L’expression homo apostolicus est fréquemment utilisée dans les textes (les Monita, les règlements, les instructions), pour désigner le missionnaire ou plus précisément le « bon missionnaire », l’équivalent du « bon prêtre » post tridentin dont le curé d’Ars est l’emblème. Alphonse de Liguori lui a donné ses lettres de noblesse, intitulant son manuel des confesseurs Homo apostolicus 1575 . Cet homme apostolique est tout à la fois un modèle à imiter et un idéal à atteindre. Il existe comme projet, mais aussi en tant qu’expression d’une culture et de sensibilités collectives. La réalité de l’existence de cet homo apostolicus n’est accessible qu’au travers des discours qui le définissent et des témoignages dans lesquels il s’incarne. Mais ceci constitue une difficulté historiographique certaine. Comment percevoir l’autonomie des individus par rapport à l’ensemble des suggestions, des prescriptions et des injonctions qu’ils reçoivent durant leurs années de formation ? Comment évaluer la profondeur de leur adhésion à l’idéal, la nature et la quantité des ajustements psychologiques et comportementaux de toutes sortes auxquels ils consentent pour l’atteindre ? Quelle est la part d’identification instinctive au modèle, quels sont les moteurs intimes des raisons d’agir en conformité avec lui ? La question se pose par exemple pour l’esprit sacrificiel qui semble animer les missionnaires et avec plus d’acuité dans le cas du martyre, espéré et recherché. Sans doute la psychanalyse aurait-elle son mot à dire à ce sujet. Toutes ces questions se résument finalement à une seule, celle de la subjectivité. L’explication par un système éducatif, une dynamique sociale paraît lacunaire. Certes, l’éducation contribue à la construction des identités individuelles, mais les historiens de la culture et des sensibilités s’accordent aujourd’hui, loin des interprétations structuralistes, pour considérer l’individu comme un acteur : « Aucun système normatif n’est de fait assez structuré pour éliminer toute possibilité de choix conscient, de manipulation ou d’interprétation des règles 1576 », écrit Giovanni Levi. Il n’est donc aucunement question de nier ni l’individuation des directeurs du Collège ni celle de leurs élèves. « Si les individus sont modelés par les sociétés, ils manifestent des préférences qui restent à expliquer 1577 », affirme encore Philippe Levillain. Mais je me heurte ici à une autre difficulté, inhérente à la nature des sources dont j’ai disposé. Les correspondances, même les plus personnelles, restent presque toujours très discrètes et à peine allusives sur les sentiments de leurs auteurs, à l’exception de celles qui portent sur les querelles et les inimitiés. En fait, les missionnaires ne parlent jamais vraiment d’eux-mêmes. En revanche, de la lecture systématique des lettres, on retire, en dépit de la personnalité souvent forte de leurs auteurs, l’impression d’une certaine homogénéité de ton et de pensée, même si des divergences s’expriment çà et là sur les méthodes pédagogiques, par exemple. L’adhésion semble totale à un esprit de corps, partagé par tous. Seule une exploration systématique des dossiers individuels relativiserait peut-être cette impression. Or j’ai plutôt privilégié, dans mes recherches, ce qui relevait de l’institution, les actions et les interactions individuelles y jouant leur rôle évidemment. L’homo apostolicus sera pris ici non pas comme la moyenne des individus réels, mais plutôt comme un type idéal, au sens de Max Weber, c'est-à-dire un simple outil forgé pour tenter de saisir une rationalité interne, d’où découlent les pratiques en usage au Collège général1578.
Parmi les éléments de la culture et des sensibilités collectives qui permettraient de mieux définir l’homo apostolicus, j’ai été frappé par la superposition, au sein du discours institutionnel, de références historiques qui se rattachent à trois durées distinctes. Cela ressort notamment dans l’évolution des représentations de l’indigène. Les idées sur les élèves ou sur la population de Penang ne varient pas au gré des événements présents, des transformations du monde extérieur immédiat. On n’a pas non plus l’impression d’une prise de conscience, d’un progrès régulier vers nos conceptions anthropologiques et ethnologiques « modernes ». Il y aurait plutôt juxtaposition de strates culturelles plus ou moins anciennes, étendues sur leurs durées propres, qui constituent le paradigme de la sensibilité religieuse des missionnaires. Celle-ci relève tout d’abord de la culture scripturaire : les Évangiles et les Épîtres, les Pères de l’Église, divers glossateurs et théologiens. La vision de l’indigène est empreinte de références à un corpus de citations, variant assez peu, pur reflet des études ecclésiastiques. Cette culture scripturaire commune profondément enracinée se fonde sur deux thèmes généraux : celui de l’amour du prochain et du faible et celui, spécifiquement missionnaire, de la prédication universelle : « Allez par tout le monde et prêchez l’Évangile à toute créature », dit l’Évangile de Marc1579. L’étude des langues orientales, si importante aux Missions Étrangères, fait écho au miracle de la glossolalie des apôtres, le jour de la Pentecôte : « Ces hommes qui parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans son propre idiome maternel 1580 ? » La prédication de Paul, l’apôtre des gentils, tient évidemment une place essentielle : « Les païens sont appelés au même héritage 1581 », ou encore « Il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a que le Christ, qui est tout et en tout 1582 . » Jean Comby a observé que dans les Annales de la propagation de la foi revient sans cesse la référence à Isaïe 9 : « Apporter la lumière aux peuples assis dans les ténèbres à l’ombre de la mort 1583 . » Cette culture scripturaire est à l’origine d’une anthropologie eschatologique, d’une téléologie chrétienne : il faut sauver les âmes. Ce projet reste central. Il ne s’est jamais démenti même si, Alain Forest l’a par exemple constaté dans le cas du Vietnam entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, l’objectif des missions s’est déplacé, substituant à la conversion des peuples la conservation des communautés chrétiennes existantes1584. Un deuxième groupe de représentations correspondrait à une durée moyenne, qui relie étroitement les MEP au catholicisme français classique (XVIIe-XVIIIe siècles). Nous avons constaté la place qu’occupaient les auteurs gallicans dans l’enseignement de la théologie à Penang. L’héritage de Bérulle et d’Olier est flagrant, dans ce séminaire qui s’inspira assurément de l’exemple de Saint-Sulpice. Tout comme à Saint-Sulpice, les élèves du Collège recevaient une formation intellectuelle et spirituelle. La doctrine de Jean-Jacques Olier insistait sur l’imitation de la vie de Jésus-Christ, le renoncement à soi-même et à l’union au Verbe incarné, la fréquentation de l’eucharistie et la dévotion au Saint-Sacrement, à la Vierge et aux saints. La spiritualité vécue au Collège général en est l’exact reflet. Nous savons aussi que le jansénisme ne fut pas sans influencer certains des prêtres des Missions Étrangères. Ainsi Alexandre Pocquet (1655-1734), auteur de la Manière d’élever les élèves indiens, l’un des modèles du règlement des élèves de 1848, fut-il contraint, à cause de ce penchant théologique coupable, de quitter le Siam en 1698 et de rentrer à Paris. Dans la bibliothèque du Collège, nous l’avons vu, figurait la Théologie de Montpellier, due à l’oratorien Pouget, également soupçonné de jansénisme. Nulle trace de quiétisme, en revanche. La troisième durée enfin, coïncide avec ma période. Sans aucun doute, les missionnaires ressortissent à la sensibilité post-révolutionnaire, au catholicisme intransigeant qui naît à la Restauration et s’amplifie ensuite. Au Collège, les débats théologiques sont absents : on suit docilement la ligne romaine et l’on considère l’anticléricalisme (puis le progrès du communisme) comme une résurgence de l’éternelle persécution de l’Église. En 1910, les directeurs prêtèrent sans discuter le serment antimoderniste. Les effets du concile de Vatican II se sont fait sentir, certes, mais avec une soudaineté révélatrice de l’impréparation des esprits à cette mutation, sauf peut-être parmi les plus jeunes. Culture scripturaire, héritage du « Grand siècle », intransigeance et adhésion au centralisme romain, telles sont les composantes historiques de la culture des missionnaires.
Monita, Chap. IV, art. 1, Paris, AMEP, 2000, p. 51.
Homo apostolicus instructus in sua vocatione ad audiendas confessiones sive praxiis et instructio confessariorum.
Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Les Annales, 1988.
Philippe Levillain « Les protagonistes de la biographie », in René Rémond, Pour une histoire politique, Paris, 1988.
« Un concept historique ne retient pas les caractères que présentent tous les individus dans l’extension du concept, ni moins encore les caractères moyens des individus considérés, il vise le typique, l’essentiel », Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 520.
Marc, 16-15.
Actes des Apôtres, 2-8.
Épître aux Éphésiens, 3-6
Épître aux Colossiens, 3-11
Jean Comby, « L’appel à la mission à travers les Annales de la Propagation de la foi (1822-1860) », dans L’Appel à la mission : formes et évolution XIX e -XX e siècle, Actes de la IXème session du Crédic à l’Université catholique de Nimègue (1988), présentation par J.-F. Zorn, Lyon, 1989.
Alain Forest, Les missionnaires français au Tonkin et au Siam (XVIIe-XVIIIe siècles) ; analyse comparée d’un relatif succès et d’un total échec, Paris, l’Harmattan, 1998.