b.1 Langue véhiculaire et langues vernaculaires

b.1-1 Latin, langue vivante

‘« Prenez l’habitude de vous exprimer très souvent en langue latine
et de l’écrire convenablement1291. »’

L’usage du latin pour les études remonte à Antoine Pascot1292, deuxième préfet des études du Collège de Mahapram. Le règlement de 1665 en fit un principe de sélection des élèves ; seuls les bons latinistes pouvaient prétendre à la prêtrise, les autres étaient destinés à occuper les rôles subalternes de catéchistes, copistes ou interprètes au service des missions1293. Dans cette institution cosmopolite qu’est le Collège de Penang, le latin fait donc office de langue véhiculaire. Les règlements répètent inlassablement les mêmes encouragements à progresser dans cet apprentissage :

‘Engagez l’effort de votre être dans l’étude du latin et des autres disciplines avec un grand désir de progresser ; n’ayez aucune indulgence pour la paresse, l’inertie et la somnolence ; écoutez avec attention et retenez les leçons des précepteurs et des répétiteurs ; prenez l’habitude de vous exprimer très souvent en langue latine et de l’écrire convenablement1294 .

Les élèves doivent par conséquent parler le latin, redevenu langue vivante : « Il est tout à fait important d’observer la coutume de ne parler que latin. Ce point bien observé est un puissant moyen pour venir à bout d’apprendre la langue latine 1295 . » Langue de l’Église, le latin était la langue supranationale par excellence : langue morte pour les vivants, mais langue vivante pour ces « morts » au monde, que sont ces futurs clercs. L’usage du latin, pensait-on, préservait la doctrine par une expression unique et consacrée, les traductions en langues vernaculaires risquant de la faire dévier1296. Le latin parlé permet de se comprendre, tout en se familiarisant avec la langue des Écritures et celle des livres de théologie ; simultanément, la fréquentation constante de ces ouvrages favorise le progrès spirituel et linguistique des élèves1297. Les séminaristes sont donc tenus de s’exprimer en latin, entre eux et avec les directeurs1298. Les règlements ont tous maintenus cette obligation. Jusqu’au concile de Vatican II, les règlements et les coutumiers multiplient les rappels à l’ordre : « 13 février 1959. Les Pères sont priés de rappeler aux séminaristes que le latin est obligatoire durant la première demi-heure des récréations suivant les repas de midi et du soir 1299 . » Avec la romanisation du Collège, l’usage du latin, jusque là plutôt réservé aux études, s’étend à l’ensemble de la vie quotidienne1300 :

‘Il a été réglé que les 1er, 2e et 3e cours de latin en dessous de la rhétorique se feraient en latin. Dans le 4e cours et les cours inférieurs les enfants seront enseignés dans leur langue jusqu’à ce qu’ils puissent entrer en 3e cours de latin. Le Conseil a réglé ensuite que désormais tous les élèves auraient à parler latin en récréation, hormis les jours de grande promenade1301. ’

L’usage du latin dépasse la simple obéissance au règlement : « Le conseil décide d’insister sur l’étude du latin et des matières de cours auprès des élèves qui s’adonnent à l’étude de l’anglais pendant de trimestre. Parler latin au réfectoire est pour eux un devoir d’élémentaire charité 1302 .  » Les contrevenants sont sanctionnés : « Le Conseil s’est occupé de discipline et comme l’abus de la langue maternelle est trop fréquent. Le Conseil s’est décidé à punir les délinquants en les faisant tenir debout quelque temps à la porte du réfectoire après le repas de midi ou du soir 1303. » En octobre 1961, soit un an avant l’ouverture du concile de Vatican II, le P. Quéguiner, supérieur général, « par une lettre datée du 4 octobre, a donné diverses directives importantes. Il a précisé en particulier que le latin demeurait et devait demeurer la langue d’enseignement de la Morale et de la Philosophie. Il approuve d’envisager suivant les possibilités l’emploi de l’anglais pour les petits cours 1304 » Quelques mois plus tard, en mars 1962, la Constitution Apostolique Veterum sapientia demandait que l’enseignement se fît en latin dans toute l’Église. « À peine étais-je arrivé, raconte Jean L’Hour, que le supérieur m’a dit que j’allais rencontrer les élèves et que je devrais faire ma réponse à leur discours de bienvenue en latin. Je me suis donc mis aussitôt à préparer mon discours, en latin 1305 »En juillet 1966,quelques mois après la clôture des travaux du concile, le cardinal Agagianian, préfet de la Propaganda Fide , (qui changea de nom un an plus tard, pour devenir Congrégation pour l’évangélisation des peuples), écrivit aux Missions Étrangères. Dans sa lettre, le prélat citait les Instructions de 1659 : « Ouvrez partout des écoles avec grand soin et sans retard. À la jeunesse apprenez gratuitement le latin et, en langue vulgaire, la doctrine chrétienne. » Rendant hommage à l’œuvre accomplie depuis trois cents ans, il concluait ainsi :

‘C’est assez dire quels liens étroits unissent le Collège général de la Société des Missions Étrangères à la congrégation pour la Propagation de la Foi en ses desseins les plus essentiels. C’est dire aussi combien nous souhaitons que les établissements d’enseignement catholique, en particulier dans les pays d’Extrême-Orient, demeurent fidèles à ces directives et continuent de fournir des recrues toujours plus nombreuses, pour l’immense moisson qui s’offre aux ouvriers apostoliques dans ces régions du vaste continent asiatique1306.’

Comment s’y prendre pour enseigner le latin à de jeunes élèves asiatiques ? La formation, dès les origines du séminaire, repose à la fois sur l’oral et sur l’écrit : « On leur enseignera à lire couramment le latin, à l’écrire et à se servir de nos lettres en ajoutant quelques accents pour écrire en leur langue. Ils apprendront les déclinaisons des noms et les conjugaisons des verbes 1307. » En théorie, les élèves ont reçu une première initiation à la langue latine avant de se présenter aux portes du Collège général : 

‘L’éducation qu’ils reçoivent dans cet établissement est la même que dans nos petits et grands séminaires de France ; cependant les élèves doivent régulièrement avoir reçu dans leur missions respectives les premiers rudiments de la langue latine. La langue que l’on y parle habituellement est la langue latine ; certains jours, les élèves travaillent à se perfectionner chacun dans la langue de leur pays1308.’

C’est ainsi qu’en 1870, le procureur de la Société à Rome décrit le Collège dans un rapport à la Propaganda Fide. Les élèves, dès les origines du Collège, sont donc censés avoir reçu « les premiers rudiments » de latin, acquis auprès d’un missionnaire ou d’un catéchiste : « Au Tong King le latin est enseigné presque uniquement par des catéchistes 1309 . » Mais ce n’est pas toujours le cas :

‘Et si dans les années précédentes on a vu arriver à Pinang de jeunes Chinois qui savaient à peine lire le latin, c’est un abus contre lequel j’ai réclamé lorsque j’étais à Macao : abus qu’il faudra bien supprimer (s’il existe encore) lorsqu’on verra arriver au Collège Général les grands écoliers de nos autres missions1310. ’

Cette situation, assez courante, a pour conséquence de rallonger la durée (et le coût) des études à Penang :

‘Le cours complet et régulier des études est de 7 ans. Néanmoins, comme parfois les difficultés dans lesquelles se trouvent les missions ne leur permettent pas d’envoyer des élèves qui, ainsi que le prescrit le règlement aient déjà reçu les premiers rudiments de latin, il en résulte que parfois également, le séjour des élèves au Collège en devient forcément plus long1311.’

Dans un certain nombre de cas, les élèves donnent satisfaction : « Les chers enfants indochinois font des progrès satisfaisants, se trouvant à peu près aussi avancés que les élèves du Sutchuen sur la grammaire latine, qu’ils sont sur le point de terminer pour la première fois1312 », déclare le P. Tisserand. Mais très souvent, ils rencontrent de grandes difficultés, dont leurs professeurs sont bien conscients : « M. Martin fait observer que les deux lectures spirituelles prescrites par le règlement étaient de très peu d’utilité pour la communauté, parce que la moitié au moins des élèves ne sont pas en état d’entendre la lecture d’un livre de spiritualité en latin 1313 » De quels ouvrages dispose-t-on pour enseigner le latin ?À Mahapram, les élèves étudient avec une grammaire composée par l’un des missionnaires : « Le soir, au lieu du catéchisme historique, les humanistes étudient une grammaire latine composée par M. Pocquet 1314 . » Une grammaire latine, dont l’auteur n’est pas précisé, a été imprimée au Collège et suscite l’intérêt des vicaires apostoliques : « Mgr Cuénot demande 30 exemplaires de la grammaire latine imprimée au Collège 1315 . » Par ailleurs, des livres en usage dans les séminaires français parviennent au Collège : « En attendant, je vous prie de m’envoyer 6 grammaires de Lhomond en latin et anglais, 6 histoires de la religion et 6 autres de l’Église par le même auteur le tout en anglais, plus 6 volumes de l’ Historiae sacrae en latin 1316 . » La grammaire de Lhomond figure bien dans l’inventaire de la donation Régereau à la bibliothèque de Penang, au n° 262. En juillet 1870, cet ouvrage est de nouveau mentionné dans un rapport sur l’état des cours au Collège1317 . Il fallait également des dictionnaires. Les directeurs en réclament : « Le Conseil trouve nécessaire d’écrire une lettre circulaire à Nos Seigneurs les Vic. Apost. intéressés, à l’effet d’obtenir pour l’usage du Collège un certain nombre de dictionnaires annamite-latin et latin-annamite 1318 . » Ces dictionnaires sont indispensables, mais leur conception réclame de méticuleuses vérifications :

‘Quant à l’impression du dictionnaire Latin-Chinois, dont vous me parlez, on n’a pas encore mis cette question en délibération. Il faudrait savoir si ce dictionnaire est volumineux. Le chinois est apparemment écrit en caractères latins, mais quelle orthographe a suivi l’auteur du dictionnaire, car en Chine il n’y a point pour la langue chinoise écrite en caractères latins d’orthographe commune. Chaque nation européenne et même chaque missionnaire à la sienne. Il serait à propos que celui qui corrigerait les épreuves sût le latin. Je connais combien il est pénible pour les élèves d’être réduits à n’avoir que trois dictionnaires manuscrits entre 12 ou 15 élèves. C’est là sans doute pour eux une grande misère, mais outre les grandes dépenses qu’entraînerait l’impression de ce dictionnaire, il faudrait que l’on fût assuré de l’exactitude de l’impression. Un ouvrage de ce genre demande à être imprimé d’une manière bien correcte, un dictionnaire qui fourmillerait de fautes induirait les élèves en un grand nombre d’erreurs1319.’

D’autres ouvrages, plus élaborés, sont acquis : « Le Conseil décide l’achat de trois douzaines de prosodie latine et de trois douzaines de Gradus ad Parnassum 1320. » Le choix du Gradus ad Parnassum indique l’orientation pédagogique et littéraire de l’enseignement du latin. Utilisé à l’époque dans la plupart des écoles, ce dictionnaire poétique latin-français dû à François Noël, fournissait des modèles de style classique à imiter1321. Il ne faisait nullement appel à l’imagination, mais encourageait au contraire la production de stéréotypes néo-classiques1322. Or l’imitation est, j’y reviendrai, l’une des vertus cardinales au Collège général. Le choix des livres en latin fut la cause d’une controverse portant à la fois sur leur niveau de difficulté et sur leurs auteurs. Certains Pères considéraient que les élèves n’avaient nul besoin de posséder un latin parfait, et qu’il leur suffisait de connaître ce qui serait utile à un bon prêtre :

‘Un autre point très important serait de fixer le temps qu’on doit employer ordinairement jusqu’à la philosophie, et de déterminer les livres latins qu’il serait libre d’expliquer aux écoliers. Il semble que, si nos écoliers ont assez de latin pour entendre facilement les auteurs de théologie et de morale cela doit suffire1323. ’

Cette opinion, nous l’avons vu, valait tout autant pour la formation des missionnaires et du clergé en France1324 . D’aucuns brocardaient même les ambitions pédagogiques des directeurs du Collège général :

‘On nous dit parfois que nous soignons trop bien nos élèves pour le latin. Il ne s’agit que de la prose, car ils ne connaissent même pas la 1ère règle de la versification. Mais par la courte expérience que j’en ai, et plus encore par l’autorité de feu M. Lolivier, il me semble que rien n’est plus utile (pietate exepta quae utilis est ad omnia) que la langue latine pour que nos élèves acquièrent la science nécessaire à un prêtre. Vous connaissez mieux que moi, Messieurs, combien il est difficile de bien exprimer, enseigner et comprendre les dogmes de notre sainte religion dans les langues orientales, toutes matérielles et faites plutôt pour l’homme animal et terrestre que pour le chrétien. Aussi j’ai vu, et M. Lolivier m’a toujours dit, qu’il existait une grande différence entre les élèves étudiants en théologie qui sont bien exercés dans cette langue et ceux qui n’en ont que peu d’usage. En disant qu’on ne veut pas faire des Cicerons, on fait des ignorants qui sont disposés à faire des fautes graves dans l’administration des sacrements (sic). Ce peuple se conduit plus par routine que par principe. Cela joint au défaut d’exercice et au long oubli qu’ils feront de la langue latine de retour chez eux, les met dans le cas de rendre nuls bien des sacrements. Je sais d’un témoin oculaire qu’un prêtre de ce calibre, ne voulant pas paraître devant les chrétiens ignorants jusqu’à ce point, faisait réciter par un écolier la formule du sacrement d’extrême onction, tandis que lui-même, muet, faisait les actions. Je sais plusieurs histoires qui approchent de celle là1325 .

Cette argumentation, à l’exception bien sûr du préjugé contre les langues orientales, « toutes matérielles et faites plutôt pour l’homme animal et terrestre que pour le chrétien », n’est pas incohérente. L’ignorance des prêtres faisant douter de la validité des sacrements qu’ils confèrent, voilà qui rappelle les débats du concile de Trente. Mais faut-il maîtriser le latin classique pour célébrer la messe, pour être un bon prêtre ? Les avis sont partagés : « Il ne me semble pas qu’un Chinois devienne un saint parce qu’il sait dire quelques mots de Cicéron, et que ce n’est pas cela non plus qui nous amènera des misérables à la foi. Je vous en prie, nos prêtres qui font le plus de bien en Europe, sont-ce de fameux cicéroniens 1326  ? » Une autre interrogation porte sur le choix des auteurs. Le concile de Trente avait préconisé, dans l’esprit de la Renaissance, de rechercher les traces de la révélation chrétienne dans les auteurs classiques. Au XVIIIe et au début du XIXe siècle, on étudie le latin avec les auteurs profanes, autant qu’en lisant les traités religieux : « Pour leur inspirer la piété de se servir des Écritures Saintes, on pourrait joindre les saintes pensées des livres des auteurs profanes pour leur apprendre le latin et l’éloquence sacrée 1327 . »Assez tôt, des voix s’élevèrent contre cette pratique :

‘Il ne s’agit pas tant d’enseigner le latin à ces écoliers que de leur apprendre notre sainte religion, et de les former à la vertu. Il conviendrait par conséquent de leur faire étudier la langue latine dans des livres de piété qui, avec des mots leur suggèreront de bons sentiments. L’intelligence des auteurs profanes et surtout des payens demande une certaine connaissance de leurs mœurs, de leurs usages et de leurs religions qui serait assez inutile et pourrait être nuisible aux gens de ce pays1328. ’

De même que les confesseurs doivent veiller à ne pas donner de mauvaises idées à leurs pénitents, les professeurs veilleront à les préserver des mauvaises influences de certaines lectures. Au Collège, on trouve encore des allusions aux auteurs profanes pendant la première moitié du XIXe siècle : « Il y a longtemps que j’avais demandé des ouvrages de piété d’une latinité plus difficile que les Selectae profanis pour les expliquer en classe 1329 », déclare Michel Lolivier en décembre 1821. En France, un débat véhément fut lancé par la publication, en 1851, du livre de Mgr Gaume, « Le ver rongeur des sociétés modernes, ou Du paganisme dans l’éducation », qui voyait dans l’enseignement des classiques païens à l’école l’une des causes de la déchristianisation en Europe1330. Les effets de cette publication et des controverses qui s’ensuivirent – Mgr Gaume, notoirement ultramontain1331, se vit reprocher par Mgr Dupanloup d’abandonner la tradition humaniste héritée du concile de Trente –, se font assez rapidement sentir au Collège de Penang : « Désormais, déclare le P. Legrégeois, vous remplacerez les classiques payens par des classiques chrétiens 1332. » Les Directeurs obtempèrent aussitôt : « Nous nous conformerons à votre lettre du 5 juin 1865 relativement aux auteurs classiques 1333 . » Ils le font avec zèle : dans l’inventaire des livres de la bibliothèque, on ne relève pas un seul auteur profane. Lorsque Mgr Boucho demande au supérieur Laigre de lui procurer, à l’intention de la Propaganda Fide, un rapport sur l’enseignement au Collège général, celui-ci répond :

‘Monseigneur, Votre grandeur nous a fait demander un état des études faites au collège et quels sont les livres classiques en usage […] catéchisme du concile de Trente divers ouvrages tirés de la bibliothèque des classiques chrétiens à l’exclusion des auteurs profanes1334.’

Ce légalisme est d’autant plus frappant que le Saint-Siège avait finalement tranché en faveur de l’usage des classiques païens en 1856 (bulle inter multiplices). Les classiques réapparaissent néanmoins à la veille du concile de Vatican II. Répondant à une demande d’information émanée de la Propaganda Fide, les directeurs écrivent, en décembre 1960 :« Programma minimo per l’esame di ammissione al collegio generale de Pulo Pinang. Latino : Conoscenza di tutta la grammatica latina ; traduzione di un brano scelto dagli autori classici sacri (gli antichi SS. Padri della chiesa) e profani (Cesare, Cicerone, Sallustio, Tito Livio, Virgilio) 1335 . » Les Pères de l’Église voisinent de nouveau avec les auteurs profanes à l’examen d’entrée au Collège de Penang. Enfin, le 20 janvier 1966, le procès-verbal porte à ce sujet, « Latin ; étudier des textes dans la patrologie de Denzinger. Cours intensifs d’anglais pour les nouveaux. En ce qui concerne la lecture à la fin des repas, elle pourrait être remplacée à midi par un passage en anglais soit de l’Imitation soit de l’Écriture et le soir par une présentation du Saint fêté le lendemain. » On devine à la fois l’influence de Vatican II (prônant le retour aux sources scripturaires), et l’approche de la nationalisation, qui rend l’anglais indispensable désormais. Langue parlée, le latin est également la langue des examens et du courrier. Pour apprendre à l’écrire, les élèves recopient des ouvrages entiers, palliant ainsi le manque de livres imprimés. Cependant Mgr Kerhervé voit dans cet exercice, avec l’étude du latin, le mal du pays et la discipline soupçonneuse du séminaire, l’une des quatre causes du découragement de certains élèves qui, rebutés à force de difficultés, se détournent du sacerdoce, se contentant d’une condition plus modeste, mais plus accessible. Mgr Pottier déconseille, lui aussi, de les occuper à copier des traités, activité inutile et sans profit intellectuel : « Il serait aussi à souhaiter qu’on les occupât moins à écrire des traités. C’est un temps perdu qui diminue d’autant l’instruction et l’exercice ; il vaudrait mieux leur en donner tout imprimés autant que la chose serait possible ; par rapport à cet objet on ne doit pas plaindre la dépense 1336 . » Lorsqu’ils sont assez avancés, les séminaristes s’exercent donc à rédiger en latin, avec les caractères occidentaux. En latin, on leur fait composer des dissertations et des lettres1337. Afin d’aiguillonner les élèves, leurs travaux sont conservés dans les archives du séminaire :

‘Il faudrait avoir au collège des archives […] On pourrait y ajouter le nom, la patrie des écoliers, le temps auquel ils ont été admis, reçus les ordres et s’en sont retournés, avec celles de leurs lettres et compositions qui le mériteraient. Ils auraient sans doute plus d’émulation si outre les prix qu’on leur proposera de temps en temps, ils savaient qu’on dût garder leurs petites productions avec leurs noms dans les archives1338.’

C’est ainsi qu’un petit nombre de ces écrits, scolaires, calligraphiés et convenus est parvenu jusqu’à nous. Pour donner aux élèves l’habitude du style épistolaire, Mgr Kerhervé suggère qu’ils écrivent « tous les ans à leur vicaire apostolique, aux missionnaires qui les ont envoyés et à leurs parents ». Grâce à cet entraînement, une fois rentrés chez eux, « ils pourront à peu de frais écrire d’une façon à se faire honneur à eux-mêmes et au collège qui les aura élevés 1339. » Les élèves du Collège de Penang ont eu assez tôt une bonne réputation dans ce domaine. Plusieurs de leurs lettres ont été publiées par l’OPF, la plus célèbre, adressée aux séminaristes de Lyon, en 1822, commence ainsi : « À nos respectables pères et à nos frères du séminaire de Lyon, salut affectueux. Quoique vos traits nous soient inconnus, nous osons vous adresser cette lettre, à vous nos pères et nos frères, car si nos corps sont éloignés, nos cœurs se réunissent tous en Jésus-Christ dont nous sommes les membres. » Les archives des Missions Étrangères conservent des dizaines de ces lettres en latin, adressées par les élèves à leurs professeurs. D’autres ont été rédigées à l’adresse des autorités religieuses : après la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale (le 18 juillet 1870), les élèves de Penang écrivirent, en latin, au pape Pie IX, pour l’assurer de leur complète obédience. Le Souverain Pontife répondit en 1872 par le bref Dignum omnino munere. Les archives gardent également des dissertations rédigées en latin. Quel était le niveau des élèves ? C’est presque impossible à dire. Comment évaluer une dissertation de théologie morale composée en 1890 par un élèves originaire de Chine ou de Birmanie ? De plus, il est probable que seules les meilleures copies aient été conservées, sans doute après avoir été revues par les professeurs. D’autres désaccords sont apparus, qui portent principalement sur deux points : le type d’apprentissage et la place des langues vernaculaires par rapport au latin. L’apprentissage fait traditionnellement peu appel à la réflexion et repose sur la mémorisation, la récitation et la copie :

‘À six heures un quart je célèbre la Sainte messe, ensuite les écoliers étudient et apprennent par cœur quelque chose de l’Écriture sainte, les grands apprennent cinq versets, les petits deux ; ensuite vient le déjeuner en commun. À 7 heures trois quarts, je fais réciter les dits versets, en explique le sens littéral seulement et fais réciter cette explication ; à 10 heures j’entre en classe, je fais réciter et expliquer et corriger leur composition qui n’est autre que le dit cathéchisme qu’ils mettent en un autre latin. Depuis onze heures jusqu’à l’à demie ils composent. J’employe cette dernière demie heure à faire l’école aux petits qui depuis huit heures jusqu’à onze heures ont été occupés à écrire, lire ou apprendre par cœur1340.’

André Roost conseille que l’on cultive la mémoire des indigènes, qu’il juge « ordinairement facile », en leur faisant apprendre « les proverbes de Salomon et autres livres sapientiaux, les Évangiles et Épîtres de Saint-Paul 1341. » Il propose, pour l’apprentissage du latin, la répétition régulière de fragments des Écritures1342. Mgr Pottier préconise, pour faire d’excellents prédicateurs, de composer des sermons en latins à apprendre par cœur. Mgr Dufresse recommande lui aussi l’usage de la mémoire : « Les facultés de l’âme, l’intelligence, la mémoire, la volonté et tant d’autres choses, ce sont là des dons qu’Il nous a faits et il faut les rapporter et les employer à son bon vouloir et non à la vanité 1343. » En général, les directeurs du Collège de Penang sont restés fidèles à cette méthode, que l’on pratiquait tout autant dans les séminaires français : « Savez-vous ce qu’il y a de plus ennuyeux ? C’est avoir à réciter par cœur une soixantaine de pages du catéchisme de Chanrancy que personne ne se donne la peine d’apprendre : c’est d’avoir des examinateurs qui se croient obligés de ne pas vous laisser omettre une syllabe 1344. »

Notes
1291.

Mgr Dufresse, art. 3.

1292.

Antoine Pascot, 1646-1689.

1293.

« Il y en aura de deux sortes, les uns qu’on élèvera pour en faire des interprètes, des copistes, des catéchistes de second ordre. Les autres qui seront capables du latin et qui donneront espérance qu’on en pourra faire des prêtres. Ils auront des écoles et des maîtres différents », Règlement, 1665, « Avis pour les séminaristes », art. 1.

1294.

Suite du règlement de 1848, lettre de Mgr Dufresse, op. cit.

1295.

André Roost, Manière d’élever les écoliers indiens, « La science ou les études », art. 1.

1296.

« L’usage du latin comme langue de référence commune aux missionnaires de terrain et aux théologiens romains apparaît alors comme un effort désespéré pour réduire le fossé culturel, maintenir l’unité de l’expression de la foi face à la multiplication des langues vernaculaires dans lesquels les textes fondamentaux sont traduits », in Claude Prudhomme, Centralité romaine et frontières missionnaires, op. cit., p. 499.

1297.

« L’Écriture Sainte est non seulement utile pour inspirer la piété à ces jeunes gens, mais encore pour les former à la langue latine. Supposé qu’elle soit la seule qu’on parle au collège, après y avoir demeuré 8 ou 16 mois ils en savent ordinairement assez pour que la langue latine soit aisée et soit familière », André Roost, art. 2, « La science et les études. »

1298.

« On l’enseignera (le latin) par principe et par règles à ceux qui paraîtront les plus capables. Ceux-ci s’accoutumeront à parler toujours le latin les uns avec les autres pour être plus disposés à apprendre la rhétorique, la philosophie et la théologie selon leur portée », Idem, art. 16.

1299.

Procès-verbaux, 13 février 1959.

1300.

Cf. aussi les règlements de 1926-1932, chap. 4, § 5, De recreationibus, art. 47 : « Ils emploieront souvent des mots latins (et saepius latinum sermonem usurpabunt) ».

1301.

Procès-verbaux, 4 février 1868.

1302.

Idem, 23 octobre 1950.

1303.

Procès-verbaux, 5 septembre 1893.

1304.

Lettre du P. supérieur général, 9 octobre 1961, CG067 : « Votre lettre du 29 septembre m’exprime le désir d’obtenir des directives au sujet de la langue à employer dans l’enseignement. Voici ces directives : le latin demeure et doit demeurer la langue d’enseignement du dogme, de la morale et de la philosophie. Cela n’exclut pas des explications données occasionnellement en anglais lorsque les élèves sont susceptibles de les comprendre et les professeurs de les donner. Mais cet usage de l’anglais ne doit pas être tel qu’on ne puisse dire honnêtement que le latin demeure la langue d’enseignement. Le Sup. du Collège est juge de l’opportunité théorique et pratique de ce dosage éventuel. Je vous approuve d’avoir introduit la lecture au réfectoire en anglais, de faire donner des petits cours pour les élèves de dernière année en anglais et d’aménager suivant les possibilités l’emploi de l’anglais pour les petits cours. Le choix des manuels vous appartient exclusivement, votre conseil entendu. Les manuels doivent être en latin pour les grands cours. Les professeurs n’ont pas individuellement l’initiative de se passer de manuels ou d’en changer. »

1305.

« 12 mars 1962 : Une nouvelle Constitution Apostolique – Veterum Sapientia – demande que dans le monde entier l'enseignement se fasse en latin et à partir de manuels en latin !… Je n'en reviens pas ! » Entretien avec Jean l’Hour, op. cit.

1306.

Extraits de la lettre du Cardinal Agagianian, Préfet de la SCPF in Missions Étrangères de Paris, n° 146, juillet-août 1966, p. 1-16.

1307.

Règlement, 1665, art. 14 & 15.

1308.

« Note sur le Collège général de Poulo-Pinang, appartenant à la Société des Missions Étrangères de Paris », M. Libois, Procureur de la Société des Missions Étrangères Rome, 24 septembre 1870, DB 460-5.

1309.

Vol. 339, M. Tisserand à M. Albrand, 25 juillet 1840.

1310.

DB 460 – 5, M. Barondel à M. Albrand, Paris, 21 janvier 1835.

1311.

« État des cours d’instruction et des auteurs en usage au séminaire général de Pinang », vol. 340, n° 241, juillet 1870.

1312.

Vol. 339, M. Tisserand à M. Albrand, 25 juillet 1840.

1313.

Procès-verbaux, 27 mai 1847.

1314.

Vol. 884, p. 25, M. Lacère, Collège de Mahapram, 12 mai 1740. Pierre Lacère, (1711- ?).

1315.

Procès-verbaux, 23 avril 1855. Idem, 12 octobre 1872 : « On s’est occupé de la révision de la grammaire latine. »

1316.

Vol. 901, p. 1319, M. Boucho à M. Albrand, 27 septembre 1847.

1317.

« État des cours d’instruction et des auteurs en usage au séminaire général de Pinang », vol. 340, n° 241, juillet 1870. L’abbé Charles-François Lhomond (1727-1794) est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le fameux De viris illustritibus urbis romae. Le procès-verbal du 13 février 1854 fait état d’une commande de livres, parmi lesquels le De viris.

1318.

Procès-verbaux, 28 avril 1856.

1319.

DB 460 – 5, M. Langlois à M. Tisserand, supérieur du Collège général, Paris, 22 juillet 1845.

1320.

Procès-verbaux, 9 novembre 1876.

1321.

François-Joseph-Michel Noël, 1756-1841. Son Gradus ad parnassum prenait la suite du Dictionnarius poéticum du P. Jacques Vanière (1664-1739), publié en 1710.

1322.

Plus tard, les directeurs firent venir de France une méthode simplifiée : « Je ne sais si vous connaissez un livre qui serait utile pour l’étude du latin, Bouchet et La Maison, le latin de sixième, volume B chez Fernand Nathan. C’est une méthode vivante surtout par l’image, les légendes sont en partie en français Mais je pense que comme le nombre de vos élèves n’est pas si grand, vous pourriez avoir un nombre suffisant d’exemplaires avec les légendes en français doublées, à la main, de légendes en birman, des élèves écrivant bien pourraient faire ce travail sous la direction d’un père, et ces exemplaires seraient seulement prêtés aux élèves pendant leur séjour chez vous de sorte que le travail serait fait pour un certain temps. Le livre ne coûte que 7 ou 8 francs ce qui est une bagatelle à l’heure actuelle où le franc est si bas. Deux autres livres me paraissent valoir être signalés comme pouvant être utiles, du reste vous les connaissez peut-être déjà : le Manuel du jeune séminariste de B.F. Marcetteau, P.S.S. chez Desclée & Cie et Notre devoir d’état au petit séminaire par l’abbé Paul Dapsence, établissements Brepols, Turnhout, Belgique. Ce dernier contient de très bonnes choses qui me sont utiles pour les lectures spirituelles, car nos grands séminaristes d’ici sont, à plus d’un point de vue, à traiter comme des petits séminaristes d’Europe », DB 460-3, P. Bazin, Penang, 27 novembre 1937.

1323.

Mgr Pottier, Conseils aux missionnaires, op. cit.

1324.

« ‘’Méfions-nous des savants’’ : cette consigne d’un supérieur de séminaire des années 1840 aurait pu être reprise dans la plupart des diocèse de l’époque », in M. Launay, Les séminaires français, op. cit., p. 96.

1325.

Vol. 339, n° 276, M. Albrand, 11 septembre 1835.

1326.

Vol. 340, n°116, M. Martin à M. Libois, 31 janvier 1853.

1327.

Manière d’élever les écoliers indiens, M. Pocquet, 1690, CG 007.

1328.

Règlement pour les missionnaires qui travaillent au Collège, 1764, Pierre-Jean Kerhervé, vol. 340-A n° 1.

1329.

Vol. 339, M. Lolivier, 31 décembre 1821.

1330.

Jean-Joseph Gaume, 1802-1879. Voir D. Moulinet, Les classiques païens dans les collèges catholiques, le combat de Mgr Gaume, 1802-1879, Paris, Cerf, 1995.

1331.

« L’adjectif ultramontain relaie depuis le XVIIe siècle, une vivace habitude transalpine de dénigrement anti-italien […] Un ultramontain, c’est un chrétien d’Italie », écrit Philippe Boutry, qui préfère lui substituer l’adjectif intransigeant, in Michelle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras : l’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870 (avant propos de Philippe Boutry), Paris, École des Chartes, 1998.

1332.

DB 460-5, M. Legrégeois aux directeurs du Collège, 5 juin 1865.

1333.

Vol. 339, Lettre commune, 19 janvier 1866.

1334.

Vol. 340, M. Laigre au séminaire de Paris, Pinang, 18 avril 1870.

1335.

CG 007 – 3, Courrier adressé à la S.C. de la Propagande, décembre 1960. « Programme minimum pour l’examen d’admission au Collège général de Penang. Latin : connaissance de toute la grammaire latine ; traduction d’un extrait des auteurs sacrés classiques (les Pères de l’Église), et profanes (César, Cicéron, Salluste, Tite-Live, Virgile). »

1336.

Mgr Pottier, Conseils sur la conduite du Collège général.

1337.

« À mesure qu’ils avancent, il est bon de les appliquer à la composition, de leur faire faire des lettres sur les sujets qu’ils ont vus, des descriptions ou narrations, les corriger ensuite soit pour le latin, soit sur les fautes du jugement », André Roost, « La science ou les études », art. 4.

1338.

Mgr Kerhervé, préambule et Règlement pour les missionnaires qui travaillent au Collège, deuxième partie, chap. 15.

1339.

Idem, deuxième partie, art. 6.

1340.

Vol. 884, p. 25, M. Lacère, Collège de Mahapram, 12 mai 1740.

1341.

André Roost, « La science et les études », art. 3.

1342.

« On peut donc leur conter familièrement un chapitre de la Genèse ou de tout autre livre de la Bible. Après le leur avoir dit deux ou trois fois, si une ne suffit pas, ils peuvent répéter, quoiqu’ils fassent plusieurs solécismes, il ne faut s’en embarrasser, les laissant s’expliquer bien ou mal pourvu qu’ils se fassent entendre. Continuant ainsi un chapitre par jour, en peu de mois ils se forment au latin », André Roost, « La science et les études », art. 2.

1343.

Mgr Dufresse, art. 2.

1344.

Lettre d’Emmanuel Alzon, séminariste à Montpellier, à Lamennais, en 1832. Citée par M. Launay, op. cit., p. 97.