a.3 « Comment meurt un missionnaire… »

‘« Quelle consolation pour moi, pauvre aspirant aux missions, de voir comment meurt un missionnaire ! J’ai eu le bonheur de lui donner la sainte communion, la veille même de sa mort ; ce fut sa dernière communion. Quelle triste et touchante cérémonie dans cette chère et si hospitalière maison. Entouré de son héroïque mère et de son frère bien-aimé, notre malade a reçu le bon Maître avec une piété angélique. À partir de ce moment, il attendit avec calme sa dernière heure, ne cessant de répéter les doux noms de Jésus, de Marie et de Joseph !
Quelques instants avant la mort de M. Lamiral, ceux qui l’assistaient furent témoins d’une scène sublime. Jetant un regard ému sur sa mère agenouillée au pied du lit, le malade disait à l’un de ses confrères :’’Voici le moment le plus pénible pour une mère’’.
‘’Non, mon cher ami, s’écria celle-ci, ne te préoccupe pas de ta mère, elle est heureuse dans sa douleur, et le plus beau jour de ma vie est celui où je vais te voir quitter la terre pour monter au ciel’’1555. »’

Dans cette galerie de portraits vénérables, à côté des martyrs et des anciens élèves, figurent les missionnaires eux-mêmes ; mais les missionnaires après leur apothéose, en quelque sorte. Au fil du temps s’est formée une lignée d’hommes apostoliques illustres dont on commémore les mérites. Les nécrologies constituent une source particulièrement intéressante à cet égard. À l’occasion du décès d’un directeur, ses confrères publient une biographie, presque toujours composée de la même façon : d’abord, le récit assez bref de la vocation et de la formation, puis la description des années passées au Collège, enfin l’évocation des derniers jours et des derniers instants. À la confluence de ces textes émerge une figure idéale, elle aussi donnée en exemple aux élèves. Quel est donc ce missionnaire exemplaire ? Issu d’une bonne famille chrétienne, il a ressenti très tôt l’appel de Dieu. Plusieurs de ces destinées sont placées sous le signe du martyre ou du sacrifice. Joseph Laigre est né « alors que débutaient les persécutions en Annam sous Minh Mang. » Jules Girard est formé chez les jésuites par l’abbé Planchat, « frère du martyr de la Commune. » Séverin Henriot est élevé par sa mère « dans l’admirable esprit de sacrifice et d’abnégation d’une famille chrétienne qui avait donné plusieurs de ses fils à la plus noble des causes. » Edmond Wallays fut nourri « au sein d’une tradition d’hommes chrétiens prêts aux plus sublimes sacrifices, à la suite du Christ. » La dimension sacrificielle et oblative de la vocation est nettement affirmée. Mais ce sacrifice n’est pas vain :

‘Dieu décerne à ses serviteurs fidèles un prix céleste digne de Lui. Elle mérite, cette vie de dévouement et de sacrifice, la récompense des hommes chrétiens, et la reconnaissance de ces nombreuses phalanges d’élèves qui furent par eux instruits et préparés à la grandeur et à la sainteté de leur vocation1556.’

Le missionnaire est venu au monde pourvu des nombreuses vertus qui le conduiront à exceller plus tard dans ses fonctions. Il est doué « d’une exquise bonté de cœur » ; son caractère est « naturellement doux et compatissant » ; il est affable, serviable, dévoué, endurant, « toutes qualités et vertus chrétiennes qui, après le don surnaturel de la foi, furent reçues en germe dans le saint baptême. » Ces qualités allaient s’épanouir dans une carrière pour laquelle il a été fait : « Dieu lui préparait le terrain le plus favorable, je veux dire la vie de famille du séminaire, du collège de Penang auquel il l’avait prédestiné. » La référence à la « prédestination » est assez surprenante, sous la plume d’un prêtre catholique. Elle n’est pas à entendre au sens strictement théologique, me semble-t-il, mais entre plutôt dans un schéma rhétorique. Le missionnaire est libre de choisir. S’il hésite parfois, ne sachant que préférer, il s’en remet à Dieu :

‘Il faut avouer que je suis bien faible : l’incertitude où je suis si je resterai au Collège de Pinang, ou bien si j’irai en Cochinchine, m’a causé plusieurs fois des inquiétudes. O heureuse incertitude, ne dois-je pas m’écrier ; combien vous me procurez d’occasions de pratiquer ou plutôt de m’exercer à la sainte vertu d’indifférence. Et pourquoi faut-il qu’elle soit si difficile ? Faire la volonté de Dieu, tel doit être mon unique désir, et je puis la faire aussi bien à Pinang qu’en Cochinchine1557. ’

Cependant, ses qualités individuelles le mènent à la fois naturellement et surnaturellement vers le collège de Penang :

‘Avait-il rêvé la vie de missionnaire proprement dite, au milieu des païens à éclairer ? Je ne sais pas. Mais je puis assurer avec la plus grande certitude que le conseil de Paris, en le désignant pour la vie de professeur dans notre cher collège, ne pouvait faire meilleur choix en entendant la sollicitation divine. ’

Au passage, le Collège se trouve ainsi pleinement légitimé puisqu’il est situé dans une perspective eschatologique : il fait partie du projet divin. Or nous avons vu que son existence a fréquemment été contestée. Vient ensuite l’évocation des années passées à Penang. Le missionnaire, devenu directeur au Collège, fait merveille. Sa douceur, sa bonté, mais sans faiblesse, lui gagnent le respect de ses confrères et la confiance de ses élèves :

‘Le cœur des élèves est habile à découvrir le dévouement et l’amour. Aussitôt que M. Laigre fut connu, il fut aimé, et un très grand nombre vinrent lui confier la direction de leur conscience. Dieu seul sait combien de ces jeunes gens lui doivent la persévérance, le salut, et quelques-uns même la grâce de la fidélité à Dieu jusqu’au martyre.’

Il se « dévoue corps et âme » à ses ouailles. Son existence entière est consacrée à l’institution :

‘Désormais le Collège de Pinang sera sa maison ; et aux jeunes élèves qui s’y forment à l’état sacerdotal, il donnera son cœur, ses travaux, sa bourse, son existence, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, sans trêve ni repos, jusqu’à son dernier jour1558.’

Sa modestie peut le conduire « à refuser l’enseignement de la théologie pour se contenter de celui plus obscur, mais au combien nécessaire, des rudiments du latin, avec un succès remarquable. » Mais il s’acquitte avec soin de tâches intellectuellement plus exigeantes, si on le lui demande, en travaillant d’arrache-pied à la préparation de ses cours : « Que de fois je vis de la lumière très tard dans cette petite chambre où il usa jusqu’à ses dernières forces pour préparer les leçons qu’il aurait à dispenser à ses chers élèves le lendemain 1559 . » Il vit dans la pauvreté et le dénuement :

‘Sa petite chambre qu’il n’ouvrait à personne était celle d’un vrai pauvre : une planche étroite pour couchette, une vieille natte, un coussin épais d’un pouce, sans draps, un mouchoir de poche sur le coussin, une pauvre couverture, une vieille armoire avec quelques mouchoirs, voilà tout l’ameublement de sa chambre ; pas de chaise.’

Sa constance et sa piété sont également admirables :

‘Notre cher confrère, nous écrit-on de Pinang, avait une âme ardente ; s’il avait suivi l’attrait de son cœur, il eût aimé le service actif des missions. Mais il avait entendu la voix de Dieu. Il resta fidèle à son poste, malgré ses goûts, malgré son état maladif provenant de la chaleur du climat. Sa piété fut sincère, mais surtout intérieure, car il s’efforça toujours par humilité d’en cacher la ferveur. Il était admirable quand il offrait le Saint Sacrifice de la messe, et nous aimions à le considérer s’entretenant longtemps avec son Dieu caché sous les voiles eucharistiques.’

Des expressions touchant à la notion de famille et de paternité reviennent fréquemment : « Il aimait ses élèves d’un amour tout paternel. ». Le Collège est une « maison familiale », la communauté est « sa famille donnée par Dieu », à laquelle il se dévoue et qu’il « nourrit de ses dons généreux. » Sa mort, enfin, ne dépare pas une existence d’un bout à l’autre exemplaire. J’ai été frappé par la longueur et la précision des récits d’agonie. Certes, ces textes relèvent précisément de la catégorie des nécrologies. Mais il me semble y discerner une parenté d’émotion avec les récits non moins éprouvants des martyres. Plus généralement, le rapport à la souffrance et à la mort qui s’en dégage reflète une profonde sensibilité collective et dépasse le domaine de l’anecdote. J’observe une double théâtralisation de la mort du missionnaire. L’une est discursive, l’autre est rituelle et associe concrètement chaque membre de la communauté à la tragédie qui se joue, pendant l’agonie puis après le décès. Les récits sont pratiquement calqués les uns sur les autres, seules les circonstances matérielles varient. Ils abondent en précisions sur la maladie et les symptômes, mais n’ont rien pourtant d’un compte rendu clinique. Ils relèvent plutôt de la dramaturgie. Le « cher disparu » est tout d’abord montré dans son environnement habituel, vaquant à ses occupations : « Comme chaque jour, le cher Père, après avoir offert le Saint sacrifice de la messe, avait donné ses leçons de grammaire latine et fait de la lecture spirituelle, comme à l’accoutumée, un commentaire inspiré par la plus authentique piété. » Rien ne laisse présager le dénouement :

‘À soixante-cinq ans, M. Girard avait conservé toute l’agilité d’un jeune homme ; il entreprenait encore pendant les vacances des courses très longues dans la montagne. On pouvait semblait-il, espérer pour lui encore bien des années de vie1560. ’

Or la maladie est déjà à l’œuvre, à l’insu de tous : « Il était depuis longtemps consumé par une maladie de foie dont il ignorait la nature. » La destinée du missionnaire va pouvoir s’accomplir : « Il était mûr pour le ciel », écrit un chroniqueur. Le mal agit sournoisement, ne laissant rien présager ; on aura remarqué tout au plus un état de fatigue un peu prononcé :

‘Depuis quelques jours, écrit M. Guéneau, M. Laigre était fatigué plus que d’habitude ; nous l’attribuions aux grandes chaleurs ; lui-même pensait comme nous et nous assurait que la fraîcheur de la saison des pluies le remettrait. ’

Quelquefois, les symptômes sont plus anciens : « Depuis un mois, notre cher confrère maigrissait, perdait ses forces. » Commence alors la narration des derniers jours. Un médecin a été consulté et révèle la gravité du mal : « Il était atteint d’une maladie qui ne pardonne pas. » Ou bien un malaise donne l’alerte : « Dans la nuit du 15 août, le cancer finit par perforer l’intestin ce qui occasionna une hémorragie. » Tel autre s’évanouit pendant la promenade, et les élèves le ramènent inconscient au Collège. Dès lors, la communauté entière est avertie du drame qui se prépare. Un protocole précis et immuable est alors observé. Il est d’abord fait appel à la médecine humaine : « Le docteur anglais, accouru en toute hâte, lui donna quelques soins, mais le pauvre malade était prêt à rencontrer le bon Maître. » La médecine des âmes remplace bientôt celle des corps. Des élèves se relaient auprès du mourant pour le veiller, lui donner à boire s’il le demande et prient en silence à son chevet. On lui apporte la communion. La communauté prie pour lui pendant la messe quotidienne. Certains horaires sont modifiés : « Le conseil décide que les cours de l’après midi se termineront une heure plus tôt afin de faciliter aux élèves la récitation des prières des agonisants à l’oratoire 1561. » Lorsque l’agonie commence, la communauté se rend à la chapelle, tandis que le mourant reçoit les derniers sacrements : « Voyant l’imminence du danger, un père court chercher les saintes huiles, et le cher malade reçoit l’Extrême Onction avec l’indulgence plénière 1562 » Les récits insistent sur la disposition d’esprit du missionnaire à l’approche de la mort. La plupart du temps, s’il est conscient, il prie, demande la communion : « Il attendait avec calme sa dernière heure, ne cessant de répéter les doux noms de Jésus, de Marie et de Joseph. » Les thèmes de l’oblation et du sacrifice sont de nouveau déployés, le missionnaire accepte la mort, offrant sa mort « comme un sacrifice, lui qui a sacrifié sa vie pour les autres. » Car la mort ne lui fait pas peur : « Il était prêt depuis longtemps, la mort ne l’a pas effrayé. » Pour la mère de Charles Lamiral, c’est même le plus beau jour de sa vie, puisqu’il va monter au ciel. Les missionnaires chargés des paroisses voisines, des frères et des sœurs des communautés religieuses de Penang viennent au Collège pour réciter les prières des agonisants. Et c’est entouré de ses confrères et d’élèves que le missionnaire « rend sa belle âme à Dieu et reçoit la récompense promise à ceux qui, après avoir renoncé à tout et surtout à eux-mêmes, ont pris généreusement et porté jusqu’au bout la croix de Jésus-Christ. » Quelle est cette récompense ? Les textes parlent de « couronne », de « palme », lexique rappelant évidemment le martyre. Par le truchement du sacrifice consenti de sa vie, tout au long de son ministère, le missionnaire, même s’il meurt dans son lit, n’est jamais très éloigné du martyre : « M. Perrier repose dans cette terre qu’il a arrosée de ses sueurs et que ses frères, les martyrs, ont fécondée de leur sang. » Peut-être est-ce la raison pour laquelle les chroniqueurs s’arrêtent si longuement sur les manifestations de la maladie et les tourments de l’agonie. Les étouffements, les vomissements, les saignements, « les douleurs toujours plus aiguës, sans soulagement ni répit, qu’il acceptait avec une héroïque patience », martyrisent littéralement le missionnaire, dont le courage et l’abnégation en font un confesseur de la foi. Dans les heures qui suivent le décès, on procède à la toilette du corps, qui est revêtu des ornements sacerdotaux. La communauté vient s’incliner devant la dépouille mortelle. Enfin, une messe de funérailles est célébrée en public à la chapelle du collège : « Le lendemain matin, les funérailles eurent lieu en présence de Pères, de frères et de sœurs et d’un grand nombre de fidèles. » Les autorités de l’île, dans quelques cas, assistent à la cérémonie. Un article, tiré d’un journal de Penang, en anglais, faisant état de l’émotion suscitée par la mort du supérieur Victor Martin, en donne l’illustration :

‘Depuis son arrivée, il y a vingt-six ans, il conserva la reconnaissance et l’estime de toute notre communauté, pour sa bienveillante urbanité et l’amabilité de ses manières, auxquelles plusieurs de ses amis rendirent hommage, parmi lesquels M. Nelson, le dernier Gouverneur, M. Lewis, le dernier Conseiller-résident, M. Wiget, dynamique Consul français de ce port et de nombreux autres gentlemen de notre communauté. Le consulat français, en témoignage de sa profonde sympathie pour les Missions Étrangères, frappées par une perte irréparable, une fois la nouvelle du décès connue, fit mettre le drapeau national en berne1563. ’

Le défunt est inhumé, soit dans la chapelle, soit dans le cimetière du collège : « À tous, il ne laissait que des bons exemples et des regrets.» Ainsi les élèves savent-ils comment meurt un missionnaire : ils ont eu sous les yeux, après l’exemple d’une vie chrétienne et apostolique parfaite, celui de la bonne mort, l’ars moriendi 1564. Et s’ils n’ont pas été les témoins directs des faits, les textes sont là pour en perpétuer le souvenir.

Notes
1555.

Comptes rendus, p. 49, 31 décembre 1878. Tous les exemples qui suivent sont tirés des rubriques nécrologiques publiées par les Compte rendus ou le Bulletin de la Société à l’occasion de la mort à Penang de l’un des directeurs du Collège : Jean Pupier, Victor Martin, Charles Languereau, Martin Greiner, Antoine Boyet, Edmond Wallays, Charles Lamiral (mort à Marseille), Michel Laumondais, Joseph Laigre, Séverin Henriod, Jules Girard.

1556.

Rubrique nécrologique de Jules Girard, mort à Penang en 1918, Bulletin de la société, septembre 1918, p. 186-195.

1557.

Rubrique nécrologique de Joseph Laigre, décédé en 1885 à Penang, vol. 340 B, p. 179, 1885 (également en partie publié dans les Comptes Rendus).

1558.

Rubrique nécrologique de Charles Lamiral, décédé à Marseille en 1878, Bulletin de la Société, octobre 1878, p. 46-59.

1559.

Autre exemple : « Je n’ai pas besoin de dire avec développement que le P. Girard apportait à l’instruction et au progrès intellectuel de ses élèves en classe tout le zèle, toute l’application et tout le soin dont il était capable, afin de les faire profiter de sa parole […]. Il avait tout préparé d’avance pour donner à ses explications la précision, l’exactitude et la clarté nécessaires », nécrologie du P. Girard, op. cit.

1560.

Autre exemple : « Sans doute, avec l’âge, l’affaiblissement était arrivé ; sa vigoureuse constitution résistait cependant et on espérait le posséder longtemps encore lorsqu’il mourut presque subitement dans la nuit du 15 au 16 avril », J. Laigre, vol. 340 B, 1885, p. 179.

1561.

Procès-verbaux, 15 avril 1885.

1562.

« À quatre heures, l’élève qui le veillait vint m’appeler. Je fus tout étonné de trouver notre malade dans un état désespéré. Je lui administrais de suite l’Extrême Onction, qu’il reçut avec de grands sentiments de piété, répondant lui-même aux prières. Comme j’omettais l’onction des reins, il la réclama. Je lui dit qu’on ne la faisait plus et le laissais tranquille. »

1563.

« From the time of his arrival in this colony – 26 years ago – he invariably kept the regard and esteem of all classes of our community for the urbanity of disposition and amiability of his manners, wich were testified by the attendance of several of his friends, among whom we perceive Mr. Nelson, the late governor, Mr. Lewis, the late Resident-counselor, Mr. Wiget, an acting French Counsul of this port, and several other gentlemen of our community. The French consulate also testified his deep sympathy at the irreparable loss the Foreign missions have sustained by hoisting their national flag half-mast yesterday when the intelligence of his death reached town », Procès-verbaux, 8 juillet 1868.

1564.

« Chacun prenait ses dispositions pour bien mourir (ars moriendi) par pensée, par parole, par action ou par testament. La « bonne mort » constituait par excellence cette longue agonie, familiale, publique, solennisée, ritualisée, sanctifiée, vécue dans sa propre maison et au milieu des siens », Philippe Boutry (préface), in G. Cuchet, Le crépuscule du Purgatoire, Paris, A. Colin, 2005.