Lorsque commencent, le 18 janvier 1966, les festivités de commémoration du tricentenaire du Collège général, le concile de Vatican II est ouvert depuis quatre ans, le décret Ad gentes de Paul VI est paru depuis un mois (7 décembre 1965). On avait pu observer de menues transformations au sein du Collège dès le début des années 1960 : étude de l’anglais et même du français, timide ouverture en direction des populations locales. Ces évolutions étaient plus nettes hors du Collège, dans les paroisses. Claude Prudhomme relativise le rôle du concile de Vatican II, qui aurait « plus joué le rôle de catalyseur que de cause première dans le débat missionnaire 1592 ». Le tricentenaire du Collège, puis le synode de septembre 1966, au cours duquel le supérieur général des MEP, Maurice Quéguiner, réunit les évêques de Malaisie-Singapour, marquent toutefois un tournant décisif dans l’histoire du Collège. Je ne reviendrai pas ici sur le détail des changements décidés alors. Le supérieur avait fixé à cette assemblée deux objectifs clairs : d’une part, la mise en œuvre au Collège des décisions du concile, à partir des orientations données par Ad gentes et d’autre part, l’organisation du transfert de compétences des directeurs français au clergé local. Ces évolutions essentielles – la conception théologique de la mission a changé, elle n’est plus une affaire de spécialistes, mais celle de la chrétienté entière –, se produisent alors que la Société des MEP connaît de graves difficultés. La crise de la conscience missionnaire est alors générale, mais elle se double, aux Missions Étrangères, d’une crise particulière : celle du recrutement. Dès les années 1930, les effectifs s’étiolent1593. Dans les années 1950, la situation est devenue tellement préoccupante qu’un plan d’urgence est déclenché, sans grand succès. De toute évidence, la Société n’attire plus comme auparavant. Plusieurs raisons sont invoquées pour expliquer cette tendance : l’Asie attire moins que l’Afrique, le culte du martyre ne fonctionne plus, la crise générale des vocations incite les évêques à garder pour leurs diocèses des éléments qui autrefois se seraient dirigés vers les missions. Mais il y en a de plus profondes, outre la sécularisation et la déchristianisation de l’Europe. Les guerres de décolonisation en Indochine puis en Algérie ont profondément troublé les consciences. Le P. J. Michel publie en 1954 Le devoir de décolonisation et Claude Lévi-Strauss Tristes tropiques en 1955, l’année de la conférence de Bandoeng. Les conceptions du rapport avec les autres civilisations se sont transformées. Les catholiques sont de plus en plus sensibles au drame de la faim dans le monde (le Comité Catholique contre la Faim est créé à cette époque) et préfèrent à l’exportation des valeurs européennes la coopération avec le « Tiers-monde ». Plus que jamais, les missionnaires sentent la nécessité de passer le relais aux Églises locales et de réformer radicalement leur rôle auprès des populations autochtones.
En 1971, la revue Spiritus publie, dans son n° 46, un article signé par deux directeurs du Collège de Penang, Jean L’Hour et François Félix-Faure, intitulé La mission est communion. Conditions pour l’existence de vraies Églises locales 1594. Les auteurs y dressent un bilan de la situation de l’Église en Malaisie-Singapour. Le ton de l’article est mesuré : « Nous ne mettons nullement en question le travail missionnaire de nos prédécesseurs ». Ils évoquent tout d’abord le cas du collège général. Depuis 1966, « on constate un essai d’aggiornamento sur les bases du concile et une intégration progressive de professeurs locaux. Le séminaire passe sous l’autorité des conférences épiscopales. » Des mouvements d’Action catholique ont été « lancés par des missionnaires et restent animés par eux. » Des laïcs « remarquables » ont été formés au sein de ces mouvements et sont « très insérés dans leur milieu séculier ». La liturgie suscite un réel intérêt dans les communautés locales « l’essentiel de leur vie chrétienne y trouvant son expression. » Quoique romaine, elle ne parvint pas à « étouffer les formes spontanées de la piété populaire s’exprimant dans des manifestations marginales (bénédictions et onctions d’huile, processions, pèlerinages). » Ce tableau pourrait sembler satisfaisant, si l’on pense à l’orientation de la revue Spiritus, à l’avant-garde des interrogations sur la mission catholique dans la mouvance du concile. On pouvait y lire des articles engagés de théologiens spiritains, jésuites, dominicains, mais aussi d’anthropologues, comme Jacques Dournes (MEP), missionnaire chez les Joraï, sur les hauts plateaux du sud Vietnam1595. En réalité, le propos de Jean L’Hour et de François Félix-Faure est assez sévère. L’aggiornamento, écrivent-ils, « n’a pas été véritablement accepté par la hiérarchie et le clergé local », dont il faut rappeler qu’il a été formé au Collège général. Par ailleurs, ces prêtres (il n’est jamais question dans cet article de clergé « indigène ») n’ont pas su gagner la confiance des laïcs, « à l’aise avec le clergé français, mais beaucoup moins avec le clergé local. » Pire encore, les mouvements d’Action catholique seraient mieux intégrés dans leur milieu séculier que dans l’Église locale : « Subsisteront-ils le jour où ils ne seront plus appuyés par les missionnaires ? », demandent les auteurs. Ce n’est nullement un plaidoyer pro domo. Bien au contraire, c’est la méthode employée pour donner plus d’autonomie aux chrétientés locales et à leur clergé qui est mise en cause. Au Collège général, comme partout ailleurs, la réforme est venue d’en haut. Les professeurs locaux marquent de la distance à l’égard de nouveaux programmes qu’ils n’ont pas contribué à concevoir. Il en va de même pour la liturgie : « Les prières eucharistiques, le cycle des lectures […] ont été entièrement conçus au sommet et ailleurs. » Les réformes sont mal perçues aussi bien par la hiérarchie que par les prêtres pour deux raisons qui pourraient sembler contradictoires. D’abord, ils ne comprennent pas pourquoi la vérité intangible hier s’est déplacée aujourd’hui. Ils sont le produit d’une formation qui leur était présentée comme étant la seule valable par ceux qui voudraient aujourd’hui la démanteler. Or l’adaptation soudaine à ces mutations les effraie. Au Collège, le renouvellement se fait au moyen de références familières, c'est-à-dire à partir des documents romains exclusivement « en soulignant les éléments qui sont en continuité avec le passé. » Les évêques vont jusqu’à accuser les missionnaires de ne respecter ni les coutumes chrétiennes locales (que ces derniers ont pourtant contribué à implanter), ni même Rome ! Mais parallèlement, le clergé local reproche aux missionnaires d’imposer les changements sans concertation tout en prônant l’indigénisation des Églises, une indigénisation par le haut selon des critères occidentaux, en somme. Avant de revenir sur ces tensions extrêmement révélatrices, je voudrais achever la lecture de l’article publié par Spiritus. Mentionnant l’appel de Paul VI à Pago-Pago, lors d’un voyage éclair aux îles Samoa, au cours duquel le Pape avait appelé à la rescousse des missionnaires « pour enseigner et baptiser », les auteurs dénoncent vigoureusement la politique missionnaire de Rome :
‘Dans cette ligne, le rôle des instituts missionnaires est net : placés sous l’égide de la congrégation pour l’évangélisation des peuples (le nouveau nom de la Propaganda), ils sont les casques bleus, porteurs et injecteurs de l’universel dans les églises locales. Planant au-dessus de tous les particularismes, les instituts, surtout s’ils sont internationaux, sont les experts de l’universel. ’Ces mots ne sont pas sans évoquer le procès fait de nos jours aux organisations humanitaires. La conception de la mission qu’expriment L’Hour et Félix-Faure repose sur un principe théologique très clair : « La mission est communion ». Ils prennent leurs distances vis-à-vis du décret Ad gentes, car la mission n’est pas un « mouvement descendant », mais un échange, un don mutuel : « L’Église n’évangélise que dans la mesure ou non seulement elle donne, mais elle reçoit ». L’Église et le Christ sont incarnés. L’Église « continue l’incarnation du Christ en s’incarnant à son tour dans les formes, coutumes, traditions particulières à chaque lieu et à chaque époque. » Quant à l’Église de Rome, « avec son évêque le pape », elle est d’abord « une église particulière. C’est en acceptant de l’être pleinement qu’elle sera le lieu privilégié de la communion entre les églises. Elle n’est pas, elle seule, l’Église universelle. » L’article fut très mal reçu, à sa parution, par la hiérarchie romaine. La revue fut d’ailleurs mise au pas quelques années plus tard, avec le départ (la mise en congé) en 1974, de son directeur Robert Ageneau et de son administrateur Denis Pryen, pour avoir autorisé la publication de textes en faveur de la théologie de la libération, dans un numéro qui appelait à la démission volontaire des missionnaires européens. Cet appel fut entendu, notamment par de jeunes missionnaires désorientés dans la tourmente des multiples contradictions du moment.
Je reviens, pour conclure, sur les tensions qui se manifestèrent entre les missionnaires et le clergé local, lors de l’aggiornamento du Collège général. Rappelons d’abord qu’il y eut également des désaccords entre missionnaires, sans aller jusqu’à parler d’une querelle des anciens et des modernes, des résistances apparurent et la direction des Missions Étrangères hésita longuement avant de trancher en faveur des réformes et de la modernisation. Le conservatisme du clergé local peut se comprendre. Religion minoritaire en terre d’islam, le christianisme avait besoin de s’y affirmer dans un ordre transcendant, non de courir le risque de se dissoudre dans la sécularisation. Mais on sent bien que ce clergé était divisé, écartelé entre ses diverses appartenances. Romanisé, il puisait dans cette formation une partie de ses sources. Nationalisé depuis peu, il se découvrait d’autres racines. Un détail m’a frappé, dans l’article de Spiritus : les auteurs se souviennent de prêtres locaux « complexés » devant les missionnaires. Y a-t-il signe plus patent de l’incorporation et de la reconnaissance de valeurs jugées légitimes, d’un capital symbolique1596 ? Ceci répond en partie à l’une de mes interrogations. L’éducation dispensée au Collège était-elle efficace, existe-t-il une réalité incarnée de l’homo apostolicus ? Probablement oui, en partie du moins. Cet être idéal, trop idéal, est le lieu de nombreuses fractures : celles de la culture des missionnaires, en conflit avec l’évolution historique et intellectuelle des sociétés de leur temps puis avec le modèle qu’ils avaient forgé et exporté ; celles de leurs élèves, déchirés entre plusieurs identités et ne sachant laquelle préférer.
Spiritus, t. 12, n° 46, septembre 1971, p. 227-246.
Claude Prudhomme, « De l’aggiornamento au débat public », XIIe session du Credic, août 1991, p. 377.
Annexes, Suppléments, 2-2, « Vocations, prospecter ou convaincre ? Crise du recrutement et dilemmes de la propagande aux Missions Étrangères de Paris (1930-1950). »
Spiritus, t. 12, n° 46, septembre 1971, p. 227-246.
Jacques Dourne publie Dieu aime les païens en 1964.
« Toute espèce de capital (économique, culturel, social) tend (à des degrés différents) à fonctionner comme capital symbolique (en sorte qu’il vaudrait mieux parler, en toute rigueur, d’effets symboliques du capital) lorsqu’il obtient une reconnaissance explicite ou pratique, celle d’un habitus structuré selon les mêmes structures que l’espace où il s’est engendré. Autrement dit, le capital symbolique […] n’est pas une espèce particulière de capital mais ce que devient toute espèce de capital lorsqu’elle est méconnue en tant que capital, c’est-à-dire en tant que force, pouvoir ou capacité d’exploitation (actuelle ou potentielle), donc reconnue comme légitime. Plus précisément, le capital existe et agit comme capital symbolique […] dans la relation à un habitus prédisposé à le percevoir comme signe et comme signe d’importance […] », Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 285.