L’île de Penang (tout comme la péninsule de Malacca), est connue pour la diversité et le métissage de sa population, fruit de plusieurs vagues de colonisations (Portugaise, Hollandaise, Anglaise) et d’une situation géographique centrale en Asie du sud-est, sur les routes maritimes allant de l’Inde à la Chine. Cette position favorable donne à Penang la réputation d’un pays de cocagne :
‘C’est au mois de décembre 1856 que je touchai pour la première fois le sol de la Malaisie, ce pays autrefois parcouru en tous sens par le grand François-Xavier qui a partout laissé les empreintes de ses pas et les souvenirs de son glorieux apostolat. Que d’étonnements et de surprises pour le jeune missionnaire qui aborde ces régions, où pour lui tout est si nouveau et si étrange, les hommes et les animaux, les arbres et les plantes, le ciel même et la lumière, ces plages brûlantes, où il n’y a ni hiver, ni printemps, ni automne, mais un été perpétuel. C’est à Syngapour que nous avons débarqué et enfin Pinang, située sur la côte orientale de l’île qui porte ce nom, à trois journées de navigation de Syngapour. Pulo-Pinang passe pour un des plus beaux pays de la terre, à cause de ses riches productions naturelles et de sa végétation perpétuellement verdoyante. Toutefois, si cet aspect en fait un paradis terrestre pour les yeux, et si ses richesses y attirent les avides marchands de tout l’univers, c’est un séjour qui perd tous ses agréments devant les chaleurs extrêmes qu’on y endure1164. ’Les missionnaires s’y trouvent au milieu d’un creuset de cultures, de langues et de religions. Sous l’égide de la pax britannica, cohabitent à Penang des Malais (presque tous musulmans), des Indiens (le plus souvent Tamouls), des Européens, des Indo-européens, des Chinois et de petites communautés arméniennes, juives et arabes. Les chrétiens se rencontrent parmi les Européens, les Chinois et les Indiens et se partagent entre catholiques et protestants. D’emblée, disons que jusqu’au milieu du XIXe siècle environ, les directeurs du Collège général adoptèrent une position de repli par rapport à ce milieu social cosmopolite, souvent dépeint sans aménité, comme un repaire de païens et d’hérétiques. Il convient là encore, de faire une nette distinction entre les témoignages destinés à la publication et les lettres privées. Les premiers adoptent souvent un ton horrifié : « Syncapour est une espèce de panthéon où tous les démons reçoivent des honneurs. Je suis bien souvent témoin de cérémonies et de processions où des idoles de toutes formes sont portées avec pompe ; quand viendra le jour où ces pauvres peuples ouvriront enfin les yeux à la lumière 1165 ? » Le tableau qu’ils font des occupants de l’île est généralement peu reluisant. A y regarder de plus près, on comprend les intentions dialectiques qui animent leurs auteurs. François Hab, par exemple, écrivant à sa mère, répartit les occupants de l’île en trois catégories : « Les Chinois, les Indiens, les Malais constituent la grande majorité de la population. Je vais essayer de vous dire quelque chose sur la manière de vivre de ces trois singulières espèces 1166. » Les Malais sont les pires : « Regardez là, devant vous : voilà un groupe à étudier. Ces hommes, ces enfants au teint brun foncé, à l’aspect robuste et féroce, portant pour tout vêtement un lambeau de ceinture qui fut blanc jadis, ce sont des Malais. » La description qui suit montre « l’abaissement » de ces populations vivant dans la « fange » et semblant s’y complaire. Leur logement, couvert de feuilles d’arbre, est construit sur pilotis au milieu d’un marais, « l’emplacement préféré ». Pour se nourrir, « une poignée de riz avec quelques petits poissons » suffit et leur existence se passe à « mâcher et mâcher sans cesse du bétel. » Ils sont paresseux, voleurs, entêtés mais surtout, ils sont irréductiblement musulmans :
‘Parlez-lui pendant une demi-journée sur la fausseté de sa croyance, sur la nécessité d’embrasser la vraie religion, à la fin vous le croirez entièrement convaincu, tant il admettra volontiers tout votre raisonnement ! Et puis son dernier mot sera toujours celui-ci : Ta religion du Maître est très bonne ; mais moi je suis de la caste de Mahomet, comment veux-tu que je me fasse catholique ?’Seuls quelques-uns pourraient être sauvés, ceux qui appartiennent aux minorités : « Il n’y a guère que les Malais non musulmans auprès desquels on puisse espérer de faire quelque fruit ; dans ceux-là, il n’y a que l’ignorance à vaincre. Tels sont les Timorins, les Nias, les Battas 1167 . »Observons en passant que ce renoncement, à peu près définitif après 1830, n’était pas encore partagé à la fin du siècle précédent : « En outre, si vous pouviez me procurer quelque livre qui me donne des connaissances détaillées et circonstanciées de la religion mahométane. J’ai rencontré un anglais qui m’en parlait savamment. Je voudrais bien avoir des livres tels que ceux qui l’ont si bien instruit 1168 . » La catégorie suivante est celle des Chinois. Le texte évoque une fête publique, des instruments de musique qui produisent un son « d’une discordance à faire frémir une oreille européenne », dont le sens échappe tout d’abord au missionnaire. Mais il finit par comprendre le sens de cette « comédie » et s’en offusque : « Et bien qu’est-ce que tout cela veut dire ? Qu’y a-t-il donc de si joyeux dans cette maison ? Vous ne le devineriez pas… Il y a la mort, qui vient d’y exercer son triste ministère. » Cependant, à la différence des Malais, le cas des Chinois n’est pas entièrement désespéré : « Néanmoins ces étrangers ne sont pas rebelles à la grâce ; ils se convertissent en assez grand nombre, et font ordinairement de bons et solides chrétiens 1169. » On retrouve, au hasard du texte, la rhétorique des catéchismes dont nous avons parlé plus haut : « Le christianisme seul, quand Dieu le voudra, prendra ces êtres avilis et les remettra dans leur vraie destinée. » Mais les Chinois s’adonnent à un vice ravageur ; ils sont opiomanes :
‘Les chinois qui font des jardins ou des champs sont aussi voleurs, joueurs, fumeurs d’opium que ceux des villes. Avec les mêmes vices et plus attachés aux superstitions du pays, ils ont moins d’indépendance et de courage pour oser ce débarrasser des préjugés locaux. Le pain de l’intelligence les trouve complètement indifférents. Ce qu’ils demandent c’est la nourriture grossière, animale du corps1170.’Vient enfin le troisième groupe, celui des Indiens : « Les Indiens ou Malabares sont tous généralement des hommes au teint noir, d’une stature élevée, d’un noble visage. Leur teint diffère très peu de l’Européen. Ils ont des mœurs simples et pacifiques. » Eux seuls trouvent grâce auprès du narrateur, « ce sont mes ouailles », qui se borne à se gausser de certaines coutumes : « Les hommes ne sont pas exempts de ces ridicules ; ils se chargent souvent de semblables bijoux et y mettent tout leur avoir. » Mais ce peuple est sur la bonne voie :
‘Ces populations excellent dans les témoignages de la vénération. Un des premiers jours de mon arrivée, un grand personnage à peau noire m’approche, et, sans mot dire, se prosterne la face contre terre, baise les bords de mon habit, se lève et disparaît, me laissant dans un grand étonnement. Quand on est seul au milieu d’un monde aussi inconnu et dont on ignore tout langage, il faut moins que cela pour surprendre. Le lendemain, un confrère m’expliqua la cérémonie mystérieuse. C’est bien simple, me dit-il, c’est un de nos chrétiens qui vous a salué. Vous en verrez bien d’autres, si Dieu vous prête vie1171.’Quel est le but recherché par une telle description ? Elle inspire aux lecteurs de l’admiration pour le courage et l’abnégation des missionnaires, plongés dans un environnement inquiétant. Elle flatte le sentiment de supériorité de l’Européen convaincu de la prééminence de sa culture et légitime l’œuvre civilisatrice des missions. Enfin, et peut-être surtout, elle tente de justifier l’impossibilité de convertir les Malais par leur déchéance, face à laquelle les moyens humains sont insuffisants :
‘Nous qui sommes nés, qui avons été élevés et instruits depuis notre berceau dans la foi chrétienne, nous la trouvons si vraie, si naturelle que nous ne comprenons pas la révolte contre son doux empire ; ici, il en est autrement. C’est une nouveauté aussi étrange qu’onéreuse et qui, pour se substituer au culte des fausses divinités, a besoin d’un miracle que Dieu seul peut opérer.’La conversion des musulmans au catholicisme relevant du miracle, l’échec des missions a trouvé une excuse imparable1172. Une quarantaine d’années après la publication de ces lettres, répondant à un questionnaire envoyé par la Propaganda Fide, Mgr Boucho dressait le constat suivant :
‘Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour donner à la religion un développement plus grand et consolider la discipline et le gouvernement ecclésiastique ? Dans cette mission le mélange des castes est une des plus grandes difficultés à l’extension de la religion. Il n’y a pas d’espoir parmi les Malais qui sont tous mahométans et d’une ignorance grossière sans vouloir s’instruire. Le seul espoir presque de développement est parmi les Chinois très nombreux ici. Encore cet espoir est-il très restreint à cause de la qualité des émigrants du céleste empire qui, comme partout ailleurs, ne sont pas ce qu’il y a de mieux. Tous viennent par amour du lucre. À peine arrivés, la plupart sont vendus à des maîtres payens qui les engagent à se mettre dans des sociétés secrètes et alors il ne faut plus penser à en faire des chrétiens… Lorsqu’ils sont achetés par des maîtres chrétiens il y a plus d’espoir : mais les chrétiens ne brillent pas par la richesse. Si l’on pouvait fonder des hôpitaux ce serait une ressource pour obtenir des conversions in articulo mortis ; mais les fonds manquent1173 . ’D’autres lettres s’en prennent aux protestants, rivaux redoutables. Mais leur cas est plus délicat, parce que ce sont des Européens et que Penang est une colonie britannique. Or, les missionnaires ont toujours su gré aux autorités de l’île pour leur accueil :
‘De l’enseignement, si le gouvernement y met des obstacles ? La mission a des écoles dans presque tous les postes. Il y a des écoles anglaises, malaises, chinoises, portugaises et malabares suivant les diverses nations qui composent la chrétienté du pays. Dans les grands centres où le gouvernement anglais a ses écoles, les nôtres ne leur sont nullement inférieures et même dans diverses joutes qui ont lieu entre elles, les écoles catholiques ont généralement obtenu l’avantage. Le gouvernement, loin de nous créer des obstacles, semble prendre de l’intérêt à nos écoles et procure même à quelques-unes une subvention annuelle1174.’Le pasteur, « ministre de l’erreur », est donc la cible toute désignée des attaques :
‘On nous dit qu’il faut combattre contre les protestants. Oui, mais nos conférences avec eux ne ressemblent point à celles de Bossuet contre Jurieu. J’ai béni un mariage en présence d’un ministre protestant. L’époux était de sa secte. Je crus qu’il convenait de l’avertir. Je pus lui dire tout ce que je voulus, le Ministre ne répondit rien. La Compagnie anglaise organise son administration dès qu’elle s’est rendue maîtresse d’un nouveau pays. On voit se dresser avec promptitude des maisons magnifiques pour les administrateurs. On bâtit aussi une église et une maison pour le docteur de la nouvelle réforme. Alors, il se rend avec toute sa famille, il ouvre les caisses dans lesquelles sont les bibles de la secte, les enfants viennent à l’école pour apprendre les langues. Ne cherchez pas ces pères dans la chaumière du pauvre ou à côté des mourants, mais allez sur les promenades publiques. Vous aurez l’avantage de voir Monsieur et Madame se promener en calèche : à peine les apôtres se donnaient-ils autant d’aisance ! Cependant cet ordre de choses persévère jusqu’à ce que Madame soit travaillée d’un mal de tête ou que Mesdemoiselles ses filles pensent à se marier, car alors on plie bagage, on retourne dans son pays natal. Les ministres de la réforme ne sont dans ce pays que les grammairiens de la Compagnie anglaise ; le trésorier de Londres a plus d’autorité sur leurs conscience que les bulles du pape et toute la tradition de l’Église catholique. L’évêque prétendu de Calcutta reçoit 30 000 piastres par an. Comment revenir au centre de l’Église romaine qui n’offre au monde que des croix1175 ?’Cette lettre de Mathurin Pécot présente le double avantage de résumer l’essentiel des critiques adressées par les missionnaires catholiques à leurs rivaux et d’offrir un exposé saisissant de la méthode des missions protestantes. L’épisode du mariage, « j’ai béni un mariage en présence d’un ministre protestant. L’époux était de sa secte », permet d’illustrer le laxisme doctrinal du pasteur. La célébration d’un mariage « œcuménique » entre un protestant et une catholique en 1821 pourrait surprendre. Cette pratique existait, si l’on en juge par le rapport adressé par Mgr Boucho à la Propaganda Fide :
‘De l’administration des sacrements et spécialement du mariage ? Les sacrements sont administrés suivant le rituel romain. Quant au mariage, on suit la direction du concile de Trente avec publication de bans. On donne dispense entre protestants et catholiques suivant les pouvoirs reçus de Rome et sous la condition de droit – rarement entre payens et catholiques. Le concile de Trente n’ayant pas été publié dans ces contrées, les mariages entre catholiques et protestants célébrés par le ministre de la religion réformée sont reconnus valides. Ce cas arrive quelquefois1176. ’Le ministre protestant vient en Malaisie comme en pays conquis (n’est-ce pas le cas ?). Il bénéficie de l’appui matériel et financier des autorités politiques de l’île et de la puissante East India Company. Une fois confortablement installé, il se contente de diffuser des Bibles, dont il a été généreusement pourvu1177. Ce ton sarcastique ne masque pas une certaine amertume. Car le missionnaire français ne lutte pas à armes égales, lui qui vit dans le dénuement, qui se sacrifie entièrement au service des plus humbles, que l’on trouve « dans la chaumière du pauvre ou à côté des mourants. » Les publications catholiques usent fréquemment de cet argument. À la différence du missionnaire protestant, qui ignore les déshérités, le prêtre catholique se rend auprès d’eux, ce qui lui vaut l’estime de tous, y compris de ses adversaires :
‘Notre saint et bon Père Manissol est mort après trois jours de maladie. La désolation est générale. Le révérend Père Manissol était vénéré, aimé et estimé de tous. Tant il est vrai que la grandeur ne consiste que dans la sainteté… Le bon père était dévoué, compatissant envers tous, excepté pour lui-même ; l’ami, le consolateur de tous ; n’importe de quel rang, de quelle religion, tous avaient accès auprès de lui. Ce bon Père n’avait jamais besoin de rien, le Bon Dieu seul lui suffisait pour tout… La visite des malades était une de ses occupations favorites ; aussi que de pécheurs encroûtés et de vieux protestants cette douce charité a ramenés au Bon Dieu ! Le gouverneur de Pinang, le chef de l’armée, le secrétaire du gouverneur, les gros marchands païens protestants et mahométans, tous étaient là, exprimant tout haut leur douleur comme leur estime et leur vénération pour, disaient-ils, ‘’le meilleur des hommes, le conseiller et l’ami de tous. ‘’ Le juge protestant disait : Quelle perte que celle d’un homme de tant de mérite et de savoir1178 ! ’Le contraste entre l’humble équipage du missionnaire catholique et l’arrogante opulence de celui des Anglais revient souvent, dans des écrits dont il faut redire qu’ils sont adressés à d’éventuels donateurs :
‘Le tempérament le plus robuste ne saurait dans ces climats brûlants, résister à la fatigue de faire tous les jours deux ou trois lieues à pied. Aussi les marchand anglais ne font-ils jamais le moindre trajet qu’en voiture : le pauvre missionnaire n’avait ni voiture, ni cheval, mais il s’encourageait par ces paroles : hi in curribus, et hi in equis ; nos autem in nomine Domini1179 ! ’ ‘Leurs pieux exemples à bord eurent un consolant résultat, et ce fut pour les quatre missionnaires un jour d’inexprimable joie, que celui où ils reçurent l’abjuration d’un matelot qu’ils avaient converti et lui firent faire sa première communion. Ne semble-t-il pas que le bon Dieu ait voulu par là dédommager ses serviteurs des injures qu’ils avaient essuyées pour son amour, alors qu’au moment de leur embarquement, dans les rues de Flessingue, de jeunes enfants protestants leur avait lancé des pierres1181 ? ’D’autres lettres ironisent sur les succès dont se flattent les missionnaires protestants :
‘Un petit mot des protestans : parmi les néophytes que j’ai baptisés se trouvaient quatre protestans qui ont abjuré leurs erreurs. Nous avons ici un ministre épiscopalien mais il est uniquement occupé de ses coreligionnaires et je ne sache pas qu’il ait entrepris de faire un seul prosélyte. Il n’en est pas de même d’un ministre américain, toujours en course avec des portefaix chargés de livres à distribuer. Quelqu’un de ses amis, qui a voulu faire son éloge, m’a dit qu’il en avait donné douze grosses caisses depuis quelques mois seulement qu’il est arrivé ici. Quelle réputation ne doit-il pas avoir auprès de ses compatriotes d’Amérique, qui comptent le nombre de conversions qu’ils obtiennent par celui des personnes qui ont reçu des Bibles ! Mais moi, qui suis sur les lieux, je ne suis pas si crédule, connaissant l’usage auquel on les destine. Il n’y a point de jour qu’il ne passe par mes mains quelque objet plié dans les feuilles de quelque traité protestant. Combien de maison à Syncapour seulement, dont toutes les cloisons en planches ainsi que les plafonds sont recouverts des feuilles de quelques centaines de Bibles en forme de tapisserie ! Après cela il est très plaisant d’entendre les ministres protestants, dans l’Inde, dire que les Chinois sont très avides de l’Écriture-Sainte… J’ai entendu dire que le ministre protestant donne maintenant vingt francs par mois aux païens qui veulent l’entendre tous les jours ; avec tout cela il n’en a trouvé encore que dix. Au reste, je ne crains pas qu’ils se fassent protestants ; du jour où il cessera de leur donner de l’argent, ils disparaîtront comme cela est arrivé à Pinang1182.’Cette présentation sarcastique de la méthode des protestants, qui n’hésitent pas à soudoyer les indigènes quant ils ne les ignorent pas, dont l’action est superficielle et inefficace, – les Bibles qu’ils distribuent à profusion finissant en papier d’emballage ou en matériaux de construction –, n’a au fond qu’un seul but : mettre en valeur, aux yeux des lecteurs, l’efficacité et le sérieux de l’action des prêtres catholiques. Dans la correspondance privée des missionnaires, le ton est moins railleur et l’on sent percer une véritable inquiétude. Car les missions protestantes font en réalité une concurrence efficace à l’Église catholique, ce que l’on se garde bien d’ébruiter. En 1843, Jean-Marie Beurel écrit à Paris :
‘Je voudrais que nous adressions tous ensemble une pétition aux conseils de l’œuvre pour obtenir des fonds pour nos écoles. Dans ces pays, notre situation n’est pas réellement connue. Ici, un missionnaire a 12 $ par mois ; mais il en faut au moins 40 à un maître d’école. Les protestants ont 3 maîtres d’école, 2 ont chacun 100 $ et le 3e a 70. Nos chrétiens, dont plusieurs ont l’âme avilie ayant été élevés dans le protestantisme, préfèrent envoyer leurs enfants à une école protestante que de faire des efforts pour avoir un maître d’école catholique1183.’Dans une autre lettre, il cite le cas de l’une de ces écoles, non à Penang mais à Singapour :
‘Le seul qui soit actuellement à Singapour, c’est le Révérend Keasbury, missionnaire de la Société Biblique de Londres, qui tient une école où il y a de 20 à 24 enfants Malais. Ces jeunes Malais sont nourris, vêtus et instruits par lui ; il les garde ainsi pendant un certain nombre d’années après lequel il les renvoie chez leurs parents. Parviendra-t-il de cette manière à faire de vrai et sincères chrétiens ? C’est ce que l’expérience n’a pas encore prouvé1184. ’Mgr Boucho ne se voile pas non plus la face et reconnaît les difficultés que connaît son vicariat à cet égard :
‘Nous sommes ici en face des protestants de toutes dénominations qui ont de belles écoles et qui répandent avec profusion les livres anti-catholiques. Pour les combattre avec avantage à armes égales, il faut des écoles où nos enfants puissent recevoir une éducation au moins égale à celle que l’on donne dans les écoles protestantes. Autrement nous aurons la douleur de voir nos enfants élevés par des maîtres protestants sucer en même temps le poison de la doctrine anticatholique. Nous devons enfin nous ruiner, si je puis parler ainsi, pour acheter ou faire imprimer de bons livres. Autrement comment empêcher la lecture des livres protestants1185.’Quarante ans plus tard, Jean-Baptiste Fahrer ne dit pas autre chose, preuve que la situation avait peu évolué :
‘Quel reproche adresser aux parents qui envoient leurs enfants dans les collèges protestants ou athées, quand ils vous diront : « Père, je dois élever mon fils de manière à ce qu’il gagne honorablement sa vie ; ouvrez un collège, et mon fils s’y rendra avec joie au lieu d’aller chez les protestants. » Car hélas ! le gouvernement n’a pas seul établi des collèges, les protestants l’ont fait également, et ils sont merveilleusement outillés pour réussir1186.’ ‘L’île de Pulo Pinang ou du Prince de Galles a huit ou neuf lieues de circonférence ; elle est élevée et très montagneuse ; elle comprend une population de 45 à 50 000 âmes, dont les deux tiers sont Malais, Siamois ou Bengalis, le reste est Portugais ou Chinois. Si l’on excepte la garnison et les autorités civiles, il n’y a que très peu d’habitants anglais. On y voit aussi des Juifs et des Arméniens. Ces derniers sont schismatiques ; ils ont une église, un prêtre de leur communion. Les chrétiens catholiques sont 4 000, savoir ; près de 2 000 à Tanjang, qui est la ville et la demeure du Pro-vicaire. Les métis font en général de mauvais chrétiens : ce que nous avons de meilleurs sont les Chinois et c’est parmi eux seulement que l’on peut faire des prosélytes ; ils sont industrieux, laborieux et intelligents ; eux seuls exercent les arts et métiers. Les autres vivent dans la paresse et la misère, et leur conversion est extrêmement difficile. Si vous leur parlez, ils ne vous écoutent pas et si vous leur proposez de se faire chrétiens, ils vous disent tout de suite : combien me donnerez-vous […] Le malais est un beau langage, doux, et qui s’apprend sans beaucoup de peine ; je l’ai appris en moins de trois mois et j’ai pu, au bout de deux mois, prêcher et confesser1187. ’De ce portrait de la population de Penang, moins spectaculaire que dans les lettres éditées par l’OPF, mais certainement plus fiable, il ressort que les chrétiens sont une minorité. Bien qu’ils se sachent protégés par les autorités britanniques, les directeurs du Collège ont eu, dès les premières années en Malaisie, conscience de leur vulnérabilité. Certes, les premiers temps furent périlleux, d’inquiétantes nouvelles parvenaient régulièrement au Collège et les raisons d’avoir peur ne manquaient pas :
‘La route du Tonkin est fort dangereuse à cause des voleurs qui sont sans nombre. Le plus grand danger est au Sutchuen. Beaucoup d’apostats et de judas. Nouveau gouverneur, et nouvelle persécution. Celui-ci confisque les biens des chrétiens, outre les tourments et les morts, et les chrétiens sont si épouvantés que quand les écoliers de Pinang s’en sont retournés, leurs parents n’ont pas osé les recevoir, parce que les Mandarins savent que tels ou tels ont envoyé leurs enfants hors de la Chine1188.’Mais quand bien même ces temps héroïques fussent révolus, les Pères restent sur leurs gardes, comme s’ils étaient cernés par un ennemi supérieur en nombre. La lettre de Mgr Dufresse, qui se trouve à la fin du règlement (et que les élèves étudièrent obligatoirement jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale), commence par l’évocation de dangers multiples :
‘Vous avez déjà supporté dans votre corps les naufrages sur les fleuves, la chaleur du soleil, les maladies ; vous avez supporté dans votre âme la peur, les inquiétudes, la tristesse et les angoisses. Vous avez déjà souffert sur une terre étrangère non seulement des idolâtres mais aussi des hérétiques et des mauvais catholiques, de leurs mauvais exemples et des scandales qui vous ont peut-être agressés puisqu’il faut que le scandale arrive1189.’Le monde extérieur, mal famé, est cause de souffrance, d’agression et de scandale. Il n’est pas fréquentable. Le Courrier des missions fait d’ailleurs souvent part de sinistres mésaventures survenues çà et là aux missionnaires :
‘Le fait le plus triste vient de se passer, c’est un essai d’assassinat commis sur M. Ménier. Ce cher Breton visitait Tchouan avec M. Marrot. Un païen de la ville rôdait depuis trois jours autour du presbytère, situé à une demi-lieue de la ville […] Le 6 de ce mois, M. Ménier rentrant chez lui entend par derrière comme le bruit d’un couteau. Il se retourne et reçoit sur le front une énorme blessure. L’assassin se préparait à lui enfoncer son poignard en pleine poitrine, quand notre confrère, sans perdre sa présence d’esprit lui saisit les deux bras et crie au secours1190.’À la néfaste proximité des païens pourrait s’additionner celle des femmes. Or, sur ce point, les missionnaires ne sont pas inquiets :
‘La population de Penang est un ramassis de toutes les nations de l’Asie et de toutes les religions. De là tout germe de corruption pour les gens du monde. Mais comme il y a peu de femmes en comparaison du nombre d’hommes, l’on n’y voit presque pas de personnes du sexe dans les rues. M. Rectenwald, qui prétendait qu’en louant une maison nous conduisions nos gens au milieu des femmes se trompait grandement, je ne connais pas de lieu plus à l’abri des dangers du sexe pour des jeunes gens surveillés1191.Annales de l’OPF, Lyon, 1858, t. 30, p. 446-448 : « Missions de la Malaisie, extrait d’une lettre de M. Hab, missionnaire apostolique à sa mère », île de Pinang, 2 février 1858.
Idem.
Annales de l’OPF, Lyon, septembre 1835, t. 8, n° 42, p. 93 à 145 : « Lettre de M. Albrand, missionnaire apostolique, à M. Barran », 10 décembre 1833.
Annales de l’OPF, Lyon, 1858, t. 30, p. 446 à 448 : « Missions de la Malaisie, extrait d’une lettre de M. Hab, missionnaire apostolique à sa mère », île de Pinang, 2 février 1858.
« Quant aux Malais, ceux d’entre eux qui sont mahométans montrent une obstination inouïe. Parlez-leur de la Religion, ils vous accorderont tout si ce n’est la conclusion qu’ils doivent se faire chrétiens. Il m’est arrivé de leur faire de très longues instructions, après lesquelles ils n’avaient tiré autre profit de mes discours, si ce n’est de remarquer dans ma figure quelque différence avec la leur. La plupart sont très ignorants même pour ce qui concerne le culte mahométan. J’oserais dire que la conversion des musulmans est impossible, s’il y avait quelque chose d’impossible à Dieu. Mais ce Dieu a tout promis à la prière, et les membres de la Propagation de la Foi peuvent beaucoup nous aider sous ce rapport. Quel bien ne résulterait-il pas de la conversion des Mahométans ! Que leur nombre est immense, et qu’on se sent touché de compassion quand on songe qu’ils tombent en foule innombrable dans l’abîme ! », Annales de l’OPF, Lyon, septembre 1835, t. 8, n° 42, p. 93 à 145 : « Lettre de M. Albrand, missionnaire apostolique, à M. Barran », 22 novembre 1834.
Vol. 891, p. 1261-1267, 22 mai 1783, M. Garnault.
« Monsieur et cher confrère, Les Chinois paraissent plus disposés à embrasser notre sainte religion que tous les autres peuples de ces contrées. Le jour, nous courons, mon catéchiste et moi, pour exhorter les païens ; et quelquefois nous avons le bonheur de voir arriver, le soir, à notre instruction ceux que nous avions entretenus pendant le jour. Malheureusement, je ne sais encore balbutier que peu de chose de leur langue, et même d’un seul idiome, celui de mon catéchiste. Les Chinois qui sont à Syncapour appartiennent généralement à des sociétés secrètes, semblables à celles des francs-maçons, ce qui rend leur conversion à la religion chrétienne plus difficile. Je ne sais si mon observation est juste ; mais il me semble qu’il est plus facile de convertir les Chinois hors de leur pays que chez eux : ici, ils vivent à l’ombre d’un gouvernement tolérant par politique (le gouvernement anglais) », Annales de l’OPF, Lyon, septembre 1835, t. 8, n° 42, p. 93 à 145 : Lettre de M. Albrand, missionnaire apostolique, à M. Barran, directeur du séminaire des Missions Étrangères, Syncapour, 10 décembre 1833. La conversion des Chinois présentait une difficulté supplémentaire ; la diversité linguistique : « Ces derniers quoique originaire de la Chine viennent de différentes provinces et par conséquent parlent au moins quatre ou cinq dialectes totalement différents les uns des autres », vol. 903, p. 65-68, Mgr Boucho, Pinang, 6 mars 1854.
Antoine Basset, (1823-1870), vol 309-B, 12 janvier 1853.
« Les émigrations de la côte Coromandel nous amènent chaque année un grand nombre de Malabares chrétiens qui, faute d’un prêtre qui sût leur langue étaient pour la plupart privés du secours spirituel de la religion pendant les quelques années qu’ils restaient ici. Je viens de parer à ce grave inconvénient », vol. 903, p. 65-68, Mgr Boucho, Pinang, 6 mars 1854.
« Il faudrait des grâces bien puissantes pour changer ces monstres et en faire des hommes. Comme ils sont la plupart mahométans, ils tiennent invinciblement à leur secte », écrit Jean Pupier en 1822. Annales de la propagation de la foi, t. 1, n° 3, p. 129-131.
Vol. 904, p. 606, Mgr Boucho, Pinang, 2 mai 1870.
Idem, art. 6.
Vol. 887, Mathurin Pécot, 20 décembre 1821.
Mgr Boucho, op. cit.
Ces diatribes antiprotestantes ne sont pas le propre des missionnaires. Michèle Sacquin en donne des exemples hexagonaux : « Ce n’est plus clandestinement que la secte cherche à faire des prosélytes, ou à ébranler la foi des fidèles, qu’elle distribue des libelles diffamatoires contre le clergé, des bibles traduites à sa manière […] Ces prétendus réformateurs ont leur société biblique, leur soutien philanthropique, leur société d’instruction élémentaire et avec un fonds commun, ils ont créé, ils entretiennent des écoles mixtes, des écoles mutuelles », Mgr Gaston de Pins, archevêque d’Amasée (Lyon et Vienne), 22 avril 1837, in Michèle Sacquin , Entre Bossuet et Maurras : l’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870 (avant propos de Philippe Boutry), Paris, École des Chartes, 1998.
Comptes rendus, p. 125, 1881.
« Ceux-ci mettent leur confiance dans leurs chevaux et dans leurs chariots ; mais nous dans le nom du Seigneur. »
Compte rendus, nécrologie de Joseph Laigre, vol. 340 B, p. 179, 1885. Si les commandant du navire est catholique, les choses se passent mieux : « 28 jours en mer. Le voyage a paru long, surtout aux aspirants qui voyagent pour la première fois. Le commandant, catholique, est aux petits soins pour moi. Il me recommande de remplacer l’eau par le whisky soda, pour ma santé », vol 340 B, 2 janvier 1907.
Annales de l’OPF, Lyon, septembre 1835, t. 8, n° 43, p. 93 à 145 : Lettre de M. Albrand, 22 novembre 1834.
Vol. 901, p. 325, M. Beurel, Singapour, 13 novembre 1843.
Vol. 901, p. 1211-1218, M. Beurel, Singapour, 4 juillet 1847.
Vol. 901, p. 427, P. Boucho, Provicaire (en l’absence de Mgr Courvezy, parti pour l’Europe), Pinang, 1er juin 1844.
« Le Collège Catholique en mission » par le P. Fahrer, Annales de la Société des Missions Étrangères, p. 40-85, 1898.
Vol. 339, n° 278, lettre de M. Galabert à M. l’abbé Desquibes, aumônier de l’hôpital Necker. Pulo Pinang, 25 janvier 1834.
Vol. 339, M. Lolivier à M. Chaumont, séminaire de la rue du Bac, 6 février 1819.
Mgr Dufresse, « Épître aux élèves chinois du séminaire général du révérend et illustre évêque de Tabraca, mis à mort en haine de la foi. »
Bulletin de l’œuvre des partants, 1894, p. 234. Louis Ménier, 1839-1909. Edmond Marrot, 1867-1947.
Vol. 301, p. 418, M. Letondal (Pinang) à M. Chaumont (Londres), 10 décembre 1809.
Annales de l’OPF, Lyon, 1858, t. 30, pages 446-448. Missions de la Malaisie, extrait d’une lettre de M. Hab, missionnaire apostolique à sa mère, île de Pinang, 2 février 1858 : « Ces personnes qui ont la tête presque voilée comme des religieuses, et le reste du corps perdu dans une enveloppe de guenilles, ce sont leurs femmes. De toute leur figure livide, c’est à peine si on entrevoit la bouche, qu’on dirait ensanglantée par le bétel. Mâcher et mâcher sans cesse du bétel, c’est la grande occupation de toute leur journée. » Ici, le portrait de la femme malaise tourne à la caricature.