3. L’ Évêque de Dansera

a. Vicariat de Cochinchine occidentale : Lai-Thieu, Pinhalu (1844-1850)

Favin-Lévêque avait donné sa parole qu’aucun des missionnaires ne retournerait au Vietnam. Il refuse donc de céder à leurs instances et de les déposer sur la côte, mais il fait une exception cependant pour Duclos, malade et Miche, qui l’accompagne. Lors d’une escale à Singapour, il leur laisse regagner la terre ferme1690. À peine sauvé des geôles annamites, Miche confie son compagnon à des confrères et repart pour le Cambodge. Il vit caché désormais, non loin de Saigon, à Lai-Thieu. En 1844, la mission de Cochinchine est divisée ; un vicariat de Cochinchine occidentale est créé et confié à Mgr Lefebvre. Le 11 mars, un bref de ce prélat désigne Jean-Claude Miche comme coadjuteur, nomination qu’il ne souhaitait pas, semble-t-il : « Le sujet que sa Grandeur a en vu pour le coiffer d’un haut bonnet, c’est votre serviteur. Aux premières ouvertures qui m’ont été faites, ma réponse a toujours été la même : transcat a me calix iste 1691. » Aussitôt, Miche met sur pied une expédition destinée à rapatrier l’évêque, réfugié à Singapour, dans son nouveau vicariat. C’est un échec. Arrêté, condamné à mort puis libéré, lui aussi, par la marine française, Mgr Lefebvre ne rejoint la Cochinchine que deux ans plus tard, en 1846, et demeure dès lors dans la clandestinité, à Thi-nghe. Cette même année, le Vietnam accroît davantage encore son emprise sur la partie cambodgienne du delta du Mékong. Le 13 juin 1847, à Lai-Thieu, Mgr Lefebvre sacre Jean-Claude Miche, évêque de Dansara et lui confie la partie cambodgienne du vicariat apostolique.1692 Jean-Baptiste Ranfaing, missionnaire en Thaïlande et originaire lui aussi de Bruyères-en-Vosges, salue ainsi cette promotion : « Mon compatriote, M. Miche, m’écrit qu’il a été nommé évêque de Dansara. Cela ne m’a pas étonné. Il a et la carrure et les vertus qui font les grands évêques et les saints 1693. » A peine nommé, le nouvel évêque, qu’une arrestation menace, doit s’enfuir. Il se cache à Tay-ninh, au nord de Saigon, mais retourne bientôt au Cambodge. En 1848, le roi Ang Duong, avec lequel il entretient d’excellentes relations, l’autorise à occuper à Thonol le domaine d’une ancienne chrétienté. Mgr Miche s’y installe et la nomme Ponhéalu (Pinhalu), appellation que portait, au XVIIIe siècle, une paroisse située sur la même rive du Mékong, mais plus au Sud1694. Il y attire les catholiques dispersés dans le reste du royaume cambodgien. Son diocèse, qu’il gouverne avec l’aide de quatre missionnaires, Cordier, Aussoleil, Silvestre et Bouillevaux, compte deux paroisses, Ponhéalu et Battambang qui ne rassemblent, à elles deux, que 600 catholiques environ. La situation intérieure du Cambodge est très instable, car la monarchie est fragile et les efforts des missionnaires peuvent être ruinés à tout moment :

‘Le Cambodge tout entier est sous les armes. Les Chams, race malaise issue du Ciampa, se sont révoltés et après avoir incendié la ville de Compong Luong, ils ont refoulé les soldats du roi jusqu’aux pieds des remparts de la capitale, puis ils ont opéré leur retraite en bon ordre et se sont réfugiés en Cochinchine. Notre roi qui est convaincu que les mandarins annamites ont trempé dans cette affaire, se met en garde contre ces derniers. Je dis plus, il est tout disposé à tomber sur les arrières de l’armée annamite. J’espère toujours que Dieu détournera de nous le fléau de la guerre ; le peuple, qui voit la guerre imminente se prépare à fuir. Si vous apprenez un de ces quatre matins, que je suis seul à Pinhalu, n’en soyez pas étonné1695. ’

Malgré tout, Mgr Miche se dépense sans compter, résolu à consolider les communautés chrétiennes, à fonder un collège, un couvent de religieuses Amantes de la Croix et à entreprendre l’évangélisation des villages répartis sur les bords du Mékong. Un an plus tard, ces objectifs atteints, il s’apprête à rejoindre Mgr Lefebvre lorsque la peste, venant de Thaïlande, déferle sur le Cambodge1696. L’évêque de Dansara renvoie aussitôt la barque qui était venue le prendre et décide de rester au milieu de ses ouailles. Il décrit ainsi les ravages causés par l’épidémie : 

‘À Bangkok, ce fléau dévastateur avait moissonné 40 000 victimes et au dire de quelques-uns 60 000. A Battambang, il avait enlevé les deux tiers de la population. Lorsqu’il arriva dans nos parages, quoiqu’il sévît avec moins de violence que dans les deux villes précitées, les vivants ne suffisaient pas pour inhumer les morts. Les uns les jetaient au fleuve et empoisonnaient l’eau ; les autres traînaient les cadavres à quelques pas de leurs maisons et les abandonnaient à la voracité des vautours et des corbeaux. ’

Le prélat, à son tour, est contaminé : « Moi-même, j’ai été aux prises avec elle à deux reprises différentes et la dernière fois, j’ai vu le tombeau de bien près ; mais les prières de mes néophytes, bien plus que les ressources de l’art médical, m’ont rendu à la vie. » Il ordonne des processions et des prières publiques : « La mère de miséricorde, écrit-il, récompensa cette ferveur par une protection remarquable, car notre village n’a eu guère à déplorer que 8 décès 1697 . » A peine rétabli, il remonte le fleuve, à la recherche de villages à christianiser : « Pour mon propre compte, écrit-il à l’un de ses confrères, je n’ai eu pour siège et pour cathédrale que ma barque. Pour vous donner une preuve de ma bonne volonté, je vous nomme par la présente, chanoine de ma barque. » Simultanément, il envoie Charles Bouillevaux, qui dirige la chrétienté de Ponhéalu, en reconnaissance plus au nord. Dès 1850, celui-ci visite les ruines d’Angkor, qu’il contribua à faire connaître en Occident1698.

Notes
1690.

C’est la version de Louvet. Dans les Lettres communes, publiées par les M.E.P., où sont relatés les événements survenant mois après mois dans chaque mission, au mois de mars 1844, on lit ceci : « Les missionnaires furent conduits à bord de l’Héroïne. Mgr Cuenot envoya une barque pour les prendre et les ramener en Cochinchine. Arrivés à Singapour, il permit à MM. Miche et Duclos d’aller au Collège de Pinang, mais il leur fit promettre de ne pas rentrer en Cochinchine avant que nous nous fussions entendus avec le gouvernement », AME, vol. 171

1691.

« Eloigne de moi ce calice ». Lettre à M. Micard, le 20 janvier 1845, AME, Cochinchine, vol. 748, 17.

1692.

Les vicaires apostoliques portent une titulature dite in partibus infidelium. Les relations entre l’Eglise et les pays de mission n’étant pas officielles, on attribue aux évêques le siège symbolique d’une chrétienté perdue depuis l’Antiquité ou le Moyen-âge. Dansara se trouvait en Osrhoène (Mésopotamie), près de l’antique Edesse (Urfa) ; christianisée au IIIe siècle, elle fut conquise par les Ottomans en 1147. Il y eut deux autres évêques de Dansara : Giuseppe Belisario Santistevan, 1890-1891 et Celestin Felix Chouvellon, (M.E.P.), 1891-1924.

1693.

Jean-Baptiste Ranfaing, (1808-1885), Chanttabun, le 3 août 1847, AME, vol. 890.

1694.

Ang Duong est le demi-frère de Ang Chan III, roi de 1806 à 1835, dont l’héritier, Pukambo, était mort. Il régna, après la régence d’Ang meï, à partir de 1847, jusqu’à sa mort en 1860.

1695.

Mgr Miche, au Collège de Pinang, à M. martin, 5 décembre 1849, AME, vol. 748. Dans une précédente lettre, il écrivait : « Nous sommes depuis dix jours en révolution. Un mandarin malais a levé l’étendard de la révolte. Il s’est dirigé vers le fleuve où il y après de 6000 malais parmi lesquels il compte une nombreuse parenté. Le roi s’est mis à sa poursuite avec un corps d’armée ; ils doivent se battre maintenant. On m’apprend que l’escadre française est arrivée à Tourane en septembre dernier. Les mandarins de haute Cochinchine sont tout en émoi et lèvent des troupes pour se faire battre. Toutefois ils n’osent pas vexer les chrétiens ; on se contente de les surveiller et de défendre les réunions de plus de 20 personnes. Je ne connais aucun détail sur les opérations de l’escadre ; vous les connaîtrez avant moi. », 17 octobre 1848, AME, vol. 748.

1696.

Lettre du 25 novembre 1849, AME, Cochinchine, vol. 748. Mgr Miche parle bien de la peste. Robert Costet (voir bibliographie) évoque non pas une épidémie de peste, mais de choléra, fondant sur Bangkok au début de 1849 ?

1697.

Dans cette lettre, il parle également d’un nouvel édit de persécution promulgué par Tu Duc, qui menace les chrétiens cochinchinois, les prêtres indigènes mais surtout les missionnaires, dont la tête est mise à prix (30 barres d’argent) et sont condamnés à être jetés à la mer s’ils sont capturés.

1698.

Dans la post-face du récit laissé par Henri Mouhot, mort pendant son voyage en 1861, on peut lire : « De courageux missionnaires se sont établis depuis une douzaine d’années dans les marches sauvages de l’Annam et du cambodge. Ils ont navigué sur le grand fleuve Mékong, l’artère de la grande vallée orientale de l’Indochine, et ont signalé à la géographie le vaste lac Tonlé Sap et les ruines antiques qui dorment sur ces bords. », in Le Tour du Monde, Paris, 2e semestre 1863. Bouillevaux est, en effet, l’un des premiers français à avoir remonté le Mékong, envoyé en reconnaissance par Mgr Miche dès 1853, soit cinq ans avant Henri Mouhot, qui navigue sur le fleuve, lors de son voyage d’exploration à travers le Siam, le Cambodge et la Cochinchine, en 1858. Louis-Adolphe Bonard mène ensuite une campagne d’exploration du Cambodge en 1862, suivi par Doudart de Lagrée et Francis Garnier qui, en 1866, cherchent pour le compte de la France, mais en vain, un accès fluvial vers la Chine.