1. Entretien avec le Père Michel Arro, Singapour, février 2001

Question : « Quand êtes-vous arrivé au Collège général de Penang ?

Michel Arro : J’y étais d’août 60 à Décembre 61. Et ensuite à nouveau d’août 63 à décembre 68. Pendant la première période, c’était encore le collège classique. Tout se faisait en latin : les cours, les lectures spirituelles par le Recteur tous les soirs, l’écoute des séminaristes pour leur accompagnement spirituel, les conversations entre élèves, tout cela en latin, parce qu’on ne savait pas d’autres langues.

Q.: C’est à dire que des élèves chinois par exemple, se parlaient entre eux en latin dans le Collège.

M.A.: Oui, dans l’enceinte du Collège, le latin était obligatoire.

Q.: Et à l’extérieur ?

M.A.: Là, les élèves étaient libres de parler leur langue.

Q.: A quel âge entraient-ils au Collège Général ?

M.A.: Autour de dix-huit ans, dix-neuf ans.

Q.: Tous les élèves savaient-ils le latin en arrivant ?

M.A.: Oui, c’était une condition pour entrer. Ils avaient appris le latin pour la plupart pendant leurs années d’étude dans les petits séminaires. Dans les années 60, le plus grand nombre de nos élèves de l’extérieur venaient de Thaïlande. Ils avaient appris le latin au petit séminaire en Thaïlande, de même qu’ici, à Singapour, on apprenait le latin au petit séminaire.

Q.: Le Collège Général n’avait plus alors la fonction de petit séminaire qu’il avait eue précédemment ?

M.A.: Non. Il l’a eue jusqu’à la guerre c’est-à-dire, ici, jusqu’en 42, l’année de l’invasion japonaise. Il y avait des cours de science, biologie, physique et chimie au Collège Général. Ils étaient donnés par un père qui était un scientifique, un mathématicien. On avait la préoccupation d’une bonne éducation de base, qui ne soit pas uniquement ecclésiastique.

Q.: Utilisait-on dans les séminaires Français  la même méthode qu’à Penang pour enseigner en latin « langue vivante »?

M.A.: Non, pas du tout. On n’utilisait plus le latin en France. J’ai eu moi-même peut-être en tout et pour tout un ou deux cours en latin lorsque j’étais séminariste à Bièvres, par des professeurs qui étaient des anciens de Rome et y avaient fait leurs études en latin.

A Penang, les élèves s’enseignaient le latin l’un à l’autre. Vous savez, lorsqu’on est immergé dans un milieu qui parle le latin, on finit forcément par le parler. Les élèves de l’extérieur, au début, restaient pour toute la durée de leurs études, pendant cinq ou six ans. Seuls ceux de Singapour et de Malaisie repartaient une fois par an en vacances. Il y avait des vacances de mi-année qui se passaient dans la maison que nous avions à Mariophile. J’y ai fait une fois la garde, comme on disait, pendant quinze jours. Mais entre eux ils n’avait qu’une langue pour se parler : les birmans, les malaisiens ou les thaïs se parlaient en latin. Quand j’y suis arrivé, un élève thaï m’a expliqué dans un latin absolument correct comment nourrir ses poissons - ils ont des poissons qui se battent, et il faut les nourrir avec des larves de moustiques – il m’a donc expliqué en latin que les meilleures larves étaient celles qui provenaient d’accouplements entre des mâles noirs et des femelles mouchetées !

Q.: Que faisait-on si l’on s’apercevait qu’un élève ne suivait pas ?

M.A.: Episcopus tuus vocat te ! C’était la phrase pour lui signifier que le sacerdoce n’était pas sa voie…

Q.: Que devenaient-il alors ?

M.A.: Cela dépendait. Certains devenaient catéchistes. A la fin du XIXeme siècle, ils pouvaient devenir dans leurs diocèses ce que l’on appelait « latiniste », pendant deux ou trois ans. Les vieux pères de Chine disaient « j’ai mon latiniste », pour apprendre le chinois. Parce que là encore, les pères qui allaient en Chine et qui ne savaient pas la langue, utilisaient le latin. Latin que certains d’ailleurs parlaient fort mal. J’ai connu à Penang un père français qui voulait dire qu’il viendrait au repas de midi au Collège. Comme il n’y avait personne pour l’accueillir, il a laissé ce message à un séminariste : « pater manducandus », « le père à manger » ! Alors il était connu sous ce nom là, le « père à manger. » Tous les séminaristes riaient parce qu’eux savaient le latin !

Q.: Quand cela a-t-il changé ?

M. A. : Je pense que le tournant a été pris dans les années 63/ 66, au moment du Concile de Vatican II, où l’on est passé, d’abord doucement et puis plus rapidement, du latin à l’anglais. Quand je suis arrivé à Penang en 60, j’ai dit : « Pas question de faire de la direction spirituelle en latin. Les séminaristes qui viendront s’adresser à moi me parleront en anglais ». Mais on faisait encore les cours en latin, sauf petit à petit, quelques cours comme la Pastorale, la Catéchétique, qui à ce moment là étaient considérés comme des cours secondaires, et que l’on faisait déjà en anglais. Quant aux cours plus importants, le dogme, la morale, l’écriture sainte, l’histoire de l’Eglise, tout se faisait encore en latin, mais avec l’inconvénient de ne pas avoir beaucoup de textes. A la bibliothèque, les livres en latin, c’était quand même très limité. On est ensuite passé à l’anglais, malgré quelques hésitations dues aux évêques de Thaïlande, qui voyaient cela d’un mauvais œil. Nous avions en effet le problème des élèves thaïs qui étaient une quarantaine, et qui ne comprenaient pas l’anglais. Mais, petit à petit, les évêques ont réalisé que l’anglais était important non seulement pour leurs futurs prêtres, mais aussi pour ceux qui quittaient le Collège sans être ordonnés et qui, sachant l’anglais, pouvaient trouver de très bons emplois chez eux. On leur a aussi demandé ce qu’ils fourniraient à leurs prêtres comme revues de théologie en thaï, par exemple. Il n’y en avait pas. Alors, leur formation, elle se continuerait avec quoi ? Des revues en latin ! Il y avait bien Latinitas, mais enfin, c’était davantage pour la langue latine qu’autre chose…Bref, en 66-67, à Penang, tous les cours se faisaient en anglais. Cela a été le résultat du Concile et aussi la décision de notre Supérieur général.

Q.: Qu’étudiait-on au Collège Général après le Concile ?

M.A.: Le cursus normal des Séminaires. Mais on a créé en plus les stages pastoraux dans les paroisses pendant les vacances. On a été parmi les premiers à faire ça. Les prêtres des paroisses de Malaisie et de Singapour ont été partie prenante, ils ont même accepté à certains moments des élèves thaïs. C’était la belle époque du Concile. Dès 68-70 on a introduit ce qui est donné maintenant dans les séminaires de France comme une nouveauté, l’année de propédeutique, appelée initiation year. On préparait les séminaristes à leurs études par une introduction à la Bible, à la liturgie, à l’histoire du Salut, et aux documents de Vatican II. C’était ainsi dès 68. Ensuite il y avait deux années de philosophie et quatre années de théologie.

Q.: Vous semble-t-il que la pédagogie pratiquée au Collège Général était novatrice, comparée à ce qui se faisait en France ?

M.A.: Jusqu’au Concile, c’était très classique et parfois rétrograde. Mais après le concile, cela a changé. Les professeurs étaient bien formés, la plupart avaient fait la Grégorienne ou le biblique à Rome. Du point de vue pédagogique, on demandait plus d’initiative aux élèves. Il y a eu par exemple des groupes de discussion et de partage. Chaque professeur avait le sien. C’était dans la ligne de l’Action catholique, de ce que prônaient la JOC et la JEC : « Voir, juger, agir ». Le Collège a eu certainement un rôle pionnier.

Q.: Comment se déroulaient les journées au Collège-Général ?

M.A.: En général, il y avait deux heures de cours le matin, une heure l’après-midi. On faisait trois mois, un mois, trois trimestres et un mois de vacances. Ensuite vers 65, on a fait deux semestres pour que les élèves aient plus de temps pour les stages paroissiaux. Et aussi pour qu’ils puissent rentrer chez eux, les moyens de communications étant beaucoup plus faciles. Les thaïs repartaient chez eux en avion ou en train, c’était bien plus simple.

Q.: Comment les élèves de l’extérieur connaissaient-ils le Collège Général ?

M.A.: Ils venaient de régions où travaillaient les Pères des Missions étrangères, en particulier la Thaïlande, la Birmanie, le Vietnam, la Chine. Le Collège était là pour leur rendre service, puisqu’il n’y avait pas de grand séminaire dans leurs pays. A mon époque, les Chinois étaient un peu des rescapés. Un grand nombre de chinois en revanche, était venu en 51 lors de la prise du pouvoir par les communistes. Il y avait eu par le passé des Coréens, des Japonais, des Laotiens. Mais pas d’Indonésiens. Lorsque j’y étais, il ne restait plus pratiquement que les élèves de Malaisie-Singapour et ceux de Thaïlande. Quelques-uns venaient de Chine ou du Cambodge ; les derniers Birmans étaient partis en 60.

Q.: Tous étaient-ils issus de familles catholiques ?

M.A.: La plupart. Des familles de convertis, qui avaient d’abord placé leurs fils au petit séminaire.

Q.: J’aimerais savoir si les élèves gardaient le contact avec leurs cultures d’origine ?

M.A.: Oui, bien sûr. Au point qu’en 1970, lors d’une fête thaï, les séminaristes thaïs ont mangé le chien du Collège. Les Malaisiens avaient senti ça. Ils sont allés dire à l’économe, ce chien va y passer cette nuit, tu vas voir ! Les élèves pouvaient garder leurs traditions parce que pendant les vacances, ils se regroupaient par nationalités. On allait passer les vacances à Mariophile, à quelques kilomètres. On s’y rendait à pied, et là-bas, dans les collines, chaque groupe avait sa cabane et y vivait un peu à la manière de son pays. Les Laotiens par exemple, prenaient des grillons et des petites bêtes qu’ils faisaient griller pour les manger. Autre signe d’acculturation, le séminaire fournissait le tabac : les élèves avaient droit aux cigarettes, les pères aux cigares locaux. Tout ceci parce que chez eux, on ne pouvait pas concevoir quelqu’un qui ne fume pas.

Q.: Des incompatibilités d’humeur s’exprimaient-elles parfois entre différents groupes nationaux ?

M.A.: Il devait y en avoir, mais la discipline était sévère. Et ils savaient que s’il y avait des remous, episcopus tuus vocat te…Après, cela s’est un peu adouci. Il y avait aussi un sens de simplicité et de pauvreté. On vivait pauvrement. Avec en même temps une attitude d’assisté. C’était le Collège qui fournissait tout, depuis les photographies d’identité, que faisait un père, jusqu’aux caleçons.

Q.: Y avait-il un uniforme ?

M.A.: Non, mais le Père économe avait, c’était amusant, une série de short et de caleçons bleus. Alors les séminaristes ont surnommé cela les « college blues ». Ils étaient très libres, vous savez. Ils allaient dans la jungle, cueillaient des fruits, cultivaient des arbres sur les terrasses du Collège, avaient leurs dourians, leurs mangoustans. Certains avaient des bestioles, des petits renards, des singes. Et puis il y avait les spécialistes des abeilles. Eux se faisaient un peu d’argent. Ils mettaient la main dans un essaim d’abeilles sauvages, dans la jungle, prenaient la reine sans se faire piquer, la ramenait au Collège à cinq, six kilomètres, la mettaient dans une cage et dans les deux jours, l’essaim était là. Alors ils faisaient du miel qu’ils vendaient à des boutiques de médecine chinoise traditionnelle. Avec ça, ils s’achetaient des bouquins. On les laissait faire, les pères ne s’occupaient pas de ces activités.

Q.: Arrivait-il que certains élèves ne deviennent pas prêtre ?

M.A.: Certainement et c’était un bon signe : libres de choisir !

Q.: Et pour quelles raisons ?

M.A.: Dans certains cas, il y avait le problème du niveau intellectuel. Le niveau des élèves a quand même bien monté. Un vieux père nous racontait qu’en 35, il avait reçu trois Vietnamiens, des montagnards. Et l’un d’entre eux avait été ahuri, en passant par Saïgon, de voir des lunettes. Alors il s’est acheté une paire de lunettes, dont il n’avait absolument pas besoin. Il les mettait quand il allait en direction spirituelle…C’est pour vous dire leur niveau ! Venant de Birmanie ou du Laos, le niveau d’étude n’était pas bien haut dans certains cas. Pour d’autre, il y a eu la question du célibat. J’ai connu quelques cas d’élèves de Malaisie de l’Est, de Bornéo ou de Sarawak, qui venaient de tribus, des Dayaks, des anciens coupeurs de tête, qui ont dit : « Non, ça ne peut pas marcher, dans ma tribu on ne m’acceptera pas si je ne suis pas marié ». J’ai vu ça vers 60-65. Lors d’un synode de prêtres sur le sacerdoce, dans les années 70, la conférence épiscopale de Malaisie-Singapour a voté, avec celle d’Indonésie, pour la possibilité d’ordonner des hommes mariés, à cause de la Malaisie de l’Est, où les prêtres locaux étaient très peu nombreux.

Q.: Et y a-t-il des cas de prêtres mariés ?

M.A.: Non, il n’y en a pas, et c’est tout de même intéressant de constater que les conférences épiscopales, qui étaient plutôt traditionnelles, en particulier celle d’Indonésie où il y avait encore une forte influence des évêques hollandais, ont voté pour. La raison en était essentiellement pastorale. Dans certains diocèses, par exemple, il n’y avait qu’un seul prêtre local. Les missionnaires de Malaisie de l’Est ont été expulsés brusquement de Bornéo, environ 70 expulsions, et actuellement encore en Malaisie de l’Est, vous avez des diocèses avec douze prêtres pour 60 ou 70 000 catholiques. Il y a des conversions…L’évêque de Sibu, qui est d’ailleurs un ancien élève de Penang, nous disait que dans son diocèse, il a une dizaine de villages qui demandent à se convertir, et qu’il ne peut pas y répondre. Il y a des gens qui vivent au bord des rivières, dans des cabanes, les uns à côté des autres à cinquante, quatre-vingt, cent familles, qu’il ne peut visiter que deux fois par an, parce qu’il faut un ou deux jours de bateau pour s’y rendre. A Sarawak, ou à Kota Kinabalu, par exemple, il y a beaucoup de chrétiens comparé à Singapour, et presque pas de prêtres. L’archidiocèse de Kuching compte 123 000 catholiques pour une population de 850 000 habitants, et 26 prêtres, dont cinq franciscains. A Keningau par exemple, c’est un cas intéressant parce que c’est un diocèse entièrement peuplé de tribus, il y a 413 000 habitants, 87 000 catholiques et onze prêtres. C’est peu de chose.

Q.: D’où viennent ces chiffres ?

M.A.: Ce sont les chiffres donnés par le « Catholic Directory de Malaisie-Singapour et Brunei », publié par les diocèses de la région.

Q.: Vous pensez que le mariage des prêtres réglerait la question ?

M.A.: Je ne le pense pas. Voyez les protestants, ils ont les mêmes problèmes que nous et pourtant…Mais les évêques avaient laissé la porte ouverte. D’ailleurs un jour, un évêque a posé la question que Rome n’aime pas beaucoup entendre. Il n’a pas parlé de l’ordination d’hommes mariés, mais il a posé une question à mon sens plus délicate. Il a dit : « Est-ce que je peux continuer à baptiser des gens auxquels je ne peux pas donner l’Eucharistie ? ». C’est la question pointue, à laquelle on ne répond pas… !

Q.: Pour en revenir au Collège-Général, les élèves étaient-ils ordonnés sur place ?

M.A.: Non, la plupart du temps ils rentraient dans leurs diocèses. Vers 60, on célébrait au Collège ou dans des paroisses des ordinations diaconales. Autrement ils rentraient dans leurs diocèses en ayant reçu ce qu’on appelait alors les ordres mineurs. Il y eu des ordinations sacerdotales au Collège, mais pour les élèves de Malaisie-Singapour. Elles avaient lieu en général les trois décembre, fête de Saint François-Xavier et fin de l’année académique. On partait en vacances après. Il y a eu également des ordinations lors de certaines occasions exceptionnelles, comme le tricentenaire du Collège. Le Délégué Apostolique de l’époque avait ordonné un élève du pays et un élève de Chine. Mais en général, les élèves repartaient dans leur diocèse pour faire encore un an ou deux de probation avant d’être appelés au sacerdoce.

Q.: Quelles relations entreteniez-vous avec la population de la ville, de Georgetown ?

M.A.: Nous vivions en autarcie. La seule sortie c’était Mariophile les mercredis. Et puis à partir de 63 on a commencé à aller dans les paroisses. Mais il y avait des traditions. Par exemple, tout Penang se retrouvait au Collège pour la procession du Saint-Sacrement à la Fête Dieu. Les élèves décoraient le parc magnifiquement, et toute la ville y venait. Sinon, le Collège dépendait de la responsabilité exclusive de Paris. L’évêque local n’avait rien à dire. On offrait l’hospitalité aux prêtres locaux, mais ils n’avaient rien à dire sur le Collège. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs, étaient d’anciens élèves du Collège. Aujourd’hui encore, l’évêque de Penang, l’archevêque de Kuala Lumpur, les évêques de Johor, de Kota Kinabalu, de Kuching, l’archevêque de Singapour, sont tous d’anciens élèves du Collège Général.

Q.: Vous commenciez à parler des fêtes et de la liturgie au Collège Général. Comment cela se passait-il ?

M.A.: Avant le Concile, la liturgie était en latin, très classique. On chantait le grégorien. La dernière homélie en latin a dû être prononcée vers 63. Le dimanche, il y avait le matin, à six heures et demie, la messe de communauté avec la communion, et à dix heures il y avait la messe chantée sans communion ; et l’après midi vêpres et salut du saint-sacrement. Dans les années 62-63, on portait encore la barrette. Dans la semaine, il y avait prière du matin, prière du soir, oraison le matin. Après le Concile, on est passé à l’anglais pour la messe ; d’abord pour les lectures, puis les oraisons, et enfin les prières eucharistiques. Rome a été prudent : on n’abandonnait le latin pour passer aux langues vernaculaires qu’à la demande des conférences épiscopales. Les vêpres sont aussi passées en anglais. A Penang, conformément aux recommandations du Concile, on a refait la chapelle avec l’autel face au peuple ; les messes quotidiennes des prêtres ont été remplacées par les concélébrations.

Q.: Il n’y a pas eu de querelle des anciens et des modernes ?

M.A.: Non. D’ailleurs des anciens, il en restait peu. Tout cela s’est fait sans conflit. Nos prédécesseurs avaient eux-mêmes déjà amené des changements. Les pères sur place avaient dans la trentaine. On était tous plus ou moins contemporains, on avait fait nos études ensemble à Rome. Il y en avait un plus âgé, qui avait passé la cinquantaine ; c’était l’homme du devoir : « Rome dit, il faut changer, le supérieur général dit, il faut changer, alors changeons, quoi, je ne sais pas, mais il faut changer ». Alors on a supprimé la lecture du martyrologe en latin ! C’était un excellent homme. Comme disait à son sujet un jeune professeur, c’est quand même formidable de savoir que tous les soirs, à partir de sept heures et quart, il était à la chapelle pour la visite au Saint-sacrement. C’est quand même quelque chose cette fidélité. Il a quitté Penang en 68.

Q.: Tous les jeunes Pères dont vous parlez avaient-ils choisi de venir enseigner à Penang ?

M.A.: Nous avions choisi dès le début de nos études la vocation missionnaire, mais pas le Collège Général.

Q.: N’y avait-il que des Pères français comme enseignants au Collège Général ?

M.A.: Oui, jusqu’en janvier 67, il n’y avait que des pères des missions étrangères dans ce Collège. Et puis un prêtre local né en Malaisie a été nommé professeur. Il est devenu plus tard évêque de Penang. Petit à petit, d’autres prêtres du clergé local sont venus, en nombre grandissant, à la demande expresse des missions étrangères. Il y a eu aussi un prêtre de Thaïlande qui est venu pour enseigner l’Écriture Sainte. Cela se passait très bien. On travaillait ensemble; on avait le conseil du collège général, qui se réunissait chaque semaine. Cela nous rapprochait, on discutait de la vie du collège, par exemple de la mise en place, à l’époque, du travail pastoral des élèves en paroisses. On avait encore une centaine d’élève. On avait aussi décidé de renouveler les bâtiments ; au lieu des dortoirs, on avait fait ce qu’on appelait les cubicules, des petites chambres individuelles pour les élèves, qui étaient plus chez eux. Et puis le père recteur est tombé malade et a dû rentrer en France. Le vice-recteur, qui était un prêtre du clergé local, lui a alors succédé. Le collège général, à cette époque, dans les années 72-73, était devenu un séminaire provincial pour la Malaisie-Singapour. Les pères français qui restaient se sont aperçus qu’au conseil, les prêtres locaux leur donnaient trop souvent raison. Les évêques locaux auraient voulu garder un ou deux pères plus âgés, pour jouer le rôle de sages. Ce sont les français qui ont refusé, leur disant : « Il faut que vous fassiez confiance à votre propre clergé. » On leur a tout passé, sans qu’ils aient un sou à débourser. Ils ont vendu le vieux collège et c’est avec cet argent qu’ils ont pu bâtir les nouveaux locaux du séminaire provincial appelé toujours collège général. Nous sommes toujours considérés comme chez nous au collège et accueillis avec beaucoup d’amitié.

Q.: Comment les pères français ont-ils vécu cette transformation, la fin du collège général, pour lequel ils s’étaient tant dévoués ?

M.A.: Sans déchirement, au contraire. Ce sont les pères des missions étrangères qui ont poussé dans ce sens. Il se peut qu’à Paris, dans les états major, on ait hésité, c’est possible. Mais c’était toujours la même chose, personne n’était volontaire pour venir enseigner au Collège !

Q.: Mais pourquoi ?

M.A.: Quand on était au collège, on y était à vie, et il fallait enseigner en latin, donc quitter le travail missionnaire. Or, on est tous rentrés aux missions étrangères pour faire du travail missionnaire.

Q.: Et former des futurs prêtres n’est pas un travail de missionnaire ?

M.A.: Si, mais on disait : « A d’autres ! ». Une fois qu’on y était, ça marchait sans problème. On faisait son trou. On avait tous, du reste, un travail en paroisse. Moi, par exemple, j’allais tous les week-end à la paroisse chinoise pour entendre les confessions, célébrer la messe. Le mercredi, j’allais dans une île où il y avait un camp de lépreux, avec des religieuses. Je m’occupais de JOC, de catéchèse (...)

Q.: Mais alors, quel était votre rêve à tous ?

M.A.: C’était la brousse, les hauts plateaux du Vietnam, le Laos, la Chine, le Tibet. Ce sont des rêves de jeunes bien sûr !

Q.: Et le martyre ?

M.A.: C’était d’un autre temps. Mais on a vu rentrer des confrères de Chine, du Vietnam, du Laos, qui ne pesaient pas quarante kilos…Quand même, celui qu’on envoyait sur les hauts plateaux du Vietnam, ça…il n’allait pas enseigner le latin pendant quarante ans ! Penang, c’était trop intellectuel vis à vis des broussards que l’on avait rêvé d’être. Et pourtant le but essentiel des missions étrangères était la formation du clergé local, à laquelle je participe encore à 70 ans en donnant des cours au Séminaire de Singapour. »