c.2 Des brebis parmi les loups

Le jeune élève, le séminariste, sont constamment en danger d’être contaminés par le monde extérieur. Aussi les missionnaires créent-ils autour d’eux un cordon sanitaire, instaurent une sorte de quarantaine. Les règlements multiplient les dispositions limitant les contacts avec le monde extérieur. Les offices à la chapelle ne sont pas ouverts au public. On peut être reçu au Collège général mais le règlement s’applique alors aux visiteurs1196. Nul, missionnaire ou élève, n’est autorisé à sortir du séminaire sans autorisation1197. Lorsque les élèves sont en sortie, ils doivent adopter une attitude « modeste ». La modestie, rempart vertueux contre les occasions de pécher à l’intérieur du séminaire, défend à l’extérieur, la réputation du clergé catholique : « Que votre modestie soit connue de tous ! », s’exclame Mgr Dufresse, dans l’article 4 de sa lettre, condamnant cependant toute forme d’affectation1198. Un règlement des promenades datant de 1848 décrit précisément l’attitude à adopter lors des sorties1199. Les élèves marchent en rang par trois (et non deux à deux)1200. Ils avancent en ordre, paupières closes. Le même règlement précise encore que « le rang s’observe sur toutes les routes fréquentées par les Européens. […] De plus, on interdira l’usage de porter extérieurement le mouchoir, le scapulaire, le chapelet 1201 »Ne pas être vu, ne pas regarder : « Nous fixerons moins encore nos yeux sur quelque objet qui pourrait donner prise à l’offense et à d’autres mauvaises suspicions 1202. » La suspicion prévaut en effet :

‘Puisque nous venons au milieu d’hommes enclins à examiner de près tous nos actes, si minimes soient-ils, nous devons observer une chasteté immaculée non seulement en notre corps mais dans tous nos actes extérieurs, et donc partout où il faudra aller et surtout à l’église et à l’extérieur, nous conformerons notre visage et toute la tenue de notre corps à toutes les règles de la modestie. Surtout, nous ne porterons pas nos yeux ici et là1203.’

Ainsi pourrait-on résumer cet article, qui répond à deux objectifs : veiller à ce que les élèves soient exemplaires dans un environnement a priori malveillant, éviter les provocations, même involontaires ou commises par ignorance des usages :

‘Durant les promenades, les uns ne marcheront ni plus vite ni plus lentement que les autres, ils ne prendront pas de sentiers de traverses ; ils ne provoqueront pas ceux qu’ils croisent et ceux qui seront provoqués ne répondront que par un modeste silence. Ils se garderont, lorsqu’ils traverseront quelque endroit, de piétiner les récoltes, de causer quelque dommage à quiconque ou une gène par laquelle certains seraient poussés à mal parler de la Religion ou à proférer des imprécations.’

Un comportement neutre garantit l’obtention, en retour, de la neutralité d’autrui. Ces instructions ne semblent pas mues par le respect des autres habitants de l’île, mais par la défiance à l’égard du monde extérieur et la défense des intérêts des chrétiens. La même volonté (contradictoire) de passer inaperçu et de faire bonne impression s’en dégage. Les signes religieux distinctifs, le scapulaire, le chapelet ne doivent pas être arborés, pour ne pas sembler défier les autres religions. « Nous devons le plus souvent penser à ces paroles de l’Apôtre : Soyez sans murmures ni contestations, en simple fils de Dieu au sein d’une génération dévoyée et pervertie, d’un monde où vous brillez comme des foyers de lumière 1204», écrit Mgr Dufresse.De nombreux indices, dans les lettres, les coutumiers, les rapports de punition, montrent que le règlement est appliqué sans faiblesse. Le courrier est ouvert, lu et éventuellement censuré par le supérieur :

‘Ils ne s’écriront ni lettres, ni billets. Ils ouvriront les lettres que leur adressent les étrangers au séminaire et fermeront celles qu’ils leur envoient en présence du supérieur. Celui-ci les lira le premier et, lorsqu’il conviendra, les fera parvenir à leurs destinataires1205.’

La prudence concernant le courrier n’est pas une nouveauté. Les Instructions de 1659 y consacrent deux chapitres intitulés : « Précautions à prendre dans l’expédition des courriers.» et « Encourager les missionnaires à écrire. » Elles recommandent d’éviter tous les propos qui risqueraient « d’offenser les princes et les dirigeants des États », subodorant que l’acheminement du courrier n’était pas sûr. En 1954, trois cents ans plus tard, les directeurs inscrivent au procès-verbal :

‘Le conseil prend note des instructions communiquées par Mgr Lemaire dans une circulaire aux supérieurs régionaux. Mgr le supérieur demande qu’il n’y ait pas de négligence de la part des missionnaires à écrire aux membres de leur famille et à leurs bienfaiteurs, que les missionnaires soient prudents dans leur correspondance privée qui parfois devient publique à leur insu et qu’en particulier nul ne se mêle de publier des articles critiquant le gouvernement d’un pays de mission1206. ’

Mais le second chapitre interdit formellement aux Vicaires apostoliques de lire le courrier de leurs missionnaires : « N’ouvrez pas leurs lettres, ne les lisez pas, ne cherchez nullement à savoir ce qu’elles contiennent. » Cette honorable discrétion cache sans doute de moins nobles motifs : la Propaganda Fide ne voulait pas se priver d’informations de première main que les vicaires apostoliques lui eussent éventuellement dissimulées1207. Au Collège de Penang, l’usage de l’ouverture du courrier s’est prolongé jusqu’au concile de Vatican II. La décision d’abandonner cette pratique est prise en 1963 : « Le conseil décide que les lettres des séminaristes ne seront plus ouvertes désormais. Les élèves pourront à volonté mettre leurs lettres dans une boite qui sera installée à cet effet dans le séminaire ou les envoyer d’en ville 1208 » Les nouvelles du monde ne filtrent presque pas : peu de journaux, beaucoup plus tard la radio puis la télévision, mais sous le contrôle soupçonneux des Pères. Les bâtiments du séminaire tournent en quelque sorte le dos à la ville. Ils n’ouvrent leurs portes que pour accueillir des confrères de passage, recevoir de hautes personnalités ecclésiastiques : « Nous avons eu la visite du délégué apostolique des Indes. Son excellence est arrivée à Penang la veille de Noël et y est restée une semaine. Nous avons été honorés de la visite au collège et de l’intérêt montré pour l’œuvre du clergé indigène 1209 », ou conserver de bonnes relations avec les autorités civiles1210.Le Père Fahrer, consacre quelques lignes de son rapport sur l’enseignement catholique aux relations des élèves chrétiens avec les « païens » :

‘En troisième lieu, il faut organiser ce qu’on pourrait appeler le travail social ; car le collège chrétien doit être un centre d’œuvres, ayant pour but de soutenir son action intérieure par une action extérieure sur les chrétiens et les païens. Ces œuvres sont d’abord des cercles littéraires ou scientifiques, dont le but direct est d’exciter l’émulation des élèves pour les études, et les buts indirects, d’attirer leur attention sur les questions de religion, au point de vue historique, philosophique et théologique. Sous ce rapport, les questions à traiter et la manière de les traiter étant évidemment de nature différente pour les chrétiens et les païens, les réunions de ces deux classes d’élèves doivent se faire séparément ; et si quelquefois il se fait des réunions générales, ce doit être sous la direction et la surveillance directe du missionnaire ; ainsi on évitera les inconvénients que le contact entre païens et chrétiens causerait naturellement à ces derniers1211. ’

Comment évaluer l’impact de cette éducation sur les élèves ? Tout indique – dans l’architecture des locaux, l’agencement des règlements et les recommandations faites tant aux élèves qu’aux directeurs – que le monde extérieur, virtuellement corrupteur, devait être tenu à distance. Il n’est pas excessif d’affirmer que, pratiquement jusqu’à Vatican II, le Collège général de Penang vécut à huis clos. Arrivé dans les années soixante, juste avant l’aggiornamento, Jean L’Hour fait le constat suivant :

‘Nous avions très peu de relations avec la population de l’île. Celle-ci était très majoritairement non chrétienne (musulmans, bouddhistes, hindous) et, de ce fait, ne connaissait pas le Collège. Le Collège, lui, fonctionnait à huis clos et n'était véritablement connu que de la communauté chrétienne. L'isolement dans lequel se trouvait le Collège à mon arrivée et durant les premières années de mon séjour était en quelque sorte inscrit dans le règlement. Les Pères du Collège n'avaient pas la liberté de sortir en ville, de dîner à l'extérieur. À plus forte raison, bien entendu, les élèves ne pouvaient sortir sans autorisation, ni recevoir des visites. L’usage du téléphone était contrôlé. En dehors de nous-mêmes et des chrétiens du personnel, personne de l’extérieur n’assistait à la messe au Collège. Le Collège s'est progressivement ouvert vers l'extérieur, par le fait que nous allions le dimanche aider les curés de paroisse1212. ’

Michel Arro, son contemporain, confirme globalement cette impression :

‘Q.: Quelles relations entreteniez-vous avec la population de la ville, de Georgetown ?
M.A.: Nous vivions en autarcie. La seule sortie c’était Mariophile les mercredis. Et puis à partir de 1963 on a commencé à aller dans les paroisses. Mais il y avait des traditions. Par exemple, tout Penang se retrouvait au Collège pour la procession du Saint-Sacrement à la Fête Dieu. Les élèves décoraient le parc magnifiquement, et toute la ville y venait. Sinon, le Collège dépendait de la responsabilité exclusive de Paris. L’évêque local n’avait rien à dire. On offrait l’hospitalité aux prêtres locaux, mais ils n’avaient rien à dire sur le Collège1213.’

Il faut attendre 1966 pour que chaque directeur dispose d’une clef individuelle du séminaire, « qui lui permette de rentrer le soir sans avoir à déranger personne 1214. » La communauté entière reçoit, cette même année, l’autorisation de se rendre librement en ville une fois par mois, le 2e vendredi du mois : « The whole community will be allowed to go out freely in town, once a month : the 2nd wednesday of the month. Conferences by guests speakers will be given to the community 1215. » Huis clos, insularité. Le choix d’une île, pour implanter le Collège, îlot de précieuse et fragile catholicité, – de même qu’en 1893 les jésuites choisirent Ceylan pour établir le séminaire de Kandy, pendant du Collège général souhaité par Léon XIII –, est-il fortuit, pour qui recherche l’isolement : l’île n’est-elle pas le milieu protégé par excellence pour bâtir la cité idéale, l’Utopia ?

Notes
1196.

« Les missionnaires qui peuvent séjourner dans le Collège, ou n’y sont qu’en passant et doivent se rembarquer sous peu de jours ; ou doivent y rester quelque temps pour y attendre l’occasion favorable de se rendre dans la mission pour laquelle ils sont destinés et étudient la langue de cette mission, doivent observer les uns et les autres l’Ordre et le Règlement établis dans le Collège et se conduire d’après les avis et instructions du supérieur », Règlement concernant les supérieurs et les directeurs du séminaire de Pulo Pinang, 1844.

1197.

« 12. Ils ne sortiront jamais sans prendre la licence et la bénédiction du supérieur et sans lui dire où ils veulent aller ; 13. Ils renonceront à toutes les visites qui ne servent qu’à dissiper l’esprit et à débaucher le cœur ; 14. Ils seront encore plus religieux à ne manger jamais hors le séminaire et s’il arrive qu’on les convie quelquefois à dîner, ils s’en excuseront toujours civilement », 1665, Avis pour les missionnaires.

13. « Ils ne sortiront jamais sans congé ni sans dire où ils veulent aller et pourquoi. Pour lors, on leur assignera des compagnons avec ordre de s’accompagner partout », 1665, Avis pour les séminaristes.

1198.

« Quand à ceux qui font tout à la façon des pharisiens, pour être vus par les hommes, le Christ s’est déjà prononcé contre eux : Malheur à vous, pharisiens hypocrites a-t-il dit, parce que vous avez déjà reçu votre récompense ! », Lettre de Mgr Dufresse, art. 3.

1199.

Règlement touchant l’uniforme et les promenades, 1848, op. cit., DB 460-4.

1200.

« Toutes les fois qu’on va en promenade, les élèves se mettront en rang de trois à trois selon une liste faite par le Père supérieur », idem, art 6.

1201.

Règles touchant l’uniforme et les promenades, 1848, DB 460-4, articles 14 et 15.

1202.

Règlement, 1848, règles générales, art. 7.

1203.

Idem, art. 1.

1204.

Saint Paul, Épître aux Philippiens, 2-15.

1205.

Idem, art. 11.

1206.

Procès-verbaux, 19 février 1954.

1207.

Instructions, op. cit., chap. 7 et 8, p. 48-49.

1208.

Procès-verbaux, 21 octobre 1963.

1209.

BG 1401, Michel Laumondais, Penang, 13 octobre 1908.

1210.

« Je vous écris pour vous recommander instamment M. Harris. Il va prendre possession de ses nouvelles fonctions de consul général d’Amérique au Japon. C’est un homme charmant et honnête. Depuis plusieurs années, j’ai l’honneur de le connaître. Il a déjà fait plusieurs petits cadeaux au Collège. Il est très bien intentionné pour nos missions et vous pouvez compter qu’il fera tout ce qui dépendra de lui pour favoriser nos confrères dans cette nouvelle et périlleuse mission. Il désirerait avoir des livres japonais et des renseignements sur le Japon », vol. 340, n° 143, M. Martin à M. Libois, 3 mars 1856.

1211.

« Le Collège Catholique en mission » par Jean-Baptiste Fahrer, missionnaire apostolique à Pondichéry, Annales de la Société des Missions Étrangères, p. 40-85, 1898.

1212.

Entretien avec J. L’Hour, op. cit. Au sujet des relations avec les autorités politiques, Jean l’Hour se souvient qu’elles étaient quasi-inexistantes : « Q.: Quels contacts aviez-vous avec les autorités politiques locales ? J. L’H. : Très peu de relations. Nous avons toujours évité d’en avoir avec les représentants du gouvernement français, par souci d’indépendance. Quant au gouvernement local, nous n’avions pas non plus de rapports. À partir de la création de la Malaysia, en 1963, nous avons seulement subi quelques discrètes pressions lors des renouvellements de nos visas de séjour. Les autorités du pays nous faisaient savoir, de plus en plus explicitement, qu'il était grand temps que l'enseignement du Collège soit assuré par des citoyens du pays. »

1213.

Entretien avec M. Arro, op. cit.

1214.

Procès-verbaux, 19 janvier 1966.

1215.

Procès verbaux, 29 septembre 1966.