b.2 Circulation et fluctuation des idées reçues

Retrouvons-nous ces mêmes stéréotypes dans la correspondance des missionnaires ? Les élèves y sont souvent considérés avec bienveillance. Jean-Louis Pupier, par exemple, écrit en 1822, au sujet des jeunes chinois :

‘Je crois que vous ne serez pas fâché de connaître leur manière d’écrire, qui est originale à la vérité, mais qui annonce néanmoins assez de talents. Il y en a en effet quelques-uns parmi eux qui ne manquent pas d’esprit : ceux qui sont en théologie, que je puis mieux juger que les autres seraient de bon sujets, même en France. Comme ils n’ont pas fait de logique, ils auraient peut-être un peu plus de difficultés que bien d’autres, mais ils ne leur céderaient guère malgré cela en justesse d’esprit1123 .

Sa lettre, publiée par l’OPF, accompagnait un long courrier en latin adressé par les séminaristes de Penang à ceux de Lyon, leur demandant de contribuer à l’envoi de missionnaires en Chine, pays en butte à la persécution depuis l’édit impérial de 1814 interdisant le prosélytisme chrétien. Il fallait faire bonne impression, mais l’on sent tout de même une légère condescendance. Cette opinion favorable ne faisait pas l’unanimité : « Vous ne l’ignorez sans doute pas, les Chinois sont en général d’une conception extrêmement lente et bornée ; de sorte que la plupart ne sauraient être promus à la prêtrise avant l’âge de trente ou quarante ans, et même plus 1124. » En fait, les appréciations variant selon les missionnaires et les différences de niveaux (qui s’observeraient dans n’importe quelle classe), il est évidemment impossible de généraliser. Ce rapport d’un directeur me semble toutefois assez représentatif :

‘Quels progrès font les écoliers ? Cinq élèves ont fini leur théologie, le meilleur et l’unique, de Canton, est resté icy et y demeure depuis lors et Mgr de Macao ne veut pas lui donner de dimissoire ; mais je crois que cela n’est pas nécessaire ; il serait bon pour le collège. Un nommé André est bon latiniste mais n’est pas sans défaut, surtout n’est jamais content. Deux sont passables pour le latin mais fort paresseux, l’autre surtout d’un mauvais caractère. Le 4° assez simple mais peu de talents […] Les autres en général sont meilleurs quant aux mœurs et à la science. Ceux qui sont à Macao, surtout trois, s’accusaient souvent et nous avons la paix depuis qu’ils sont partis. Onze étudient la théologie, dont cinq seraient entre les meilleurs en Europe ; ils ont bon jugement et heureuse mémoire et M. Conforti en est surpris. Les cinq autres ne sont pas brillants mais sont passables, un tout à fait inepte, et qui ne pourrait être catéchiste. Quatre autres avaient longtemps demeuré à Macao, là sans aucune instruction ni exercice, un surtout, vu son orgueil, nous a donné du fil à retordre. Ils ont tous assez de talent, trois faibles de santé, quoique mieux que quand ils vinrent, un robuste et d’un excellent caractère, toujours gai et prêt à tout ; un autre, fort peu de talent, beaucoup d’amour propre qu’il a cependant un peu corrigé1125.’

Nulle allusion à des tendances naturelles, tout d’abord. Ce professeur distribue les blâmes et les compliments sans attribuer les qualités ou les défauts de ses élèves à leurs origines ethniques. L’échelle des appréciations va de l’ineptie (un seul cas), au talent, plus fréquent. Cinq de ces élèves « seraient entre les meilleurs en Europe ». On leur reconnaît de la mémoire, du jugement, bon caractère, de la gaité. L’un d’entre eux est « robuste », les autres « faibles de santé ». Quelques-uns sont paresseux. Les défauts de caractère restent finalement plutôt bénins, mauvais caractère, amour-propre : l’orgueil et l’hypocrisie sont évoqués, mais les élèves, dit-on, sont capables de se corriger. Rien ne distingue fondamentalement ces élèves de leurs congénères d’Europe, si ce n’est la singularité de leur situation : jeunes chinois étudiant en latin sous la conduite de missionnaires français. En mars 1841, François Régereau écrit à Paris pour se plaindre de « quatre petits Chinois » :

‘Le 26 février dernier, Jacob, en sortant de dîner, jeta à dessein une grosse brique à la tête d’un Cochinchinois. S’il l’eût tué, je l’aurai fait pendre par les Anglais. Ce Jacob est un petit démon incarné. Le Joachim est un orgueilleux, le Jean est un imbécile sans moyens. Le jeune néophyte a des moyens, mais il est en mauvaise compagnie et a un mauvais père. Je pense que ces enfants dans la suite donneront de grands scandales et feront de fort mauvais chrétiens. Je souhaite me tromper1126.’

Rien n’indique non plus, dans ce cas, que les travers des caractères soient spécifiquement chinois. La mauvaise influence du milieu est avancée, en revanche, pour expliquer de mauvaises inclinations. Certains courriers produisent une impression différente :

‘Vous n’êtes pas sans savoir, Messieurs, que le génie cochinchinois et chinois est bien inférieur à celui des européens et par suite, l’aptitude aux études, la fermeté et la constance de caractère sont aussi bien moindres. Il y a cependant dans ce collège un noyau d’assez bons élèves et qui ne figureraient pas mal même dans nos petits et grands séminaires en France. Mais je crois que le plus grand nombre peut être placé dans la catégorie des bons israëlites, in quibus non est solus, au moins quant à la capacité pour les études. Il me paraîtrait par conséquent urgent de proportionner les moyens aux difficultés1127 .

Ici, le « génie cochinchinois et chinois » et, partant, la disposition aux études comme la valeur morale des élèves sont jugés « inférieurs » par nature. Il demeure toutefois que quelques sujets ne dépareraient pas un séminaire français. Ces propos n’engagent, il est vrai, que leur auteur et ne constituent en rien une doctrine officielle, pas plus qu’ils n’en sont le reflet. Bien au contraire, dans les Éclaircissements, Jean Luquet, faisant une synthèse des critiques habituellement adressées aux asiatiques, en dénonçait l’inexactitude :

‘Que l’on consulte l’histoire des missions des derniers siècles, on verra que celles qui ont eu le plus de durée et produit le plus de fruits sont celles où l’on s’est occupé le plus activement de la formation d’un clergé indigène. On objectera peut-être que ces peuples n’ont pas les qualités nécessaires pour former un bon clergé ; pour nous qui les avons étudiés, nous qui avons vécu au milieu d’eux, nous pouvons dire que les habitants de l’Océanie ont en général beaucoup d’intelligence et de sagacité ; ils sont observateurs, réfléchis et positifs ; ils sont d’une race énergique. On leur reproche aussi d’être inconstants et légers ; ces défauts, s’ils existent, ne viennent pas de leur caractère ; ils sont plutôt le résultat de leur éducation et de leur manière de vivre. On peut réformer ces défauts, redresser et changer la génération nouvelle par une éducation et une instruction meilleures1128.’

D’une part, les asiatiques sont, selon lui, pétris de qualités. D’autre part, à l’explication par la nature, il substitue une conception éclairée et finalement assez moderne du « caractère », conçu comme le produit d’un environnement socio-culturel. Le discours éthologique et paradoxalement « naturaliste » des missionnaires (la grâce ne peut-elle rien contre la nature ?) est supplanté par un postulat ethnographique. Mais la tâche du missionnaire n’a pas changé : il doit « réformer ces défauts, redresser », par l’éducation. Ces vues avaient déjà été adoptées par d’autres avant Luquet : son mérite est de les avoir théorisées et diffusées. Elles finirent par l’emporter, en général. Certes, dès qu’il est fait allusion à la sexualité, le discours redevient essentialiste :

‘Je ne saurais trop vous recommander de veiller avec le soin le plus scrupuleux sur les élèves pour prévenir des crimes secrets auxquels les Asiatiques sont naturellement fort enclins, et vous rappelle les conseils que je crois vous avoir indiqués dans quelqu’une de mes lettres sur cet objet qui a toujours été regardé comme fort important et avait fait adopter soit dans le Collège général, soit dans d’autres collèges particulier de nos missions, des mesures propres à faciliter la surveillance de jour et de nuit1129.’

Pourtant, au fil des années, dans ce domaine comme dans les autres, les généralisations s’estompent. Les élèves sont tenus pour individuellement responsables de leurs actes et si l’on évoque leurs tendances ou leur tempérament, c’est sans les imputer automatiquement à leur origine ethnique :

‘On étudie le renvoi d’un élève : Pascheparambil est-il à renvoyer comme inapte au sacerdoce en raison d’un tempérament anormalement nerveux et de son incapacité à résister aux impulsions désordonnées de natures diverses qui se manifestent en lui, et spécialement en raison de sa récente conduite à l’égard de l’élève Savat ? Le Conseil a répondu à l’unanimité par l’affirmative. Cet élève était de Mandalay, tonsuré, en 3e année de théologie1130.’

Quelques-uns des traits distinctifs de l’Asiatique, telle sa prétendue féminité, ont traversé les époques : « Il est difficile de savoir ce qu’il veut au juste, je crois qu’il ne le sait pas lui-même. Ce n’est pas une perte pour la mission. Il est entièrement dominé par sa sensibilité, c’est un tempérament de petite fille. Mais pas mauvais au fond 1131 » Cependant, à partir du XXe siècle, les allusions à la complexion perverse des élèves et la corrélation entre le comportement et la nature de l’Asiatique ne sont plus que sporadiques. S’ils parlent couramment du « naturel », du « caractère » ou du « tempérament » des élèves, les directeurs utilisent également le terme de « race ». Quelle acception lui donnent-ils et à quelles occasions l’emploient-ils ? Dans un grand nombre de cas, le mot race est employé pour ethnie : « Ces peuples font partie de cette race d’hommes connus sous le nom de Malais, qui habitent les îles de la Sonde, et même paroissent s’être étendus jusque dans les immenses archipels de la mer du sud. Ceux que nous avons à Pulo Pinang sont plus civilisés, par suite du commerce qu’ils entretiennent avec les Européens 1132  »,écrit Jean-Louis Pupier en 1821. Plus récemment, dans une brochure de présentation de la Société, on pouvait lire : « Ajoutons que les populations qui lui sont confiées appartiennent presque toutes à la puissante race jaune dont la formidable vitalité soulève le plus grave peut-être des problèmes de l’avenir 1133 » Les élèves sont quelquefois (très rarement avant l’entre-deux-guerres), désignés par leur groupe « racial » : « Mais un certain nombre de Séminaristes, surtout parmi ceux appartenant à la race Carianne de Birmanie, n’arrive qu’avec peine à donner des résultats acceptables 1134 .» Ou encore : « Vos Anglo-indiens vont bien. En particulier nous sommes satisfaits de la façon dont ils se comportent vis à vis des Carians. Les relations sont bonnes 1135 . »La désignation par l’ethnie s’explique notamment lorsqu’elle comporte un enjeu symbolique, ici l’ordination d’un élève issu d’une minorité :

‘Mgr Fallières, Vicaire Apostolique de Mandalay, soumet le cas de Maung Kye dont les notes sont très insuffisantes et qui, découragé, demanderait à rentrer dans son diocèse. Cet élève est de race Chin, et c’est à cause du grand désir des missionnaires évangélisant cette race de voir quelqu’un de cette race arriver enfin au sacerdoce que le Conseil est très indulgent pour cet élève et s’en tiendra à la décision de Mgr Fallières1136.’

Le terme race est également utilisé avec le sens de « nature, tempérament » : « Les domestiques chinois suivent toujours leur routine, ne savent pas varier dans la cuisson ou les aliments. Ils ont un défaut inhérent à leur race, défaut qui, en France, les ferait rejeter de quiconque les verrait à l’œuvre. Nous voulons parler de leur malpropreté 1137 » Dans d’autres courriers, les capacités d’un élève, ses chances d’arriver au sacerdoce, sont mesurées à l’aune de son « tempérament », lequel est associé à sa « race » et à ses « tendances » :

‘À propos de Rozario, je crois bon de dire qu’il fait preuve de bonne volonté, et tient compte des avertissements reçus […] Avec son tempérament d’artiste il est fort à craindre qu’il ne se lance dans les milieux Eurasiens à faire de la musique, et qu’il ne résiste pas à l’influence du milieu. Il est du reste pas mal vaniteux ce qui aggrave la difficulté. Le Frère Barnitus qui l’a bien connu à l’orphelinat de Malacca dit qu’il n’a pas de « backbone ». De tout cela je crois qu’il faut conclure que si nous le laissons continuer, il arrivera au bout, donnant satisfaction tant qu’il sera au séminaire et par conséquent afin de ne pas lui laisser perdre son temps il serait bon de décider d’ici la fin de l’année si, bien qu’Eurasien de race, de tempérament et de tendance on veut l’ordonner, avec cet aléa qu’après peu d’années de ministère, il se laisse aller d’une manière regrettable […] Bien différent est le cas de Percy Felix, qui fait montre d’une volonté ferme. Il est plus Chinois qu’Eurasien de tempérament1138 .

L’emploi du mot est donc parfois délicat à interpréter, du fait de cette polysémie :« Le Conseil décide d’écrire à Mgr Devals pour que les éliminations en général et surtout pour raison de race soient faites de préférence au moment du passage du petit au grand séminaire 1139 . » Assurément, ce sont le tempérament et les tendances, générateurs d’incompatibilité avec la fonction sacerdotale, qui sont causes de ces « éliminations » et pas seulement la race, au sens d’ethnie : « Certes les Carians n’ont pas les aptitudes intellectuelles qui permettent des études brillantes. Mais je crois que ce serait une raison de plus de les préparer plus longtemps 1140. » Le défaut d’ « aptitude intellectuelle » est imputé à l’origine ethnique, mais c’est lui, et non la « race », qui pourrait compromettre l’accès au sacerdoce. Dans la lettre ci-dessous, pourtant antérieure de près d’un siècle à la précédente, il n’est pas question de « race carianne », mais du « peuple carian ». L’ethnie et la nationalité sont confondues : « Les différents postes de la mission sont semés sur une côte qui s’étend de la ligne jusqu’au 15° 30’ de latitude Nord. Ces postes sont placés parmi des peuples de différentes nations, Birmans, Carians, Malais, Siamois, Malabars, sauvages et Chinois 1141. » Un troisième sens, lié à l’idée de nation, de peuple, complète les deux précédents :

‘Les 50 ou 60 prêtres indigènes martyrisés dans nos missions depuis le commencement de la guerre ont été frappés non seulement comme chrétiens mais aussi comme amis des français. Après cela, il est incontestable qu’il reste certaine antipathie de race bien naturelle à des vaincus et que même des chrétiens, même certains de nos prêtres ressentent encore, bien que j’en connaisse qui, sans arrière pensée, sont complètement dévoués et Français de cœur1142.’

Dans ce cas précis, l’auteur associe à la race un sentiment patriotique qu’il juge légitime. Il pourrait tout aussi bien parler, inversement, de la race française et de la fierté naturelle des vainqueurs. Finalement, il ressort des écrits des missionnaires que le mot race est pour eux un concept polysémique, aux contours assez indistincts, qui recouvre de manière erratique les notions d’ethnie (souvent minoritaires), de tempérament inné et de caractère, de peuple et de nation, de sentiment patriotique. Peut-on dès lors parler de racisme, lorsque les appréciations portées sur tel ou tel groupe sont dépréciatives ? Je ne le pense pas. D’abord parce que les critiques ne visent pas, me semble-t-il, la race elle-même, mais plutôt les comportements qu’on lui associe : la sensualité, la malpropreté, l’orgueil, le manque d’aptitudes intellectuelles, le nationalisme. Dans la grande majorité des cas, les directeurs s’empressent d’adoucir ces accusations en affirmant leur confiance dans les pouvoirs de l’éducation :

‘Il faut prendre les sujets dès leur bas âge pour les former et les préserver pour leur donner une instruction en rapport avec les hautes fonctions qu’ils sont appelés à remplir et une éducation qui épure leurs sentiments et trempe leurs caractères1143. ’

L’origine ethnique ne constitue pas en soi un empêchement à devenir prêtre, bien moins que la « naissance illégitime » :

‘La S. congrégation déclare que les enfants des pêcheurs, pourvu qu’ils aient les qualités nécessaires, à savoir du talent, de la probité et de la docilité, qu’ils soient nés légitimement de parents catholiques et qu’ils professent véritablement la foi orthodoxe, ne doivent pas être exclus de l’admission à l’état ecclésiastique1144.’

Sur ce point la Propaganda Fide, qui était en principe inflexible, pouvait faire des exceptions : « Le Conseil prend note de la dispense d’irrégularité (illégitimité) accordée par la Congrégation de la Propagande à l’élève Jackson (de Mandalay) 1145 » Le mot race est utilisé, dans certains cas, pour vanter les mérites d’un groupe d’élèves : Jacques Huot, par exemple, affirme en novembre 1855 (rappelons que l’Essai sur l’inégalité des races de Gobineau parut en 1853), que « la race chinoise est particulièrement bien douée pour les sciences exactes 1146. » Comme l’écrit Claude Prudhomme, « l’influence des préjugés raciaux est certes moins paralysante chez beaucoup de missionnaires que chez la majorité des civils européens. Les premiers admettent qu’un indigène christianisé devient apte à atteindre les degrés supérieurs de la vraie civilisation, alors que les seconds trouvent souvent dans des théories biologiques racistes la légitimation de leurs préjugés 1147 » La race ne fait pas obstacle à l’accès au sacerdoce. Le paganisme et la superstition, en revanche, s’ils sont invétérés, restent sans remède et lorsque les missionnaires stigmatisent les « ministres de l’erreur », ils visent aussi bien les malais musulmans que les anglais protestants. Plus rarement apparaît le terme de « sauvage » : « Les Chinois n’ont pas beaucoup d’esprit (ce qui en principe est faux) donc il faut les laisser dans l’ignorance. Ils sont encore demi sauvages donc il ne faut pas qu’ils sachent rien de ce qui a retiré nos pères et nous de la barbarie ; nous vous envoyons des brutes, donc vous devez nous rendre des génies 1148   », écrit Victor Martin, déplorant l’écart entre les demandes du Conseil du séminaire de Paris et les moyens alloués au Collège, ainsi que la mentalité de certains de ses confrères. Remarquons au passage qu’il reprend ici un thème classique : la mission chrétienne a commencé au 1er siècle et la sortie de la « barbarie » est aussi à entendre dans une acception théologique. Mais en général, on parle des « sauvages » pour désigner les peuples aborigènes isolés que les missionnaires tentèrent, souvent en vain, de convertir :

‘M. Aussoleil m’a accompagné jusqu’à l’entrée du grand lac et de là je l’ai envoyé vers l’est pour visiter certaines peuplades connues sous le nom de Cuey : c’est une race qui tient à la fois des Cambodgiens et des sauvages évangélisés par Mgr Cuénot. Il paraît, d’après les renseignements pris sur les lieux par ce cher confrère, qu’il y aurait de bien grandes difficultés à vaincre pour instruire ces peuples. Ils sont nomades, dispersés par petits groupes au milieu de leurs forêts. Le riz qu’ils récoltent leur suffit à peine pour la moitié de l’année ; une fois à bout de leur petite provision, ils vivent de plantes et de tubercules sauvages. Les missionnaires qui travailleraient à leur instruction seraient obligés de les suivre et manqueraient souvent du nécessaire. Ajoutez à cela qu’ils sont adonnés aux superstitions, ont aussi leurs pagodes et leurs talapoins1149. ’

La variété du lexique et son imprécision révèlent l’embarras des missionnaires face à ces populations qu’ils ne savent au fond comment désigner, « peuple », « peuplade », « race », « sauvages » ; ils veillent à éviter les expressions méprisantes quoique leur regard soit fréquemment réprobateur dès qu’il est question des mœurs ou des croyances religieuses. L’intérêt qu’ils portent à ces populations est attesté par la publication et la diffusion de brochures ethnographiques :

‘Cher Monsieur l’Abbé, ces jours derniers des anciens de Maîche devenus aspirants missionnaires me disaient que vous désirez recevoir quelques brochures et livres de propagande de chez nous. Je vous adresse donc aujourd’hui ce qui suit […] P. Dourisboure, Les sauvages Ba-haars ; Le clergé tonkinois et ses prêtres martyrs ; Le clergé annamite et ses prêtres martyrs ; Le clergé chinois du Setchoan et ses prêtres martyrs ; Le clergé indien et birman des Missions Étrangères de Paris ; P. Destombes, Le collège général de la société des MEP1150.’

Quelques extraits de lettres ne sauraient suffire à épuiser la question des représentations de l’indigène par les missionnaires. Celles-ci ne sont ni monolithiques ni figées. Plusieurs courants d’opinion ont cohabité dans la Société et les représentations ont évolué entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe. L’article « Clergé indigène », publié en 1926 dans le Bulletin des MEP, recense, sous la forme d’un questionnaire, les principales objections faites à la constitution d’un clergé indigène, pour mieux les récuser : « Ce clergé indigène, a-t-on dit, sera obtus d’intelligence comme la race dont il provient et sa culture religieuse demeurera toujours fort chétive. Ce raisonnement traduit un préjugé lamentable. » L’auteur, un Père salésien, développe une thématique bien connue en comparant l’état actuel des indigènes à celui des populations d’Europe avant la christianisation :

‘Actuellement, ces malheureux ressemblent étrangement à ceux de nos ancêtres lointains qui, perdus dans les forêts druidiques, déversaient leur culte au pied de grossières idoles. Et pourtant, c’est de cette humanité primitive que sont éclos avec le temps, nos admirables clergés modernes1151.’

Les peuples indigènes ne sont pas racialement inférieurs aux Européens, ils ne sont qu’en retard. Or, ces considérations n’étaient pas propres aux missionnaires. La réflexion sur la nature de l’indigène posait encore au XIXe siècle quelques difficultés d’ordre théologique. Dans son étude sur l’image du païen dans les catéchismes français1152, Régis Ladous a décrit le conflit qui opposa les théologiens, auteurs de catéchismes, et les scientifiques positivistes entre 1850 et le début du XXe siècle. Il n’était pas acceptable de laisser les théoriciens du racisme biologique postuler l’inégalité de l’espèce humaine au nom d’un polygénisme. Au contraire, les catéchismes démontrent « la fraternité spirituelle et charnelle des hommes, tous fils d’Adam, tous rachetés par le Christ 1153 . » Les différences physiques, comme la couleur de la peau, n’apportent pas la preuve de la pluralité des essences humaines : ce ne sont au contraire que des accidents dus au milieu. Comment expliquer le partage du monde entre peuples civilisés et sauvages ? « Fils d’Adam, comme tous les hommes, les sauvages ne sont pas des primitifs, mais des êtres déchus 1154. » Ces peuples ont régressé parce qu’ils vivent dans des environnement dégradants où ils ne peuvent accomplir leur humanité immanente. C’est tout le contraire du postulat scientiste d’une humanité sortant petit à petit de l’état primitif grâce à la technique et progressant inéluctablement vers la civilisation. La mission de l’Église est de réconcilier les sauvages avec leur humanité, par la civilisation et le baptême. Les religions païennes ont, elles aussi, reculé par rapport à une forme supérieure : « Le polythéisme n’est autre chose que l’apostasie du monothéisme 1155 . » Mais on reconnaît qu’il y a dans ces idolâtries des traces altérées de la Révélation. Comment les religions subtiles de l’Asie sont-elles considérées, dans ces conditions ? « La preuve par la croyance universelle a amené certains catéchismes à examiner avec bienveillance les prières exotiques. L’abbé Guillois cite ainsi, et pas pour s’en moquer, une « prière que les brahmanes ou prêtres des indiens font à Dieu, ainsi qu’une prière des « sauvages de Madagascar 1156 » Ces spéculations théologiques étaient-elles connues à Penang ? C’est d’autant plus probable que le catéchisme de l’abbé Ambroise Guillois est cité dans un inventaire de la bibliothèque du Collège1157. Quant aux exemples de cette rhétorique, ils ne manquent pas, notamment dans les lettres de missionnaires éditées par l’O.P.F. :

‘Arrivons au sommet de l’échelle et parlons de l’homme, cette image de Dieu, ce roi terrestre de la création. O, ma chère mère, quel roi misérablement dégradé quand il n’a pas la connaissance de son Créateur, quand il ignore le vrai but de son existence ! Qu’il est difficile de changer ces pauvres idolâtres, d’en faire des hommes et des chrétiens, d’implanter dans leur cœur la croyance et l’amour d’une vie supérieure, de mettre à la place de leurs mœurs et de leurs pratiques dépravées les inspirations de cette religion sainte qui heurte tous leurs penchants et toutes leurs habitudes1158 !’

Certaines de ces lettres, publiées essentiellement au cours de la première moitié du XIXe siècle dans les Annales et dans les Missions Catholiques, sont, à nos yeux contemporains, plus que discutables quand elles ne sont pas purement et simplement choquantes. Ces « lettres édifiantes » de missionnaires (parmi lesquels plusieurs directeurs du Collège de Penang), n’ont pas été éditées sans arrière-pensées. Elles devaient émouvoir les lecteurs, les effrayer, conforter leur conviction quant à l’utilité des missions et de leur rôle émancipateur, susciter des dons et pourquoi pas, des vocations. L’impression d’ensemble qui s’en dégage doit être toutefois nuancée : « Au total, écrit Claude Prudhomme, les ‘’Missions Catholiques’’ sont loin d’imposer une image uniforme et méprisante de l’Asie orientale 1159 . » Les lieux communs qu’elles véhiculent sont-ils représentatifs des idées des directeurs du Collège général, même lorsqu’ils en sont les auteurs ? Il est difficile de l’affirmer, car ils ont relativement peu d’équivalent dans leurs correspondances privées ou dans les textes destinés à l’administration du Collège. Ces lettres s’adressent à un public européen friand d’exotisme, de récits pittoresques, troublants, voire cruels. Le missionnaire s’y met en scène dans un environnement hostile et démesuré :

‘Me voici au milieu des peuples les plus cruels de l’univers ; ils se tuent tellement les uns les autres que toute la presqu’île de Malacca et les îles voisines ne sont presque qu’un vaste désert. Ce désert est couvert de forêts immenses, remplies de tigres et de singes d’une grandeur extraordinaire, que les gens du pays appellent orang-outang, c’est à dire hommes de bois, parce qu’ils marchent sur deux pieds comme les hommes, se servent de bâton pour se défendre, et même quelquefois pour attaquer et tuer les hommes eux-mêmes. Les peuples sont aussi barbares que les animaux. Dans plusieurs endroits ils se mangent les uns les autres1160. ’

L’indigène, anthropophage « barbare », est ravalé au rang de l’animal, de l’« orang-outang », qui marche comme un homme1161. Ne retrouve-t-on pas ici, une fois encore, l’idée d’une humanité dégradée que la civilisation chrétienne a pour mission de régénérer ?La suite de cette lettre de Jean Pupier (qui enseigna au Collège général) rassure le lecteur : là-bas, Dieu fait des miracles et les conversions sont fréquentes. Jean Lafon, lui aussi directeur à Penang, écrivait à la Présidente de l’O.P.F. en 1888 :

‘Madame la Présidente. Ce sont des nouvelles de votre famille, de la famille de l’Œuvre des partants que je viens vous donner. Faut-il vous dire d’abord un mot du nid avant de vous parler des petits ? Si je me tourne vers l’Orient, presque à mes pieds s’étendent les flots mugissants qui chantent la gloire du Seigneur : en levant les yeux, j’aperçois, de l’autre côté du détroit, la presqu’île de Malacca toute verte de cocotiers et de forêts sauvages qui ne laissent jamais faner leur parure. Au-dessus de la plaine, mon regard est borné par une ligne tortueuse de montagnes qui semblent s’être échappées comme des grains de poussière des mains du Créateur lorsque, du haut de son trône, il façonna et jeta au centre de l’Asie les masses de l’Himalaya. Maintenant, si vous voulez entendre le langage du cœur, je vous prie de me suivre au logis. Ils sont là, soixante, quatre-vingts, quatre-vingt-dix petits. Ce n’est pas mal pour une couvée. Comme je vous l’ai dit, le nid est encore assez pauvrement bâti, ses brindilles laissent passer çà et là l’humidité et le soleil et les pauvres oisillons recouverts de duvet en pâtissent un peu1162.’

Le style a beau être bucolique, les intentions ne sont que trop apparentes et le lecteur, ému par tant de vertu en péril, ne pourra résister au besoin de faire un don :

‘On peut dire de ces enfants que ce sont des fleurs, cueillies par la bonne Providence aux quatre coins de cette grande forêt sauvage et païenne de l’Extrême-Orient, au milieu des épines où elles allaient être étouffées, pour être transplantées ici, au Collège de Pinang, où elles doivent recevoir en abondance la rosée qui féconde et fait prospérer.’

Cette métaphore n’est pas anodine. Elle laisse filtrer l’une des formes possibles de la modalité du rapport des missionnaires au monde extérieur (particulièrement dans les premières décennies de l’installation du Collège en Malaisie) ; une distance un peu supérieure, faite de défiance, de réprobation scandalisée, de crainte aussi, le tout mêlé parfois à une mansuétude paternaliste.

Notes
1123.

Annales de l’OPF, lettre de M. Pupier à M. l’abbé Gardette, supérieur du séminaire de Lyon, 4 février 1822.

1124.

Idem, lettre des directeurs du Collège de Penang à l’abbé Gardette, janvier 1822.

1125.

Vol. 339, p. 5, M. Lolivier à M. Chaumont, séminaire de la rue du Bacq, 14 janvier 1818.

1126.

BG 1401, O-Z (0351), M. Régereau, Penang, 13 mars 1841.

1127.

Vol. 340, M. Borelle, Pinang, février 1847.

1128.

Jean Luquet, op. cit., p. 147.

1129.

DB 460 – 5, M. Langlois à M. Tisserand Paris, 10 avril 1843.

1130.

Procès-verbaux, 6 mars 1941.

1131.

DB 460-3, Penang, 24 janvier 1938.

1132.

Annales de la propagation de la foi, Lyon, 1822, t. 1, n° 2, p. 17-23 : « Missions de Chine et des royaumes voisins. Lettre de M. Pupier à l’un de ses amis, Pulo-Pinang, 26 décembre 1821. »

1133.

« Les caractéristiques de la Société des Missions Étrangères », DB 54 – 1933 / 5.

1134.

DB 460-3, Penang, 10 mai 1937.

1135.

DB 460-3, Penang, 31 janvier 1936.

1136.

Procès-verbaux, 14 novembre 1952. J’ai déjà eu l’occasion de citer Claude Prudhomme à ce sujet, dans Missions Chrétiennes et colonisation, XVI e -XX e siècle, Cerf, 2004 : « Si les groupes dominants sont hostiles, elle [la mission] se tourne vers les catégories sociales marginalisées, esclaves, groupes minoritaires ou ethnies dominées », page 74.

1137.

Vol. 340 B, M. Laigre, Penang, 27 mai 1880.

1138.

DB 460-3, Penang, 18 février 1936.

1139.

Procès-verbaux, 16 juin 1936.

1140.

DB 460-3, Penang, 5 Mars 1938.

1141.

Vol. 903, pp. 65-68, Mgr Boucho, Pinang, 6 mars 1854.

1142.

INDO GGI 12185, Théodore Wibaux, prov. Gen., Saïgon, 16 juin 1863, à Monsieur A. L. de V. 1er aide de camp de l’Amiral.

1143.

INDO GGI 12203, « Rapports du Provicaire Théodore Wibaux (MEP) sur l’état de la religion et de l’instruction dans la colonie (Cochinchine) », décembre 1863. 

1144.

Collectanea, cap. V. De clero indigena, n° 283, 2 juin 1832, Instruct. S.C. de Prop. F. ad vicar. Apost. Malabaren, p. 131-132.

1145.

Procès-verbaux, 21 février 1938.

1146.

Jacques Huot, 1820-1863, au Conseil du séminaire de Paris, 14 novembre 1855, DB-460.

1147.

Claude Prudhomme, « La papauté et la question du clergé indigène dans les missions », in les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes églises, XIXe-XXe siècles, op. cit., p. 285.

1148.

Vol. 340, n°116, M. Martin à M. Libois, 31 janvier 1853. 

1149.

Les talapoins sont des prêtres. Mgr Miche, 30 janvier 1856, AME, vol. 765.

1150.

Courrier adressé à l’abbé C***, professeur au petit séminaire de Maiche (Doubs), DB 54 – 1941 / 10.

1151.

Bulletin des Missions Étrangères, op. cit., second semestre 1926, p. 470-471.

1152.

Régis Ladous, « Païens, missionnaires et nouveaux chrétiens dans les catéchismes français (1850-1950) », Ricerche di storia sociale et religiosa, n° 27 – juin-juillet 1985.

1153.

Idem, p. 77.

1154.

Idem, p. 78.

1155.

R.P. Sifferlen, Cours complet de Religion Catholique, Paris, 1893, p. 99 ; cité par R. Ladous, op. cit. p. 80.

1156.

Régis Ladous op. cit. page 81. Ambroise Guillois, Explication du catéchisme, 4. vol. 18e édition, Paris, 1883.

1157.

30 mars 1843 – « Catalogue des livres appartenant à la Cochinchine et des livres légués au Collège de Pinang par M. Regereau : n° 241, Nouvelle explication du catéchisme (Guillois). »

1158.

Lyon, 1858, Annales de l’O.P.F., t. 30, p. 446-448 : « Missions de la Malaisie, extrait d’une lettre de M. Hab, missionnaire apostolique à sa mère, île de Pinang », 2 février 1858. François Hab, 1829-1890.

1159.

Claude Prudhomme nuance quelque peu la « force des clichés ». Certains articles des Missions Catholiques vantent les mérites des civilisations d’Asie, de la Chine notamment « terre de vieille civilisation », et ne montrent pas l’Extrême-Orient que sous un jour menaçant, insistant sur « les devoirs de fraternité des sociétés chrétiennes », Claude Prudhomme, « Lyon et les missions catholiques en Asie orientale à l’époque contemporaine », Cahiers d’Histoire, t. 40, n° 3-4, Lyon, 1995, p. 248-249.

1160.

Idem, t. I, n° III, p. 129-131, lettre de M. Pupier, Pulo-Pinang, 22 avril 1822.

1161.

À propos de la barbarie, cf. Philippe Delisle, « Deux discours sur la barbarie ? Missionnaires et voyageurs face au Vaudou haïtien (seconde moitié du XIXe siècle) », in Chantal Paisant (dir.), La Mission en textes et images, XVI e -XX e siècle, Paris, Khartala, 2004, p. 389-399. L’auteur a étudié les transformations du rapport des missionnaires avec le Vaudou et ses rites barbares (dont le cannibalisme). D’abord persuadés qu’il disparaîtrait avec la consolidation de l’évangélisation, ils ne le considèrent pas comme leur principal adversaire. Mais après 1880, le syncrétisme qui s’était formé entre le catholicisme et le Vaudou les contraignit à lancer contre ce dernier une véritable croisade.

1162.

Bulletin de la Société des Missions Étrangères, p. 276, « Correspondance des partants, lettre du Père Lafon, professeur au Collège de Pinang, à Madame la Présidente de l’œuvre, 1888. » Jean Lafon, 1864-1945.