b. Catholicité ou ecclésiosphère ?

‘« Ce que le P. Girard avait été en France, il devait continuer de l’être en Extrême Orient
en poursuivant la même vie dans le Collège général1565. »’

Arrivant au terme de cette enquête, il devient possible de prendre du recul. Entre la période post-révolutionnaire et la décolonisation, le Collège général de Penang (tout comme d’autres institutions du même genre), est à la fois le produit et l’instrument d’un programme éducatif complexe. Lieu clos où le temps s’écoule au rythme des offices et des différents exercices, espace extra territorialisé, îlot protecteur coupé du monde, le Collège est une « pépinière 1566 » – l’image est courante – où l’on cultive les vertus chrétiennes et sacerdotales : « On peut dire de ces enfants que ce sont des fleurs 1567 », écrit Jean Lafon et les directeurs s’enorgueillissent que l’on dise de leurs élèves qu’ils sont « la fleur du clergé indigène 1568. » Le professeur est un jardinier des âmes. Au séminaire, les élèves recevront « en abondance la rosée qui féconde 1569. » Le séminaire est une serre où vont éclore des générations de clercs. L’étymologie du mot séminaire, qui vient du latin « semen », la semence, renforce et confirme l’idée de fécondation par l’institution. La vocation et l’éducation cléricale, aussi bien des missionnaires que de leurs élèves, reposent sur un principe héréditaire surnaturel décrit avec les mots de la nature. « Plantée » dans son cœur par la grâce divine, la vocation est « fécondée » par l’exemple de sa mère et de sa piété. Une fois entré au séminaire, le jeune homme a changé de filiation. Il a renoncé à la chair, c'est-à-dire aussi à sa famille selon la chair. L’institution doit faire en sorte que sa vocation arrive à terme, elle la porte en elle, en est la matrice. Le supérieur est son nouveau père, spirituellement bien sûr. Le séminariste imite l’enfant Jésus, considère la Vierge comme sa « mère céleste », mais se dit aussi « fils de l’Église ». Plus tard, devenu professeur, il parle de ses élèves comme de ses « chers enfants », auxquels il transmet « les germes de la foi. ». C’est en quelque sorte une fécondation ex utero, toute spirituelle, un système théologique qui prétend symboliquement viser à la reproduction et au renouvellement des générations en dehors des lois naturelles. La sexualité en est bannie. La mort, enfin, est souvent présentée comme une renaissance. Ce faisant, le séminariste et le prêtre sont délibérément placés par le discours théologique et les pratiques, le célibat notamment, en dehors de la chaîne génétique reliant le reste de l’espèce humaine. Certes, comme tout autre, ils sont descendants d’Adam. Mais ceci revient à les inscrire dans un horizon eschatologique, dans l’histoire du salut. Ils sont, de même que l’ensemble des chrétiens, des créatures, des enfants de Dieu autant que de leurs parents terrestres. Leur vocation, les études à huis clos et l’ordination sacerdotale les font entrer dans un monde parallèle, désincarné et spiritualisé.

Au Collège général, il s’agit bien de concevoir, de former, de façonner les individus conformément à une représentation du bon prêtre, élaborée au fil du temps, dont la cristallisation est achevée me semble-t-il, pendant la période de cent cinquante années que j’ai étudiée. Détaché de tout lien charnel, s’exprimant en latin plutôt que dans sa langue maternelle, éloigné de ses racines nationales et ethniques, le prêtre indigène est conçu comme un être universel (catholique), planant au dessus des contingences terrestres. Il appartient à l’humanité certes, mais par le truchement de l’histoire sainte commencée avec Abraham ; il est relié à l’Église entière par la communion des saints, continuité mystique ininterrompue des chrétiens vivants et morts. Il est ainsi censé échapper à tous les « préjugés nationaux » pour être « surnaturel » afin de commencer à réaliser sur terre la Jérusalem céleste.

Cela pose plusieurs questions. Tout d’abord, n’y a-t-il pas un paradoxe, inhérent au christianisme, dans le fait que cette représentation du prêtre soit à la fois une construction historique et un idéal intemporel, par sa dimension surnaturelle notamment ? D’autre part, l’un des éléments centraux de l’image idéale du prêtre est sa catholicité, autrement dit son universalité. Dans l’Europe post-tridentine et dans le contexte de la romanisation, cet universalisme pouvait sembler aller de soi ; transposé en Asie, la confrontation des cultures en fait ressortir immanquablement toute les connotations occidentales. Car la culture cléricale de l’indigène est par essence européenne. Il est pétri de culture catholique, dans l’acception qu’Émile Poulat donne à cette formule : « La culture était catholique quand elle occupait seule tout le territoire. La culture catholique est née paradoxalement quand elle a dû partager : culture contre culture 1570 . » Au Collège général, ce partage eut-il lieu ? Oui et non. Oui, par la force des choses, puisque les directeurs du Collège sont pratiquement tous des hommes d’après la Révolution. Non, parce que jusque dans les années 1960, on assiste à une tentative contraire, comme si les missionnaires avaient justement voulu reconquérir un territoire perdu, reconstituer à huis clos une culture catholique régnant sans partage. Nostalgie de l’Ancien régime ?

De plus, une importante distinction doit être faite entre les missionnaires et leurs élèves, futurs clercs indigènes. Tous correspondaient certes au paradigme de l’homme apostolique. L’apostolat n’étant pas réservé aux seuls européens, chaque clerc asiatique était appelé à prendre le relais. Au Collège, ils avaient des points communs : ce sont des exilés loin de leur pays natal dont ils ne parlent pas la langue prioritairement, leur projet apostolique est le même, ils courent les mêmes dangers. Mais se comprenaient-ils ? Certes, les élèves étaient toujours issus de communautés chrétiennes locales. Cependant, ils avaient baigné, avant d’entrer au Collège, dans des milieux familiaux, sociaux et culturels indéniablement asiatiques. Leurs habitus différaient forcément de celui des missionnaires. Leur était-il possible, – en particulier avant que la colonisation ne batte son plein, diffusant plus largement la culture européenne –, de pénétrer la subtilité des codes et des attitudes ecclésiastiques, des jeux sociaux 1571 , pleinement incorporés au contraire par un prêtre européen au point de lui paraître naturels. En fait, les missionnaires transmettaient une culture spécifiquement européenne dont ils étaient les seuls à même de posséder véritablement les clés. Cette distorsion créait les conditions de leur domination symbolique sur les prêtres indigènes, y compris lorsque ceux-ci accédèrent à l’épiscopat, entre les deux guerres mondiales : « Comment, écrit Claude Prudhomme, ces hommes de la deuxième moitié du XIX e siècle convaincus de la supériorité des civilisations chrétiennes, auraient-ils pu mettre sur le même plan les États païens qu’ils découvraient et les États nations issus de l’Europe chrétienne dont ils étaient issus 1572 ? » Nous avons d’ailleurs vu que le synode de Pondichéry n’avait pas mis fin aux controverses sur les aptitudes des indigènes. Loin d’être un prêtre universel, détaché de toutes contingences et affranchi des déterminismes culturels, en vertu du grand principe de l’indigénisation du catholicisme, le clerc indigène est enchâssé dans un champ social spécifique, dans un monde nettement circonscrit qu’à la suite d’Émile Poulat on pourrait appeler l’ecclésiosphère1573. Encore reste-t-il à mesurer les effets concrets de cette occidentalisation. Jusqu’à quel point le modèle donné en exemple fut-il incorporé par les élèves ? Fut-il jamais autre chose qu’un idéal holistique, qu’une construction théorique ?

Notes
1565.

Rubrique nécrologique de Jules Girard, op. cit., Bulletin de la société, septembre 1918, p. 186-195.

1566.

« Maintenant que Dieu nous a fait la grâce de nous réunir une seconde fois dans cette ville par une providence autant admirable que la première, nous avons cru qu’il était de notre devoir avant tout de nous appliquer à bien régler et affermir le séminaire de Siam qui doit être le fondement et la pépinière de nos missions, qui a été en diverses rencontres et par plusieurs actes loué et approuvé du Saint-Siège », Avis pour le gouvernement du séminaire de Siam, 1665, Archives de Siam, vol. 129.

1567.

Bulletin de la Société des Missions-Étrangères, p. 276, « Correspondance des partants, lettre du Père Lafon, professeur au Collège de Pinang, à Madame la Présidente de l’œuvre », 1888. Jean Lafon, 1864-1945.

1568.

Vol. 339, Les professeurs du Collège général au séminaire de Paris, Penang, 28 avril 1874. 

1569.

Jean Lafon, op. cit.

1570.

Émile Poulat, Le catholicisme sous observation, Entretien avec Guy Lafon, Paris, le Centurion, 1983.

1571.

« Les jeux sociaux sont des jeux qui se font oublier en tant que jeux et l’illusio est ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’une complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social », Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, le Seuil, 1994.

1572.

Claude Prudhomme, « Le rôle des missions chrétiennes dans la formation des identités nationales. Le point de vue catholique », dans Missions chrétiennes et formation des identités nationales hors d’Europe, XIX e -XX e siècle, présentation par Cl. Prudhomme et J.-F. Zorn, Lyon, 1995.

1573.

Émile Poulat, L’Église, c’est un monde, l’ecclésiosphère, Paris, Cerf, 1986.