d. Captivité (1842-1843)

Or, l’empereur mourut des suites d’une chute de cheval, tandis que se dénouait l’affaire des trois mandarins :

‘Toutes les affaires de l’État sont en stagnation depuis la mort de Minh-Mang, parce que, selon la coutume du pays, le nouveau souverain n’ose faire aucun acte d’autorité royale avant d’avoir reçu l’investiture des mains de l’empereur. Des ambassadeurs sont en Chine pour la solliciter ; à leur retour, c’est-à-dire dans deux mois, nous saurons quel avenir on nous réserve1671. ’

Mgr Cuenot en profite et s’enhardit : « Il avait envoyé en 1839 plusieurs catéchistes déguisés en marchands pour explorer les montagnes à l’ouest de la Cochinchine et sonder les dispositions des habitants 1672 » Leur rapport encourage le Vicaire apostolique à tenter l’expédition. Il décide d’envoyer ses missionnaires dans les montagnes, afin de rencontrer et peut-être d’évangéliser les tribus de Bahnars qui y vivent. D’où lui vient cet intérêt pour les peuples montagnards ? D’une part, ils n’ont été en contact ni avec le bouddhisme, ni avec l’islam, ce qui fait d’eux des recrues potentielles, vierges de tout endoctrinement. D’autre part, les montagnes étant encore mal connues, les missionnaires y seront relativement à l’abri des mandarins. Mgr Cuenot charge Jean-Claude Miche et Pierre Duclos de cette tâche. Les deux hommes attendent les fêtes du Têt, le premier de l’an vietnamien et partent discrètement de Phu Yen, (au sud de Go-Thi) :

‘Je vais sortir de la province de Binh Dinh pour me rendre par mer dans celle de Phu-Yen. Là je prendrai quelques volontaires dont je formerai une caravane et, dans les premières quinzaines de février, lorsque les payens seront plongés dans leurs orgies du premier jour de l’an, nous tâcherons de nous soustraire aux investigations de la douane et d’escalader les montagnes1673. ’

Mais leur caravane comporte en tout, avec les catéchistes et les porteurs chrétiens, seize personnes. Passant de villages en villages, ils finissent par être repérés et dénoncés aux mandarins. Le 16 février 1842, ils sont arrêtés et ramenés à Phu-yen :

‘On me lia les mains, puis on me mit à la cangue, pour me ramener à la ville de Phu-Yen, chef-lieu de la province de ce nom ; là, je fus chargé de chaînes et plongé dans les cachots avec les plus insignes scélérats du royaume. Dans le cours de plus de soixante interrogatoires que j’ai subis, les mandarins ont tout mis en œuvre pour m’engager à l’apostasie, avec promesse de me rendre la liberté si je foulais aux pieds la croix. J’ai été livré quatre fois au supplice et quatre fois le Seigneur a secouru ma faiblesse1674. ’

Interrogés, battus, ils sont transférés à Hué, deux mois et demi plus tard : « Après plus de deux mois de souffrance dans les prisons de Phu-Yen, j’ai enfin été  conduit avec M. Duclos jusqu’à la ville royale, en vertu d’un édit du roi. » Ils y arrivent le 13 mai et retrouvent, dans les cachots de la prison impériale, trois missionnaires du Tonkin occidental, Berneux, Charrier et Galy, précédemment incarcérés1675. Tout au long de sa captivité, Miche fait preuve d’un remarquable courage. Défiant le quan an, (juge des affaires criminelles), il met les rieurs de son côté :

‘Vos mandarins envoyés en France l’année dernière ont foulé le sol français. On les a accueillis avec générosité et vous, vous nous avez chargés de cangues. Il faut avouer que vous vous entendez en fait de reconnaissance ! Tout le monde rit, même les mandarins qui m’appellent thàng qui quai (c'est-à-dire fin matois)1676. ’

Il parvient même à désarçonner le tribunal :

‘Comment s’appelle le roi de France ? Le juge resta muet. Si j’étais grand mandarin, repris-je, et si je menaçais de te frapper à mort pour te faire prononcer ce nom, le rotin te l’apprendrait-il ? Eh bien voilà où j’en suis. Tu me demandes ce que j’ignore, les tortures ne me l’apprendront pas1677. ’

Refusant de parler, même sous la torture, pour ne pas risquer de compromettre les communautés chrétiennes, – il reçoit 54 coups de rotin en deux mois et demi –, il paye pour obtenir la libération de ses guides : « Quatorze chrétiens ont été arrêtés sur les terres du roi de feu et six autres dans la province de Phù Yen. Mais grâce aux sommes importantes que l’on a déboursées, tous sont relâchés sauf six de mes conducteurs 1678. » Plus encore, il semble se rire de son sort :

‘Monsieur Fontaine m’apporte deux lettres de Paris qui annoncent ma nomination de supérieur du Collège de Pinang : cela me fait une belle cuisse ! Franchement, il faudrait bien des supériorités semblables pour valoir ma chaîne, que je n’échangerais pas pour le trône de Louis-Philippe. Je ne crois pas avoir été aussi heureux de ma vie que je le suis maintenant. Et cependant, je n’ai encore fait qu’un pas dans la voie qui conduit au martyr. Que sera-ce quand sonnera l’heure du départ pour un monde meilleur ? Mais il paraît loin ce moment fortuné que j’appelle de tous mes vœux. Mes confrères ne peuvent parler qu’à voix basse et nous, nous jouons, nous chantons : ils se cachent avec soin dans la crainte d’être pris : nous, nous sommes à l’abri de cette crainte. Notre sort n’est-il pas digne d’envie1679 ?’

Le courage du confesseur de la foi de Hué devint presque légendaire. Lorsque, dix ans après les faits, Henri Mouhot rencontra Jean-Claude Miche, il en fit le portrait que voici : 

‘Mgr Miche est très petit de taille, mais sous une enveloppe chétive, il concentre une vitalité et une énergie extraordinaire. N’étant que simple missionnaire, il fut emprisonné avec un de ses confrères et frappé de verges, affreux supplice qui a chaque coup fait jaillir le sang. Cela fait horriblement souffrir, dit l’autre missionnaire à Mgr Miche, et je crains de n’avoir pas la force de supporter une nouvelle épreuve. Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je demanderai à recevoir les coups pour vous. Et il en fut comme il l’avait dit. C’est le propre des enfants de notre vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire sur les lèvres1680. ’

En France, depuis le retour à Paris des restes de Pierre Borie, mort au Vietnam en 1838, dont les reliques sont d’abord conservées dans une chambre, au séminaire de la rue du Bac, le culte des martyrs est en plein renouveau1681. L’afflux des visiteurs et l’arrivée des reliques d’autres martyrs décident les directeurs du séminaire à aménager une salle d’exposition, où l’on se presse pour vénérer les dépouilles des victimes de la persécution, contempler leurs objets personnels ou observer des instruments de torture. La réputation du « séminaire des martyrs » commence à se répandre. De leur côté, les Annales de l’OPF vulgarisent une littérature qui glorifie – dans un style emphatique propre au catholicisme d’alors, imprégné de romantisme – l’héroïsme et l’abnégation des confesseurs de la foi, français et indigènes. Dans ces récits, les mêmes séquences se succèdent, non sans rappeler le déroulement de la Passion : arrestation, (souvent sur une dénonciation), détention, interrogatoires iniques, avanies, chantages destinés à obtenir des aveux ou un reniement, flagellation, condamnation à mort, exécution capitale en place publique, inhumation furtive par des fidèles qui récupèrent la tête du condamné lorsque celle-ci a été jetée au fleuve. Aucun détail horrible n’est épargné aux lecteurs. Il s’agit, en suscitant leur compassion, de les inciter à prodiguer aux missionnaires un soutien tant spirituel que matériel :

‘Recommandez-moi aux prières de vos chers paroissiens que je n’oublie pas dans mes fers. Que de larmes essuie cette œuvre éminemment catholique de la Propagation de la Foi ! Que de plaies cette admirable Société guérit tous les jours ! C’est à ses libéralités que nous sommes redevables, je me fais un devoir de vous le dire1682. ’

Les lettres de Jean-Claude Miche s’écartent parfois de ce style convenu et regorgent d’informations concrètes. Elles signalent par exemple, que les interrogatoires prennent une tournure politique, car l’on soupçonne les missionnaires de machinations contre les autorités annamites : « N’avez-vous pas été faire la guerre à Gia Dinh ? », demande le gouverneur de Phu-Yen, qui prétend qu’un européen nommé Diu serait à la tête de la sédition dans cette province1683. Elles contiennent des descriptions imagées de la prison de Tràn Phû, à Hué : « Qui n’a vu que les prisons d’Europe peut difficilement se faire une idée de celles du TongKing ; c’est pourquoi je vais vous décrire notre nouveau manoir. » Elles racontent la vie quotidienne des gardiens qui, partageant leur temps entre la surveillance des prisonniers et celle des moutons de l’empereur, s’entraînent sur des mannequins de paille au maniement du rotin, sous les yeux de leurs prochaines victimes. Elles font le portrait moral du tortionnaire, individu ignorant et naïf, persuadé que sur une carte de géographie confisquée aux missionnaires, le jaune sert à désigner « les lieux qui recèlent des mines d’or, pour les livrer aux Européens », alors qu’il s’agit des terres inconnues ; brute, dont les vices naturels proviennent de ses carences spirituelles : « Les sanglots, les cris de douleur, les gémissements plaintifs des confesseurs de la foi étaient pour ces idolâtres aux entrailles de bronze une musique délectable. Oh ! Que l’homme est méchant quand la religion n’a pas réformé son cœur 1684 ! » Justifiés par la pureté de leurs intentions, les missionnaires et les chrétiens restent indifférents aux souffrances d’ici bas : « Le désir de procurer en obéissant à Dieu un bonheur éternel à nos semblables est un sentiment plus vif et plus fort en nous que l’attachement à la vie. On ne craint pas de mourir quand on ne veut que le bien 1685 ! » L’idolâtrie elle, engendre tous les vices, non seulement individuels, mais sociaux :

‘Lorsque je considère le régime auquel ils sont soumis, je crois fermement qu’une armée de Cochinchinois n’est et ne peut être qu’une troupe d’esclaves. Toujours frappants ou frappés, ils ne connaissent pas d’autre inspiration que celle du rotin ; la crainte est le seul mobile qui les fasse agir1686.’

Les missionnaires veulent donc contribuer à l’émancipation de ces sociétés humaines qu’oppriment des tyrannies obscurantistes :

‘Partout où l’Évangile de Jésus-Christ a jeté ses racines, la dignité de l’homme a été reconnue, le pauvre et le faible ont été traités avec un respect religieux. Mais malheur aux états qui repoussent cette bienfaisante lumière ! Ils n’ont pas besoin que Dieu les punisse, ils se châtient eux-mêmes ! 1687.’

Cette conception illustre bien le projet des missionnaires. Il s’agit d’instiller, au cœur même des états indigènes, les idées porteuses de progrès de la civilisation occidentale, mais en les fondant sur des valeurs chrétiennes.

Notes
1671.

Jean-Claude Miche, lettre du 26 décembre1841, citée par les Annales de l’OPF, p. 119.

1672.

Louvet, op. cit., p. 129.

1673.

Lettre à M. Micard, supérieur du Séminaire de St-Dié, 5 janvier 1842, in Annales de l’OPF, 1842, p. 128.

1674.

Des prisons de Hué, 14 juin 1842, in Annales de l’ OPF, 1842, p. 356.

1675.

Siméon Berneux, 1814-1866, fut évêque, martyrisé en Corée et canonisé par Jean-Paul II en juin 1984.

1676.

In Annales de l’OPF, 29 mai 1842, p. 66.

1677.

Idem, p. 76.

1678.

Hué, 4 juillet 1842, signé, Miche prisonnier, AME, vol. 749.

1679.

Idem, 3 juillet 1842.

1680.

Henri Mouhot, Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l’Indochine, 1858-1861, publié par la revue « Le tour du Monde » en 1863.

1681.

Pierre Borie, 1808-1838, décapité à Dong-Hoi, béatifié en 1900 et canonisé par Jean-Paul II en juin 1988.

1682.

Lettre à son frère, des prisons de Hué, décembre 1842, in Annales de l’OPF, 1842, p. 533.

1683.

In Annales de l’OPF, 1842, p. 67.

1684.

Lettre à Mgr Cuenot, 29 mai 1842, Annales de l’OPF, p. 73

1685.

Louvet, op. cit., p. 130-145.

1686.

Lettre à Mgr Cuenot, 28 septembre 1842, Annales de l’OPF, p. 518

1687.

Idem, p. 519