calcul, pour s’attirer les faveurs des missionnaires :

‘On doit se servir des mêmes moyens pour inspirer la piété dont on se sert par tout en les portant à la fréquentation des sacrements : on croit qu’il faut le faire prudemment et doucement, ne jamais louer aucun d’eux parce qu’il s’en approche souvent ; leur âge, leurs petits intérêts et le naturel du pays les pourraient porter à s’en approcher par complaisance et par hypocrisie, de laquelle il faut au contraire leur donner la plus grande horreur, leur faire consister la vraie direction dans ce qui fait véritablement un homme de bien, dans l’éloignement entier du mensonge, duplicité et dissimulation, dans une honnêteté véritable de cœur et d’esprit et dans la pratique de l’obéissance1119. ’

D’un règlement à l’autre, entre la fin du XVIIe et la première moitié du XIXe siècle, nous retrouvons les mêmes préventions et les mêmes précautions : les tendances naturellement irrépressibles des jeunes asiatiques et le redressement par l’horreur qu’il faut leur en faire éprouver. Les Asiatiques seraient profondément chauvins, emplis de « préjugés nationaux ». La cohabitation d’individus de nationalités et de cultures différentes ne pouvait manquer de provoquer des dissensions et les élèves prennent spontanément le parti de leurs compatriotes. Ils sont dissimulateurs, profitant des situations opportunes pour échapper aux regards et s’adonner à leurs penchants lascifs ; ils peuvent se montrer rétifs et querelleurs, turbulents et indélicats1120. Leurs qualités naturelles, cependant, ne sont pas toutes négatives. André Roost leur prête de la mémoire : « Leur mémoire ordinairement facile doit être cultivée avec soin 1121  ». Leur complexion, en revanche, ne les aide pas, notamment pour l’étude. Dans l’horaire quotidien du règlement de 1848, les périodes de prière ou de travail sont entrecoupées de moments de repos. Il convient aussi de ne pas négliger les « secours extraordinaires » :

‘Comme les chaleurs excessives de ce pays en rendent les habitants mous, efféminés et indolents, ce collège, pour se ranimer, aurait de temps en temps besoin de quelque secours extraordinaire, tel que serait celui d’une retraite au commencement de chaque année, ainsi qu’on le pratique dans toutes les communautés bien réglées1122.’

L’enfant asiatique est inverti, l’homme asiatique est « efféminé ». Il y aurait à réfléchir à cette vision de l’indigène qui lui dénie toute virilité. Inscrivant dans les règlements les défauts et les penchants qu’ils croyaient discerner chez leurs élèves, les premiers supérieurs du séminaire ont créé des représentations durables et déterminantes. Cette vision stéréotypée de l’élève indigène – corps fragile et sensuel, esprit faillible – a, par la suite, influencé les méthodes éducatives et la discipline. L’élève asiatique est une matière brute à façonner d’où l’on tirera, éventuellement, un clerc indigène conforme aux besoins des missions ; l’ensemble du dispositif mis en place par les règlements est destiné à amender l’un pour produire l’autre.

Notes
1097.

« Le Collège Catholique en mission » op. cit., par le P. Fahrer, missionnaire apostolique à Pondichéry, Annales de la Société des Missions-Étrangères, p. 40-85, 1898.

1098.

« Les sources contemporaine de la 1ère moitié du XIXe siècle – rapports des préfets ou des procureurs généraux, lettres de curés, monographies locales – invitent sans cesse à considérer la psychologie des peuples : telle population est honnête et laborieuse, telle autre a l’esprit vif et intelligent ; les gens d’ici sont pacifiques et industrieux, leurs voisins chicaniers et querelleurs ou bien indolents et amoureux des plaisirs […] Une littérature politique, religieuse, sociale, voire économique se pare du vocabulaire de la morale et utilise les ressources et les relais d’une psychologie plus ou moins affinée », Philippe Boutry, Prêtres et paroisses au pays du curé d’Ars, op. cit., p. 19. Comment ne pas évoquer les travaux d’Alain Corbin sur les « visiteurs sociaux », les rapports de Villermé sur les milieux ouvriers, « classe laborieuse, classe dangereuse », etc.

1099.

Après le concile, le progrès de la Pastorale – fondée sur la rencontre avec les populations et les cultures – dans la formation des ecclésiastiques, au détriment de la théologie morale est un indice de cette évolution.

1100.

Mgr Kerhervé et Règlement pour les missionnaires qui travaillent au collège, 1764.

1101.

Lettre de Mgr Kerhervé à M. Artaud.

1102.

André Roost : Manière d’élever les écoliers indiens, art. I, « De la piété », 5 octobre 1718.

1103.

Idem.

1104.

Concilium lateranense, ou Concilium romanum, synode provincial des évêques d’Italie convoqué en 1725 par Benoît XIII.

1105.

Michel Foucault, Les anormaux, cours au Collège de France 1974-1975, Hautes études, Gallimard, le Seuil, Paris, 1999, p. 204-205.

1106.

P.-J. Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, t. 1, Paris, 1858, p. 336.

1107.

Michel Foucault, op. cit. p. 179.

1108.

Mgr Bouvier, cité par Jean Stengers et Anne Van Neck, Histoire d’une grande peur, la masturbation, édition de l’université de Bruxelles, 1984, p. 26.

1109.

Mgr Dupanloup, De l’éducation, t. III, Paris, 1897, p. 437. Cité par Jean Stengers, op. cit., p. 13.

1110.

N° 260 de l’inventaire Régereau.

1111.

Il distingue la délectation, plaisir du présent, le désir, délectation qui regarde vers l’avenir, la complaisance, délectation qui regarde vers le passé. Homo apostolicus instructus in sua vocatione ad audiendas confessiones sive praxiis et instructio confessariorum, I, Bassani, 1782, p. 41-43, traité 3, chap. II, « De peccatis in particulari, de desiderio, compiacentia et delectatione morosa. » Notons qu’Alphonse de Liguori, canonisé en 1835, est le saint patron des confesseurs depuis 1950.

1112.

DB 460 – 5, M. Langlois à M. Albrand, Paris, le 30 janvier 1835.

1113.

Il s’agit d’une barque à plusieurs rangs de rames employée au Siam.

1114.

Règlement pour les missionnaires qui travaillent au collège, 1764, chap. 12.

1115.

Règlement, 1848, Règles générales, chap. 3.

1116.

Avis pour le gouvernement du séminaire de Siam, chap. 3, art. 12.

1117.

Lettre de Mgr Dufresse. Plus loin, toujours dans l’introduction de sa lettre, Mgr Dufresse évoque le Christ : « solide défenseur contre les pièges de tous les ennemis, visibles comme invisibles ».

1118.

« Pour mettre un frein à la légèreté naturelle des indiens, le souverain pontife exige des élèves de la Propagande et à son exemple les vicaires apostoliques, de ceux du collège de Siam un serment par lequel ils s’obligent à ne point passer dans un corps étranger et à servir toute leur vie celui auquel ils sont redevables de leur éducation. Ce serment qu’ils prêteront entre les mains du supérieur fera sur eux beaucoup plus d’impression si on ne l’exige que quand ils seront en état de bien connaître toutes les suites d’un pareil engagement », Lettre de Mgr Kerhervé et Règlement pour les missionnaires qui travaillent au collège, art. 14.

1119.

Manière d’élever les écoliers indiens, donnée par M. Pocquet, supérieur du Collège de Siam, sous le Vicariat Apostolique de Mgr Laneau, Évêque de Mettelopolis, 1690, « De la piété, chap. 4° », manuscrit, CG 007.

1120.

« Ils éviteront les cris et les gesticulations ; ils ne parodieront pas, par témérité ou par jeu, les paroles de l’Écriture ou les chants de l’Église ; Ils ne se blesseront ni d’injures ni de coups. Ils ne donneront aucun sobriquet ridicule, ni ne se moqueront des défauts physiques », Règlement, 1848, Règles particulières, art. 11.

1121.

André Roost, Manière d’élever les élèves indiens, « La science et les études », art. 3.

1122.

Lettre de Mgr Kerhervé et Règlement pour les missionnaires qui travaillent au collège, art. 16. Voir également : « Chaque année, après les vacances du mois de juillet, ils se consacreront aux exercices spirituels, du mercredi jusqu’au dimanche suivant. Durant ces exercices, ils demanderont avec ferveur les dons de l’Esprit Saint par lesquels ils deviendront des luminaires qui brilleront tant qu’ils pourront illuminer leurs concitoyens dans leurs différents pays », Règlement, 1848, Règles générales, art. 32.