a.2 Pratiques de piété : oraison individuelle, prière communautaire

Obéissance, humilité, modestie, telles sont quelques-unes des vertus que l’on cultive au Collège général de Penang. C’est beaucoup, mais ce n’est pas suffisant pour devenir un « saint prêtre » : il faut encore de la piété. Paradoxalement, alors que l’on touche ici au domaine de l’intériorité, de l’intime, nous ne pouvons que rester à la surface des choses, à l’extérieur. Les missionnaires ne se confient ni ne s’épanchent ; les correspondances restent très pudiques et le plus souvent muettes sur leur vie spirituelle : « Le problème est plutôt celui de la lisibilité extérieure, publique en quelque sorte du fait religieux, écrit Michel Lagrée1267. Il me paraît de plus en plus avéré que cette lisibilité est essentiellement indirecte : ce que nous connaissons du religieux, ce sont ses effets induits, plus que le religieux lui-même. Nous faisons l’histoire de gens qui vont à la messe, se confessent, chantent des cantiques, vont en pèlerinage, mais que savons-nous au juste de ce qu’ils vivent réellement dans ces actes ? » Le règlement de 1848 incite les élèves à des actes de dévotion individuelle ainsi qu’à la méditation silencieuse, dont la fréquence et la nature dépendent du directeur de conscience :

‘À cinq heures et quart, ils se rendront à l’oratoire et après les prières du matin et le point d’oraison, ils méditeront jusqu’à six heures moins le quart avec le recueillement nécessaire pour rendre possible la raison de la méditation à chaque fois qu’il est nécessaire.
Les jours fériés extraordinaires, ils assisteront à la messe à cinq heures et quart. À six heures, ils marcheront en silence afin de pouvoir méditer pendant une demi-heure […] À trois heures trois quarts, ils écouteront une lecture spirituelle jusqu’à quatre heures. Après la lecture, ils retourneront au séminaire1268.’

Les missionnaires, naturellement, se doivent de donner l’exemple de la plus grande piété. Dans les Monita, François Pallu leur prescrivait l’oraison perpétuelle :

‘L’oraison est la source de toutes les vertus, et elle en est comme la tête. […] Bien que toute la vie du missionnaire doive être une prière continuelle, et que rien ne puisse l’obliger à renoncer un seul instant à la présence même de Dieu, il doit en outre consacrer chaque jour un certain temps à adorer Dieu : au moins deux heures […] Leurs occupations prolongées et fatigantes ne leur laissant de jour aucun moment de loisir, ils se dédommagent en reprenant sur la nuit le temps que le labeur a enlevé à l’oraison […]. Cette pratique était familière à Jésus-Christ, aux Apôtres, aux hommes apostoliques, et en particulier au grand S. François Xavier qui, comme nous le lisons dans sa vie, passait bien souvent la nuit en prière1269.’

Le règlement de la Société des MEP, dans son chapitre VII, intitulé : « De la vie que doivent mener les ouvriers apostoliques », préconise l’eucharistie, l’adoration du Saint-Sacrement, la confession régulière et la pratique de l’oraison :

‘Ils regarderont comme une obligation et se feront une habitude régulière de consacrer chaque jour un temps convenable à l’oraison, de faire exactement la lecture spirituelle et l’examen de conscience, de célébrer la sainte messe, de réciter le chapelet, de visiter le Saint-Sacrement quand ils en ont la facilité, ou du moins de l’adorer en esprit lorsqu’il ne peuvent le visiter réellement. Ils n’omettront ces exercices que pour des raisons sérieuses et dans ces cas, ils tâcheront d’y suppléer par les moyens qu’une sainte industrie leur suggérera1270. ’

L’art de l’oraison individuelle s’enseigne : « On leur fera deux conférences toutes les semaines, l’une sur l’évangile, l’autre sur l’oraison 1271 . » Le règlement de 1848 a institué une pratique quotidienne et fréquente de l’oraison, qui a lieu soit dans la chapelle, soit dans la « salle des exercices » :

‘À cinq heures du matin, au signal, tous se lèveront avec diligence, en silence et avec modestie et prendront leurs dispositions pour ne pas avoir à sortir au moment de l’oraison.’ ‘À cinq heures et quart, ils se rendront à l’oratoire et après les prières du matin et le point d’oraison, ils méditeront jusqu’à six heures moins le quart avec le recueillement nécessaire pour rendre possible la raison de la méditation à chaque fois qu’il est nécessaire1272.’

Celle-ci doit cependant être pratiquée avec modération : « Une trop grande application à l’oraison peut être préjudiciable à la santé 1273  », et l’on doit montrer aux élèves comment faire : « À six heures, explication de la méthode d’oraison 1274. » Les horaires de la journée au Collège y consacraient donc une place importante et ce jusqu’à la période de l’aggiornamento : « Dans la semaine, il y avait prière du matin, prière du soir, oraison le matin 1275 .  » La journée commence par une demi-heure de prière, avant la messe et se terminait par les prières du soir. Avant de commencer à étudier, les élèves invoquent l’Esprit Saint1276. La communauté se rassemble alors à la chapelle pour des moments de prières collectives,. Le règlement suggère des méthodes de prière, comme l’oraison jaculatoire chère à Saint-François de Sales :

‘Puisque les affections humaines échauffent, qu’elles soient rafraîchies par la charité divine, mais pour que cette flamme, tel le foyer qu’entretient la maîtresse de maison, ne se ravive, chacun exhortera les autres par les paroles des maîtres « haut les cœurs », pour qu’ils élèvent l’esprit vers Dieu. Alors, faisant silence et cessant toute activité ils feront jaillir vers le ciel des prières brèves, mais assez véhémentes pour le pénétrer1277  . »’

Dans la bibliothèque du Collège sont recensés, aux côtés des « classiques », le Traité de l’amour de Dieu et les Lettres spirituelles de François de Sales, les Exercices de saint Ignace l’Introduction à la vie dévote de Grignon de Montfort ou encore les Visites de S. Liguori avec prières pour chaque jour, de nombreux auteurs de spiritualité, réédités ou publiés au début du XIXe siècle. Le Directorio spiritual de Dom Augustin Lestrange, (né Louis-Henri, 1754-1827, abbé de la Trappe) ; Les Caractères de la vraie dévotion, du P. Grou, s. j., publiés en 1789 et réédités en 1829 à Lyon. Le Traité de l’amour de Dieu, du Comte de Stolberg (1750-1820), traduction parue en 1830 ; Pugna spiritualis de Scupoli (1530-1610), réédité chez Mame en 1843 ; L’homme intérieur du Père H. M. Boudon, dont la première édition date de 1758. Les élèves lisaient-ils ces livres ? C’est peu probable, mais la culture spirituelle des directeurs rejaillissait forcément un tant soit peu sur les élèves. Les divers règlements établissent une hiérarchie de l’intercession, au sommet de laquelle sont placés le Christ et la Vierge1278. Puis viennent les anges gardiens et les saints, en particulier les saints patrons du Collège comme saint Joseph et les saints apôtres1279 . Cela ressort clairement de la disposition du calendrier hebdomadaire, l’importance des protecteurs invoqués croissant au fur et à mesure que l’on se rapproche du dimanche :

‘Le lundi, ils prieront spécialement pour les fidèles défunts et les bienfaiteurs du séminaire et de nos missions. Le mardi, ils honoreront l’Ange gardien et tous les chœurs d’anges patrons de notre séminaire. Le mercredi, ils invoqueront Saint-Joseph, patron des missions, ainsi que les protecteurs du séminaire, saint François Xavier et saint Charles avec tous les saints. Le jeudi, ils se rénoveront dans la dévotion au Saint-Sacrement. Le vendredi, ils honoreront la passion du Christ et dédieront le samedi à la Sainte Vierge1280.’

La dévotion à Marie, figure allégorique de la maternité, est absolument prééminente :

‘Ayez de la dévotion pour la bienheureuse Vierge Marie, la mère de Dieu, la vôtre avant tout ; ne cessez jamais de réciter des prières en son honneur de chercher refuge auprès d’elle pour tout ce qui vous est nécessaire1281. ’

De la sorte, la métaphore de la filiation est complète. Les élèves doivent obéir aux directeurs, leurs « pères » spirituels, à l’image du Christ, fils de Dieu, docile envers sa mère terrestre, Marie, en qui ils apprendront à reconnaître une mère céleste. Le nombre des prières invoquant la Vierge augmente régulièrement au cours du XIXe siècle. La communauté récite quotidiennement le rosaire : « À six heures et quart, ils réciteront un tiers du rosaire », stipule l’article XIV des règles particulières1282. La récitation de l’Angelus complète celle du rosaire1283. À l’Angelus, récité trois fois par jours, le règlement de 1932 ajoute le chant du Regina Coeli 1284 . Renforçant davantage encore cette tendance, il rend obligatoire, une fois par an, au mois de mai, la vénération de la Vierge1285. Au mois de Marie, le règlement de 1932 ajoute un exercice de piété mensuel en l’honneur du Sacré-Cœur. Au terme de cette évolution, la dévotion christocentrique et mariale prédomine nettement. Depuis le concile de Trente, la papauté n’a eu de cesse que le niveau spirituel du clergé ne soit relevé. Les multiples recommandations qui entourent les missionnaires et leurs élèves dérivent de cette intention et des actes pieux réitérés tissent la trame des journées au Collège général. Cependant, le futur prêtre ne prêchera pas seulement par l’exemple de ses vertus et de sa piété, mais aussi par la parole : « Pendant tout le temps où vous serez au Collège, réunissez un grand bagage de vertus et de sciences », écrit Mgr Dufresse. Pour ce faire, il doit être instruit : « Si, de vous-mêmes, vous avez renoncé au monde et avez abandonné votre volonté propre, vous vous donnerez tout entier aux vertus et au savoir que ce statut exige au plus haut degré 1286 . » L’évêque voit dans l’étude un rempart dressé contre le paganisme : c’est par cette exhortation solennelle qu’il conclut donc son épître :

‘Vous devez d’autant plus vous adonner à l’étude que, dans l’ignorance vaincue des ecclésiastiques est la ruine de toutes les erreurs et de presque tous les vices qu’ils éprouvent aussi bien eux-mêmes que les peuples qui leur sont confiés : Si l’aveugle guide l’aveugle, dit le Christ, ils tombent tous deux dans l’abîme. Par le prophète, Dieu prononça un jour cette phrase à leur encontre : parce que tu as repoussé l’étude, je te repousse du sacerdoce1287 .

Dans les règlements de 1926 et de1932, le chapitre 2, De pietate, comprend une citation de l’Encyclique Quod multum de Léon XIII : « Deux choses sont nécessaires dans l’instruction des clercs ; la connaissance de la doctrine pour le culte ; la vertu en vue de la perfection de l’âme », et ce commentaire : « Aussi les futurs prêtres doivent-ils acquérir du savoir et une piété excellente s’ils veulent remplir parfaitement leur office1288. » Le Collège général, école de perfection morale et spirituelle est simultanément dispensateur de savoirs.

Notes
1267.

Michel Lagrée, Religion et modernité, France XIX e -XX e siècles, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 24.

1268.

Règlement, 1848, art. 2 et 24.

1269.

Monita, op. cit., article 5 « De l’application à la prière », p. 28.

1270.

Règlement de la société des MEP, 1874, art. 127 et 128.

1271.

Idem, art. 9.

1272.

Règlement, 1848, règles particulières, art. 1 et 2.

1273.

Manière d’élever les écoliers indiens, donnée par M. Pocquet, supérieur du Collège de Siam, sous le Vicariat Apostolique de Mgr Laneau, Évêque de Mettelopolis, 1690, « De la santé », art. 5., CG 007 (manuscrit).

1274.

Procès-verbaux, 1849, horaires quotidiens.

1275.

Entretien avec Michel Arro, op. cit.

1276.

« De huit heures à neuf heures, ils vaqueront à l’étude et, pour consacrer à Dieu les prémices de leur travail ils le commenceront par Veni Sancte et l’Angelus », Règlement, 1848, Règles particulières, art. 6.

1277.

Idem, Règles générales, art. 9.

1278.

« On ne tardera pas à les instruire de tout ce qui regarde […] la dévotion à la sainte Vierge, comment il faut réciter le rosaire et le chapelet », 1665, Chap. 3, Avis pour les séminaristes, art. 8.

1279.

« On peut encore leur proposer et leur inspirer de petites pratiques de dévotion envers Notre Seigneur, la Sainte Vierge, les Saints Anges. Il ne faut pas oublier surtout de leur inspirer une grande dévotion envers le Saint-Sacrement des Autels », M. Roost, Manière d’élever les élèves indiens, « De la piété. »

« Ils aimeront la Bienheureuse Vierge Marie comme une Mère, d’une affection pleine de vénération et ils s’attacheront à lui rendre honneur comme s’ils étaient destinés à propager son culte », 1848, règles générales, art. 8. François-Xavier n’est pas mentionné dans les règlements du séminaire de Siam (1765). Il l’est, en revanche, dans les règlements de 1926-32 : « Ils invoqueront les anges gardiens patrons de ce séminaire […] saint Joseph, patron de l’ Église universelle, saint François Xavier et sainte Thérèse, patrons des missions, ainsi que saint Charles, protecteur du séminaire », chap. 2, De pietate, § 2, Exercitia hebdomadaria, art. 9. Sainte Thérèse est donc ajoutée au nombre des protecteurs des missions.

1280.

Règlement, 1848, Règles particulières, art. 12.

1281.

Mgr Dufresse, art. 2.

1282.

Le rosaire entier est récité les dimanches et les jours de fêtes solennelles, après l’étude des Écritures et avant l’examen particulier (cf. Règles particulières, articles 20 et 21).

1283.

« De huit heures à neuf heures, ils vaqueront à l’étude et, pour consacrer à Dieu les prémices de leur travail ils le commenceront par « Veni Sancte » et l’Angelus », Règlement, 1848, Règles particulières, art. 6.

1284.

Règlement, 1932, chap. 2, De Pietate, § 1, Exercitia Pietatis Quotidiana, art. 5

1285.

Idem, Chap. 2, De Pietate, § 3, Exercitia menstrua, art. 10 et chap. 2, De Pietate, § 4, Exercitia annua, art. 12.

1286.

Mgr Dufresse, art. 5.

1287.

Idem, art. 6.

1288.

Règlements, 1926-1932, chap. 2, « De pietate », art. 3. La liturgie et les autres pratiques de dévotion au Collège ont été étudiées dans « Vivre au Collège général de Penang, II-3, Le spirituel, le corporel et le temporel, II-3 a. Liturgie et pratiques de dévotion. »