2. Entretien avec Jean L’Hour, Toulouse, avril 2006

Question : « Quand êtes-vous arrivé à Penang ?

Jean L’Hour : J’y suis arrivé en juillet 1961, venant directement de Jérusalem. Je venais de passer un an à l’École biblique, chez les dominicains. Je me suis embarqué à Suez, pour Singapour. De là on prenait le train, et on remontait jusqu’à Penang, au milieu des palmiers et des hévéas. A la descente du train, tout le staff du Collège général était là pour m’accueillir. C’était d’emblée très sympathique.

Q.: Qu’aviez-vous fait auparavant ?

J. L’H. : J’ai suivi le cursus de base des Missions étrangères. En 6e je suis entré au petit séminaire des Missions étrangères, à Beaupréau. Puis ce fut Bièvres et la Rue du Bac, où je n’ai passé qu’une année. J’ai étudié à Rome pendant cinq ans, à l’Université grégorienne des pères jésuites, et au séminaire français. Puis je suis allé à l’école biblique de Jérusalem pendant un an.

Q.: Étiez-vous préparé à vivre en Malaisie ?

J. L’H. : Pas du tout. Lors des études, nous n’avions presque aucune formation missiologique. L’essentiel de notre préparation à la mission, rue du Bac, venait des témoignages des missionnaires de passage qui nous racontaient des histoires. Nous n’avions pas non plus de formation à la pastorale, ni à la pédagogie. Or, on m’envoyait enseigner. J’avais commencé à étudier l’arabe, puisque la Malaisie est un pays musulman, en me disant que cela pourrait être utile pour dialoguer ; mais à mon arrivée, on m’a vite fait comprendre que ce n’était pas nécessaire !

Q.: Qu’est-ce qui vous a attiré vers les missions, plutôt que vers l’enseignement biblique, ou l’exégèse dont vous êtes devenu un spécialiste ?

J. L’H. : Les Missions étrangères sont ma famille, depuis l’enfance. Je vous l’ai dit, dès la 6e je suis entré au petit séminaire de Beaupréau, où j’ai tout appris. Pour moi, la question ne se posait pas : je serai missionnaire. Par ailleurs, je suis originaire d’un petit bourg du Finistère. La plupart des gens étaient catholiques, là-bas, et les non pratiquants étaient montrés du doigt. Or ils m’attiraient. C’étaient souvent les plus pauvres, ceux qui exerçaient des professions peu considérées, les forgerons, les bistrotiers. J’ai toujours eu envie de rencontrer

les non chrétiens. Plus que l'enseignement, c'était bien la vie missionnaire qui m'attirait, par-delà les frontières de ma culture occidentale et des institutions de l'Eglise.

Q.: Quelles ont été vos premières impressions en arrivant à Penang ?

J. L’H. : L’accueil a été chaleureux. On m’a donné une chambre qui donnait sur la mer, c’était

incroyable. Le vieux séminaire a disparu depuis. J’ai revu le site il y a quelques années, cela fait quand même mal au cœur de voir ce que c’est devenu…A l’époque, c’était magnifique, mais tout de même très inconfortable. Il n’y avait pas de salle de bain ni de chambre individuelles pour les élèves, mais des cellules séparées par de simples cloisons de bois. On m’avait donné cette chambre qui se trouvait à l’autre bout du Collège, parce que les autres pères ne voulaient plus arpenter tous ces couloirs pour rentrer chez eux ! A peine étais-je arrivé, que le supérieur m’a dit que j’allais rencontrer les élèves et que je devrais faire ma réponse à leur discours de bienvenue en latin. Je me suis donc mis aussitôt à préparer mon discours, en latin.

Q.: Combien étiez-vous au Collège ?

J. L’H. : Il y avait 80 élèves, des Eurasiens, des Chinois et des Tamouls de Malaisie, quelques aborigènes aussi, de Sarawak, et 8 pères français.

Q.: Pourriez-vous décrire la vie au Collège dans les années 60 ?

J. L’H. : Quant au séminaire à proprement parler, on aurait pu être partout ailleurs. On avait même l’impression de revenir un peu en arrière. C’était la transposition parfaite du modèle romain, modèle déjà bien dépassé dans de nombreux séminaires en France. Le supérieur décidait de tout, se bornant à prendre l’avis du Conseil, chaque semaine. Il n’y avait vote qu’au sujet de l’appel aux ordres. Mais c’était à peu près la même chose en France, sauf peut-être chez les jésuites, les Sulpiciens d’Issy ou les Dominicains, au Saulchoir, par exemple, où les idées plus libérales commençaient à prendre. La liturgie était en latin, sans nulle trace des cultures locales. Pendant les cours, les élèves étaient calmes, silencieux ; on ne savait jamais ce qu’ils pensaient vraiment, sauf à travers leurs lettres, que le Supérieur lisait, conformément au règlement. On découvrait alors qu’ils reprochaient à certains pères de ne pas se mettre suffisamment à leur niveau. Mais en classe, ils ne disaient rien.

Q.: Leur niveau était-il comparable à celui des séminaristes français ?

J. L’H. : Sauf exceptions, non. Il faut comprendre que ces élèves devaient s’adapter à une culture très éloignée de la leur. La plupart venaient de familles chrétiennes, il est vrai, et avaient été au petit séminaire où ils avaient appris le latin et acquis les bases de la culture chrétienne. A la longue, ils finissaient d’ailleurs par oublier leur propre culture. Ce n’était pas extraordinaire, mais convenable dans l’ensemble. Ils étaient très scolaires, apprenaient par cœur. Comprenaient-ils tout ? Mais cela suffisait pour les examens, comme c'était d'ailleurs le cas dans bien d'autres séminaires, en particulier à Rome. Il y avait cependant quelques élèves très brillants qui ne demandaient qu'à apprendre et ne se satisfaisaient pas de l'enseignement offert. Mais il s'agissait là de quelques exceptions, la majorité des élèves s'accommodant très bien de la situation et de la méthode du « par cœur ». Les outils faisaient cruellement défaut. La bibliothèque était quasi inexistante, tant pour les Pères que pour les élèves.

Q.: Pourquoi enseignait-on en latin ?

J. L’H. : C’était la tradition au Collège général. Quand on se faisait l'avocat de l'enseignement en anglais, il nous était répondu que le latin est la langue de l’Eglise. Par ailleurs, les élèves de Thaïlande et du Laos ne parlant pas l'anglais, le latin était la seule langue commune. Que de discussions, parfois très vives, sur le sujet du latin au Collège ! La querelle des « anciens » et des « modernes » dura plusieurs années. L’usage des langues vernaculaires était réservé aux récréations et aux vacances, de par le règlement. Les pères les plus anciens avaient un latin excellent. Les élèves avaient un niveau acceptable pour la vie quotidienne. Certains le parlaient et l'écrivaient avec aisance. Mais, même dans les meilleurs des cas, on ne peut pas dire que le latin ait aidé les séminaristes à acquérir méthode et esprit critique. Déjà coupés de leurs cultures dès le plus jeune âge, le latin en faisait des « immigrés » dans une autre culture dont ils n'avaient pas les clés. L'anglais aurait été un moindre mal, dans la mesure en particulier où ils auraient eu plus largement accès à d'autres sources de savoir et de réflexion théologiques. Mais les supérieurs comme les évêques tenaient fermement au latin, l'important à leurs yeux étant que le latin fasse des futurs prêtres de véritables « hommes d'Eglise ». Ils craignaient aussi, il faut bien le dire, de voir le Collège « contaminé » par des idées trop novatrices, surtout à une époque où les jeunesses de plusieurs continents secouaient les habitudes ancestrales. Langue d'enseignement, le latin était aussi, bien entendu, la seule langue liturgique.

Q.: Qu’avait de particulier le Collège général ?

J. L’H. : La variété de la population des élèves, tout d’abord. C’était épanouissant. Le cadre, aussi. C’était un séminaire au bord de la mer, entouré d’une végétation exotique. Et surtout les rapports avec les élèves, en dehors des cours, notamment pendant les périodes de vacances à Mariophile. Nous avions des relations très simples, très directes. C’était vraiment très sympathique. Ils élevaient des animaux, jardinaient, faisaient du sport, se baignaient dans la mer et nous participions. Il y avait aussi des ruches et notre miel était très renommé, à Penang !

Q.: Comment le Collège était-il considéré par les autres missionnaires ?

J. L’H. : Le Collège général, première création de la société MEP en Asie, était considéré comme l’un des plus beaux fleurons de la société, c’est certain. A ce titre il bénéficiait d’un grand prestige. Mais ce n'était pas du tout une destination recherchée par les jeunes missionnaires. La vie de broussard, près des plus pauvres, des minorités, dans les coins reculés, attirait davantage. Un missionnaire de ma génération, apprenant sa destination pour Penang, n'hésita pas exprimer son désaccord. Sans effet…On lui rappela son devoir d'obéissance ! Pour ma part, on avait dû considérer que mes études à Rome, à Jérusalem, me destinaient peut-être davantage à cette tâche ?

Q.: Comment le Collège était-il vu par la population locale ?

J. L’H. : Nous avions très peu de relations avec la population de l’île. Celle-ci était très majoritairement non chrétienne (musulmans, bouddhistes, hindous) et, de ce fait, ne connaissait pas le Collège. Les autres institutions chrétiennes, en particulier les écoles des « La Salle Brothers » et des « HIJ Sisters » (Holy Infant Jesus, c'est-à-dire les Dames de Saint-Maur) étaient bien plus connues et, d'ailleurs très appréciées pour la formation qu'elles donnaient aux élites. Le Collège, lui, fonctionnait à huis clos et n'était véritablement connu que de la communauté chrétienne. Seul le miel des élèves et leur habileté reconnue à déloger les essaims gênants franchissaient les frontières confessionnelles. Pour la communauté catholique et, tout particulièrement pour le clergé, le Collège était une maison familière et familiale où ils savaient qu'ils étaient toujours bien accueillis. Nous recevions souvent des prêtres et des missionnaires de passage. L'isolement dans lequel se trouvait le Collège à mon arrivée et durant les premières années de mon séjour était en quelque sorte inscrit dans le règlement. Les Pères du Collège n'avaient pas la liberté de sortir en ville, de dîner à l'extérieur. A plus forte raison, bien entendu, les élèves ne pouvaient sortir sans autorisation, ni recevoir des visites. L’usage du téléphone était contrôlé. En dehors de nous-mêmes et des chrétiens du personnel, personne de l’extérieur n’assistait à la messe au Collège. Le Collège s'est progressivement ouvert vers l'extérieur, par le fait que nous allions le dimanche aider les curés de paroisse.

Q.: Quels contacts aviez-vous avec les autorités politiques locales ?

J. L’H. : Très peu de relations. Nous avons toujours évité d’en avoir avec les représentants du gouvernement français, par souci d’indépendance. Quant au gouvernement local, nous n’avions pas non plus de rapports. A partir de la création de la Malaysia, en 63, nous avons seulement subi quelques discrètes pressions lors des renouvellements de nos visas de séjour. Les autorités du pays nous faisaient savoir, de plus en plus explicitement, qu'il était grand temps que l'enseignement du Collège soit assuré par des citoyens du pays.

Q.: Vous êtes arrivé à Penang un an avant l’ouverture de la première session du Concile de Vatican II. Cet évènement eut-il des conséquences au Collège général ?

J. L’H. : Des conséquences considérables. Tout d’abord parce que la nouvelle génération de missionnaires, à laquelle j’appartenais, espérait l’aggiornamento. Nous avions été en contact avec les idées de renouveau qui se développaient en France depuis la fin de la guerre. D’autre part, parce que les évêques locaux (celui de Penang, Mgr Francis Chan, était un ancien élève du Collège général), participaient aux travaux du Concile, à Rome et souhaitaient eux aussi une adaptation de l’Eglise. Depuis une dizaine d’années déjà, les mouvements d’Action Catholique, grâce en particulier au Père Decrocq, MEP de Kuala Lumpur, commençaient à se développer dans plusieurs communautés chrétiennes de Malaisie. Timidement, mais visiblement, des laïcs prenaient la parole dans l'Eglise, si bien que le cléricalisme très hiérarchique du Collège général se trouvait de plus en plus en porte-à-faux. Changements à l'extérieur, perspectives conciliaires, évolution aussi des esprits (pères et élèves) à l'intérieur, ont progressivement troublé les eaux tranquilles de ce Collège tricentenaire. Les tensions entre les « anciens » et les « modernes » ont finalement alerté les autorités de la Rue du Bac qui ont décidé de remplacer le supérieur de la maison. Cela fut fait lors de la visite du P. Quéguiner en février 1966, à l'occasion du tricentenaire du Collège. Ce changement de supérieur marqua un nouveau départ dans la vie du Collège. Tout désormais était axé sur l'aggiornamento de notre vieux Collège.

Les débuts de cette nouvelle étape furent quelque peu hésitants, le supérieur par intérim (le P. Lobez) hésitant à prendre des décisions en l'absence du supérieur en titre (le P. Bosc) retenu encore en Europe. Des commissions furent mises en place, avec la participation des élèves, des documents de travail furent rédigés et, lors de réunions périodiques avec les évêques, ces documents leur furent soumis. Audace des uns, prudence des autres, au terme des solutions de compromis qui changèrent profondément le programme de formation (intellectuel, spirituel, pastoral). Le Collège s'ouvrait enfin à l'Eglise et au pays auquel il destinait ses futurs prêtres.

Q.: Les élèves demandaient-ils aussi des réformes ?

J. L’H. : Ils étaient assez surpris au début. Ils pensaient que les pères étaient tous d’accord avec le supérieur précédent, qui ne voulait pas de réformes. Il est vrai que nous nous en étions tenus à une règle très claire : nous n’étalions pas nos dissensions devant les élèves. Petit à petit, ils ont commencé à réclamer eux aussi des changements, en particulier au sujet du règlement intérieur. Ils voulaient sortir du milieu confiné du séminaire, souhaitaient davantage de rencontres avec le monde extérieur. Ils voulaient aussi participer à la direction du Collège, sur un mode consultatif, puis plus directement. Il y eut de nombreux débats à ce sujet.

Q.: Est-ce que le mode de vie s’est mis à changer, au Collège général ?

J. L’H. : Oui. Nous avons rénové les bâtiments, qui étaient fort vétustes. Il ne s’agissait pas de faire des logements de luxe, mais de les rendre plus confortables, plus conformes à l’évolution des mœurs. Le règlement intérieur a été progressivement assoupli. Nous avons eu la télévision, accessible à certaines heures aux élèves, ainsi que des journaux en anglais. Nous recevions Newsweek, Time Magazine. Les visites et les sorties ont été autorisées plus souvent. Pendant les vacances les élèves pouvaient rentrer chez eux. Auparavant ils les passaient forcément à Mariophile. C’était moins infantilisant, mais en contrepartie, on perdait aussi un peu du confort douillet d'autrefois. Les relations étaient plus franches mais l’esprit de communauté s’est affaibli. Les tensions chez les élèves entre les communautés culturelles se sont durcies. On s'en est bien rendu compte quand eurent lieu les émeutes raciales de Malaisie en 1969. Il nous fut impossible, malgré nos efforts et ceux de certains élèves, d'organiser un dialogue véritable sur ce sujet.

Q.: Comment suiviez-vous les travaux des pères conciliaires ?

J. L’H. : Nous recevions les Actes du Saint-siège. Nous étions également en relation avec les évêques locaux qui participaient aux travaux du Concile. Nous avons commencé à dialoguer avec les élèves sur les sujets abordés à Rome. Nous travaillions jusque tard dans la nuit pour préparer des documents de synthèse avant d’animer les sessions de réflexions. Cela a été une période exaltante.

Q.: Qu’est-ce qui a changé concrètement sur le plan spirituel et intellectuel ?

J. L’H. : Tout s’est mis à changer. Petit à petit, nous avons introduit l’anglais dans la liturgie. La chapelle a été réaménagée, l’autel déplacé de manière à favoriser le dialogue entre le célébrant et l’assistance, comme le préconisait le Concile. Nous l’avions placé non plus au bout, mais au centre de la nef. Les messes étaient ouvertes au public, venait qui voulait. L’enseignement a également fortement évolué. Lorsque je suis arrivé, en 61, on m’avait chargé du cours sur le dogme. Je veillais à préparer longuement mes leçons, en latin. Mais on m’avait suggéré qu’il suffisait de se servir du manuel (le Tanquerey, qui remonte à la fin du XIXe siècle) et d’avoir seulement trois pages d’avance sur les élèves ! Avec l’aggiornamento, cela n’avait plus rien à voir. Nous étudiions les documents les plus récents de Vatican II sur le dogme, ce qui nous demandait un énorme travail d’actualisation. Nous avons développé la bibliothèque, jusque-là très pauvre et dépassée. Nous avons commandé des livres, pris des abonnements à des revues, tout en anglais. Avant, on ne recevait que les Actes du Saint- siège (en latin) ; nous avons commandé la Revue biblique, CBQ. Nous avons aussi entrepris de constituer un fond sur l’islam. Nous faisions des rencontres libres sur la Bible ; nous avons même envisagé d’entreprendre une traduction en malais. Nous incitions les élèves à participer, nous faisions des travaux pratiques en petits groupes avec des ateliers de réflexions, des traductions des psaumes en malais. Nous favorisions la culture et la communication. Le Concile cherchait une harmonie entre la vie spirituelle, intellectuelle et pastorale. Dans l’esprit de l’Action catholique, nous avons développé les stages en paroisse, les visites des élèves aux malades, la catéchèse et la pastorale. En 65, il y a eu l’important décret Ad gentes, sur la fonction apostolique des communautés confiées au clergé local. Cela poussait à s’engager plus encore. Mais il fallait trouver un équilibre entre la formation intellectuelle et la présence au monde.

Q.: Y-a-t-il eu des formes d’engagements plus politisées ?

J. L’H. : A la fin des années 60 nous avons vu les premiers jeunes prêtres s'engager dans un nouveau mode de pastorale, en vivant près des pauvres (montagnards de Thaïlande, ouvriers des plantations et de l'industrie). La Malaisie était en plein essor industriel dans ces années là. Ces jeunes prêtres, une très petite minorité toutefois, ont voulu témoigner auprès d’eux, mais il n’y eut rien de comparable à la théologie de la libération telle qu'elle se développait alors en Amérique latine ou aux Philippines. En revanche, les autorités civiles, mais aussi les évêques et la majeure partie du clergé, craignaient qu’ils ne se mêlent de syndicalisme. Il n’y a pas eu non plus d’engagement explicite pour la cause des minorités ethniques de Malaisie. A vrai dire, les autorités de Malaisie gardaient jalousement la mainmise sur ces minorités et ne voulaient absolument pas voir se développer une présence chrétienne auprès d'elles En 69, nous avons connu des émeutes raciales en Malaisie, de violents affrontements entre les Chinois et les Malais. Il y a eu un black-out de plusieurs mois, pendant lequel nous avons eu de timides échanges avec les élèves sur les questions d’ethniques. En fait les différentes communautés cohabitent sans se mêler. Il en allait de même pour les chrétiens. Les chrétiens Tamouls ou Chinois avaient leurs propres paroisses, et ils n’appréciaient guère que les évêques ne soient pas issus de leur communauté. L’œcuménisme avec les autres communautés chrétiennes avait du mal à se développer, chacun gardant avant tout le souci de croître et de se développer. Il me souvient que nous avions invité une fois un moine bouddhiste à venir s'adresser aux élèves. Petite expérience qui illustrait la barrière linguistique et sémantique séparant les deux mondes. Quant aux pauvres, il faut rappeler que la pauvreté n’est pas bien vue, en Asie, ce n’est jamais une vertu.

Q.: Les élèves ou le clergé local ont-ils utilisé l’aggiornamento pour s’émanciper des anciennes puissances coloniales ?

J. L’H. : Non, pas du tout. C’est même plutôt le contraire. D’abord parce que la Malaisie est un pays de tradition cosmopolite. L’assise culturelle y est éclatée. Nos élèves venaient tous de familles chrétiennes, habituées à la présence des prêtres et des sœurs européens. Il n’y a pas eu de rejet de la culture occidentale à cette époque en Malaisie. Bien sûr, il y avait un désir légitime de prendre les rennes, progressivement, mais sans exclure pour autant les missionnaires. Cette demande venait plus des laïcs que du clergé. Les laïcs ont fait valoir qu’il serait souhaitable d’accélérer le processus de passation du pouvoir, dans l’Eglise locale, y compris donc au Collège général. Paradoxalement, le clergé local se montrait réticent à cette idée. Il considérait l’Eglise comme une patrie à part et craignait que le départ des missionnaires n’entraîne la perte de leur indépendance, dans un état dont la population est majoritairement musulmane.

Q.: Comment la hiérarchie épiscopale a-t-elle réagi à ces bouleversements si rapides ?

J. L’H. : A Paris comme à Rome, on nous approuvait dans les grandes lignes. En Malaisie, nous respections entièrement les évêques locaux. Mais nous avons fini par nous trouver en désaccord avec eux. Il faut reconnaître qu’aux débuts de l’aggiornamento, nous nous sommes montrés assez directifs. Nous donnions l’impulsion et l’orientation. Un jour, au début du Concile, l’archevêque de Kuala Lumpur, rentrant de Rome, est venu un jour au Collège général et il nous a fait cette remarque : « Les théologiens européens nous ont dit à Rome qu'il fallait tout effacer et recommencer. Après, ce sont eux encore qui nous dit comment faire ! » Sur le fond, ils étaient plutôt favorables à l’aggiornamento, mais ils ont fini par avoir peur de se retrouver en première ligne face aux autorités romaines, si cela allait trop loin. Ils sont devenus au fil des ans plus conservateurs que nous.

Q.: Comment s’est déroulée la passation de pouvoir ?

J. L’H. : Elle s’est faite progressivement. Nous avons fait entrer des prêtres locaux dans le corps professoral. Nous avons aussi eu une femme comme professeur d’anglais. Après 68, il y avait 7 ou 8 prêtres locaux parmi nous. Le premier supérieur local, le Père A. Choong, fut nommé en 1970. Nous leur faisions confiance sur le plan intellectuel et cette confiance était réciproque. Mais il faut observer qu’ils étaient revenus à un enseignement assez livresque. Ce que nous avions tout fait pour supprimer de nos méthodes devenues caduques à nos yeux, ils le reprenaient dans leur propres cours. Cela se comprend. Nous étions à l’aise dans notre culture, nous pouvions nous permettre de nous en détacher, de la critiquer. Ils avaient eux, à faire un saut qualitatif considérable pour la maîtriser et les livres, finalement, les rassuraient.

Q.: Quelle pouvait être, à votre avis, l’évolution du rôle des missionnaires dans ce contexte ?

J. L’H. : Il n’était plus possible de rester. La coexistence n’était pas viable, car nous étions toujours considérés, malgré nous, comme les maîtres à penser. Il fallait rester là où cela ne gênait pas, laisser les rennes au clergé local, jouant éventuellement le rôle de directeur spirituel (comme le P. Dantonel encore aujourd'hui au grand séminaire de Bangkok), profitant de la neutralité que nous conférait notre qualité d’étrangers. Certains nous ont reproché d’avoir « lâché » le séminaire. Mais nous ne pouvions que nous retirer de ces lieux institutionnels. Il aurait été intéressant de développer les échanges avec la France, d’y envoyer des prêtres ou des laïcs. Mais le dialogue n’aurait pas été facilité par la faiblesse culturelle des Malaisiens. J’ai publié en 71, un article dans Spiritus, avec Félix Faure, qui était comme moi professeur à Penang. Nous y défendions des thèses qui paraissent évidentes aujourd’hui : les clergés locaux sont distants vis-à-vis d’un aggiornamento qu’on leur a imposé, les réformes sont venues d’en haut, la conception romaine de la mission reste prisonnière d’un schéma universaliste descendant qui rend difficile la maturation des églises locales…Tout ceci militait en faveur de notre départ. A sa parution, les évêques locaux ont approuvé, après quelques prudentes hésitations. Mais Rome n’a pas apprécié : un inspecteur a même été dépêché dans la région pour enquêter ! »

Compléments à l'interview de J. L'Hour : Fragments de journal.

« Arrivé au General College le 1er août 1961

4 septembre 1961: premier cours, en latin, sur l'Eglise.

06 septembre : Je viens d'avoir la visite d'un étudiant venu se plaindre de la difficulté des cours et du fait que je ne suis pas le manuel (Tanquerey). Ils n'ont pas appris à prendre des notes et les plans détaillés écrits au tableau ne leur suffisent pas. Ils pensent que je leur donne trop de travail et regrettent de ne pas disposer d'un texte qu'ils puissent apprendre par cœur pour les examens.

16 septembre : Le Père Supérieur me reproche ma manière trop biblique d'enseigner le traité de l'Église…Suit une discussion sur l'adaptation, concept sur lequel nous divergeons complètement… En quoi ce séminaire est-il adapté aux réalités culturelles de l'Asie au milieu du 20ème siècle, alors qu'il est totalement coupé de l'extérieur, que l'enseignement est donné en latin et que les séminaristes sont traités comme des enfants ? Je regrette de m'être laissé emporter…

26 septembre : Ordination de 9 diacres. Messe en silence…

9 octobre : Difficile, dans le contexte du séminaire, de partager la conception de St Grégoire sur l'obéissance : Sciendum vero est, quod numquam per obedientiam malum fieri, aliquando autem debet per obedientiam bonum quod agitur, intermitti.

12 mars 1962 : Une nouvelle Constitution Apostolique – Veterum Sapientia – demande que dans le monde entier l'enseignement se fasse en latin et à partir de manuels en latin !…Je n'en reviens pas !

1er mai 1962 : Rencontre, à Mariophile, de jeunes jocistes avec les séminaristes. Les séminaristes semblent, de par leur formation, totalement impuissants à engager un véritable dialogue avec les laïcs. Pour eux ne comptent que l'administration des sacrements et le registre des baptêmes.

5 août 1962 : Le trimestre s'achève et les examens me font toucher du doigt, une fois de plus, les carences intellectuelles de la majorité des élèves. Très rares sont ceux capables de réfléchir méthodiquement. Ils se contentent d'ailleurs aisément de la situation.

31 août 1962 : Quelques jours de vacances en fédération, chez le Père Limat, curé de la cathédrale de Kuala Lumpur. J'y ai rencontré quelques jeunes pères MEP qui se plaignent des carences de formation du clergé local et de l'effacement du séminaire.

11 octobre 1962 : Jour de grâce : ouverture du Concile Vatican II. Discours d'ouverture de Jean XXIII : « L'Église ne va plus montrer un visage de condamnation et de rigueur, mais le visage maternel de celle qui accueille. »

12 mars 1963, (Nord Bornéo, où j'apprends le malais) : Le Père de W. me conduit à l'hôpital pour y faire soigner une entorse. Voyant que beaucoup de gens attendent leur tour, je dis au père de rentrer. Sans sortir de sa voiture, il interpelle l'infirmier en chef et lui demande de me prendre en charge. Je lui fais remarquer que ce n'est pas très « chic » vis à vis des autres patients. Il me glisse à l'oreille, mi-sérieux mi-plaisant : « Nous sommes encore la race supérieure pour quelque temps. »

23 mars 1963 : Ce matin, rendant visite à un vieux catéchiste malade cloué sur sa natte, j'ai eu la joie d'entendre, en malais, une merveilleuse présentation de l'Église, de l'œuvre du Christ. D'une merveilleuse simplicité, que j'ai enviée. Une vraie théologie en langage de tous les jours, c'est donc possible !…

31 mai 1963 : Mgr Meckelbecke, vicaire apostolique des Chinois de la diaspora, constate, dans un article, que les directives de la Propagande aux premiers Vicaires Apostoliques en 1666 sont restées lettre morte pour la majorité des missionnaires, surtout depuis la Querelle des Rites. Il en résulte que jusqu'à nos jours, le christianisme demeure foncièrement étranger à l'Asiatique. Mgr Meckelbecke s'étend sur l'un des aspects cruciaux de ce drame missionnaire, à savoir la carence culturelle du clergé chinois, en particulier dans la diaspora. A l'éducation primaire chinoise se superposent une éducation secondaire anglaise et un enseignement théologique latino-scholastique. Les bases font défaut. Autant dire qu'il n'y a pas de formation véritable et donc aucune possibilité de développement original. La véritable élite chinoise, attachée à sa propre culture, en vient tout naturellement à mépriser ce clergé inculte et le christianisme qu'il représente.

4 juin 1963 : Jean XXIII est mort. Le Maître a rappelé son bon et fidèle serviteur.

19 Janvier 1965 : L'esprit des étudiants évolue à une rapidité folle. De grandes décisions seront à prendre très vite, entre autres l'inclusion de professeurs locaux dans le staff du Collège. Attendra-t-on d'avoir le couteau sous la gorge? Le fera-t-on parce qu'ainsi le veut le bien de l'Eglise, ou parce qu'on ne peut pas faire autrement ?

22 Janvier 1965 : Service pour l'unité des Chrétiens dans le hall de St Francis Xavier's… J'ai pu toucher du doigt le caractère européen du christianisme. Sur huit ministres présents sur l'estrade, trois seulement étaient locaux (dont deux catholiques).

20 mars 1965 : Réponse très décevante de la Rue du Bac à notre requête en faveur de l'intégration de prêtres locaux dans le staff du séminaire. Nos supérieurs sont très loin et finalement assez mal informés sur la situation.

7 février 1966 : Les fêtes du tricentenaire du Collège sont terminées. Le passage du P. Quéguiner a permis de lancer l'aggiornamento du séminaire. Le P. Le Du a été rappelé à Paris et son successeur n'est pas encore nommé. »

(Manquent les années suivantes. Journal en panne du fait, en partie et autant que je me souvienne, d'un investissement total dans l'aggiornamento du Collège). »