b.2 « Déchinoiser les Chinois » : indigénisation ou assimilation ?

‘« Et c’est ainsi qu’au contact de nationalités diverses le caractère des élèves non seulement s’amende, peu à peu, mais encore se perfectionne et se complète. Et c’est pourquoi un de nos vicaires apostoliques de Chine écrivait autrefois qu’il enverrait toujours des élèves à Penang ne fut-ce, disait sa Grandeur, que pour les déchinoiser1585. »’

L’un des aspects les plus caractéristiques du Collège général de Penang est son cosmopolitisme. Nous avons vu que ce fut, au début, une conséquence des persécutions qui rendaient impossible le maintien, dans les missions où elles sévissaient, de séminaires locaux. Penang, île sûre grâce à la présence britannique, offrait un refuge aux missionnaires et à leurs ouailles en fuite. Par la suite, une progressive diversification des origines géographiques s’opéra, du fait des dispositions prises par la Société des Missions Étrangères, le Collège devant justifier son appellation de « général ». Une dizaine de nationalités différentes étaient représentées au Collège grosso modo entre 1870 et 1950. Après cette période, consécutivement à la décolonisation et à la naissance de nouveaux États en Asie, le groupe des élèves originaires de Malaisie domina largement, tandis que la diversité s’estompait jusqu’à disparaître. Le caractère international du Collège n’était toutefois pas seulement le fruit des vicissitudes de la situation en Asie ou de la politique interne des Missions Étrangères. Il était aussi commandé par le projet éducatif lui-même :

‘Nous qui voyons arriver et partir les élèves que nous enseignons, nous pouvons certifier ce que les anciens directeurs ont de tout temps tenu pour indubitable, savoir que le contact et le frottement entre élèves de nationalités et de mœurs différentes, est un des moyens les plus puissants et les plus efficaces pour former leurs caractères, exciter l’émulation tant pour la piété que pour les sciences. En effet, n’est-il pas reconnu que chaque peuple a des qualités spéciales, comme aussi le défaut de ses capacités ; chez tel peuple on remarque un naturel plus enclin à la soumission et à l’obéissance, avec un penchant plus prononcé pour la servilité et la flatterie. Chez tel autre, il y a plus de rondeur, de franchise, d’indépendance dans le caractère, frisant parfois la grossièreté et l’insolence. Les élèves de Pinang ont donc pour se former et acquérir le bien qui leur manque, non seulement le secours des avis, conseils et corrections de leurs maîtres, mais encore, à un plus haut degré que partout ailleurs, celui, bien plus efficace, de l’exemple de leurs condisciples. Les bonnes qualités qui souvent font défaut à leurs compatriotes mais qui se remarquent dans les exemples de leurs autres condisciples, les frappent davantage, entrent plus aisément et jettent de plus profondes racines dans leurs cœurs ; comme aussi, ils apprennent mieux à éviter et haïr des vices ou des défauts dont ils ont à rougir devant des condisciples de nationalités diverses, ou bien qui les choquent dans les autres et qu’on corrige sous leurs yeux1586. ’

L’émulation, l’imitation, ces moyens du perfectionnement nous sont familiers, de même que cette manière d’essentialiser les différents peuples. De ce creuset culturel, les élèves tireront ce qu’il y a de meilleur chez les autres pour « s’amender », se « perfectionner » et se « compléter ». Il y aurait donc comme une insuffisance ontologique de l’élève indigène, un besoin d’être épuré au contact des faiblesses et des travers de ses « condisciples de nationalités diverses. » La nationalité, et pire encore le nationalisme, sont toujours l’expression d’un « manque ». Fréquemment revient, dans les discours, la stigmatisation des « préjugés nationaux » qui, enracinant les élèves dans l’erreur, les éloignent de la perfection. Ce thème n’est pas le propre des missionnaires de Penang. Il est central dans le magistère de l’Église et se renforce significativement entre les deux guerres mondiales. Il a un fondement scripturaire. Dans la lettre apostolique Maximum illud, de Benoît XV, (1919), au paragraphe intitulé « Devoirs des missionnaires », le souverain pontife cite le psaume 45 : « Oublie ton peuple et la maison de ton père 1587  », qu’il commente en ces termes : « Souvenez-vous que vous avez un royaume à étendre, non celui des hommes mais celui du Christ ; une patrie à peupler, non celle de la terre mais celle du ciel. » C’est bien la Cité de Dieu que les missionnaires doivent édifier, en aucun cas ils ne doivent exporter l’idéologie nationaliste, cause du désastre de 1914-1918. L’instruction de la Propaganda Fide parue le 6 janvier 1920, Quo efficacius, leur fixe des règles claires : ils ne répandront pas l’usage de leur langue nationale, s’en tiendront aux usages ecclésiastiques de l’Église universelle, ne se mêleront pas des intérêts politiques et temporels de leur propre nation ni des affaires politiques en général, ne rechercheront pas à favoriser les intérêts de leur patrie dans les pays de mission, se consacrant exclusivement à l’extension du royaume de Dieu1588. Comment s’étonner dès lors que la correspondance des directeurs soit si discrète, quand elle n’est pas muette, sur les événements politiques français et internationaux. Dans sa première encyclique Urbi arcano, publiée en 1922, Pie XI compare le nationalisme à une hérésie, car il est contraire à l’esprit de fraternité et de solidarité qui devrait unir les peuples de l’univers. Cette neutralité politique allait s’avérer utopique et contradictoire, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque de nouvelles nations indépendantes apparurent en Asie. Certes, le catholicisme ne devait pas passer pour une religion étrangère, mais il lui fallait aussi préserver son identité. Comment dans ce cas s’insérer dans les nouveaux États, participer à leur construction de sorte que le christianisme en soit l’une des composantes, sans donner l’impression de servir les intérêts européens1589 ? La critique du nationalisme et du patriotisme, les prescriptions faites aux missionnaires par les autorités romaines, rejaillirent inévitablement sur les élèves du Collège de Penang. Futurs prêtres, ils auront eux aussi la charge de bâtir la Cité de Dieu. De même que les directeurs ne s’expriment pas avec eux en français, ils n’utilisent leur langue maternelle que dans certaines circonstances prévues par les règlements. Dans la nécrologie du P. Girard, parue en 1918, figure un passage tout à fait représentatif du projet pédagogique en œuvre :

‘Il trouvait là [au Collège] des enfants et des jeunes gens de races bien diverses, de nationalités bien mélangées, réunis sous le même toit et assujettis à la règle et à la vie commune : Birmans et Siamois, Cambodgiens et Annamites, Chinois, Coréens et Japonais et même quelques Indiens. Type, constitution physique, caractère indigène, ouverture et étendue d’intelligence, éducation première et influence du milieu, tendances et aptitudes naturelles : quelle variété. Il fut l’un des pères qui réussit le mieux à les centraliser, pour ainsi dire, dans le même esprit d’affection et de respect à l’égard des supérieurs, de soumission et d’obéissance au règlement commun, d’union fraternelle et de respect mutuel, à travers cette bigarrure de tendances et de caractères nationaux1590. ’

La soumission au supérieur et au règlement, la fraternité universelle « centralisent » des élèves si divers et remédient à la « bigarrure des tendances et des nationalités ». Quel saisissant résumé de la doctrine romaine ! Nous savons comment elle fut appliquée au Collège, à partir des années 1880 : disparition des usages et des signes distinctifs nationaux, obligation de parler latin en toutes circonstances, diffusion du thomisme, port de la soutane. Au fil des années, les appréciations portées dans les registres de notes par les directeurs sur leurs élèves font de moins en moins allusion aux particularités nationales, insistant plutôt sur les qualités intellectuelles et spirituelles qui en font de bons éléments ou, au contraire, de mauvais sujets. C’est comme si le caractère indigène de l’élève s’effaçait devant son état de séminariste, du fait de l’universalisation. De même que l’on n’enseigne au Collège ni l’histoire de France, ni celle de la patrie des élèves, mais l’histoire sainte, j’ai observé à plusieurs reprises, sur des photographies de salles de classe, la carte de la Palestine, la Terre sainte, accrochée au tableau. L’histoire et la géographie enseignées aux élèves ne sont pas ancrées dans la réalité concrète et palpable, mais font partie d’un dispositif destiné à les placer au-dessus du monde sensible, loin des réalités terrestres, dans une perspective eschatologique. Peut-on vraiment parler, à ce stade et dans ces conditions d’indigénisation du clergé ? Que restait-il d’ « indigène » dans ces prêtres : leurs origines, tout ce qui, dans leurs cultures initiales et leurs personnalités, est demeuré imperméable aux influences et aux suggestions reçues durant les études, en faisant des êtres morcelés, clivés, qui ne se sentent indigènes qu’en présence des Européens et acculturés par l’Occident aux yeux de leurs compatriotes d’Orient ?

Notes
1585.

Vol. 339, Les professeurs du Collège général au séminaire de Paris, Penang, 28 avril 1874.

1586.

Vol. 339, Les professeurs du Collège général au séminaire de Paris, Penang, 28 avril 1874.

1587.

Psaume 45, 11.

1588.

Cité par Claude Prudhomme, « Le rôle des missions chrétiennes dans la formation des identités nationales. Le point de vue catholique. », dans Missions chrétiennes et formation des identités nationales hors d’Europe, XIX e -XX e siècle, Lyon, 1995.

1589.

Sur toutes ces questions, voir Claude Prudhomme, op. cit., p. 17-19.

1590.

Bulletin de la Société, « 44 années de directorat au Collège de Pulo-Pinang, le Père Jules Girard, mars 1874, août 1918. »