c. Difficultés de l’évangélisation du Laos

L’évêque de Dansara, quoique résidant au Cambodge, s’est rapidement soucié de l’évangélisation du Laos, en dépit des obstacles qu’il avait rencontrés pour se rendre d’un pays vers l’autre et qui lui avaient fait déplorer leur réunion en un même vicariat apostolique. Après le bannissement des huit missionnaires de Bangkok, il lui vient d’ailleurs une idée : « Si les missionnaires expulsés de Bangkok ne peuvent plus y rentrer, j’espère que quelques uns d’entre eux viendront me rejoindre pour commencer l’entreprise du Laos. Ils sont moulés pour cela : ils connaissent la religion, la langue et les usages du pays 1704 » Avant lui, Mgr Cuenot s’y était essayé, lançant une expédition terrestre vers le Laos depuis le Vietnam, sans aboutir : « Des lettres dernièrement venues du Cambodge nous annoncent que la mission du Laos par la Haute Cochinchine a échoué ? C’est une grande peine pour Mgr Cuenot 1705. » Deux missionnaires sont envoyés à la frontière du Laos, pour tenter d’évangéliser les Penongs et les Stiengs :

‘Je me suis mis à l’œuvre pour tenter une expédition au Laos. M. Beuret, nouveau missionnaire, a été adjoint à M. Cordier. Ils se sont embarqués sur le Meycon (Mékong) le 22 juillet 1852 et après bien des peines, ils sont arrivés sains et saufs à la frontière du Laos où ils ont eu mille maux à se fixer. Un Chinois payen, mauvais garnement, a failli faire échouer leur sainte entreprise en publiant que ces européens sont puissants et dangereux ; que si l’un deux venait à mourir dans le pays, la France lèverait une armée pour venger sa mort et mettre tout le pays à feu et à sang. Ces calomnies toutes grossières qu’elles étaient ont malheureusement produit leur effet, une terreur panique s’est emparée du mandarin et du peuple et l’on a refusé de les recevoir. Enfin, après bien des pourparlers, on a fini par permettre aux deux missionnaires d’acheter une cabane dans le village. Ils y sont maintenant depuis 3 mois, occupé de l’étude de la langue1706. ’

Les deux hommes s’installent effectivement dans un village dénommé Queue-de-bœuf, près de Stung-Treng, point de communication entre les deux pays. Ils étudient la langue, tentant d’éteindre la terreur que leur présence a d’abord soulevée parmi les autochtones.  Puisque le fleuve n’est navigable que pendant sa crue, Mgr Miche, pour maintenir le contact avec ce poste avancé, se met à la recherche d’une voie terrestre :

‘Cette voie, je l’ai trouvée et je vais en faire l’essai de suite. MM. Bouillevaux et Aussoleil vont s’embarquer pour se rendre dans la province de Campong Siem, qui est située entre le grand fleuve et le lac du Cambodge. Arrivés là, ils quitteront leur barque et se rendront par terre à la frontière du Laos. J’ai obtenu du roi une lettre qui ordonne aux mandarins cambodgiens de mettre à la disposition de nos confrères la voiture et les éléphants nécessaires au transport de leur petit bagage1707. ’

Cette première tentative d’évangélisation du Laos échoue à cause du décès prématuré de François Beuret, du moins si l’on en croit le rapport publié par les Lettres communes1708. Mgr Miche reconnaît bien sûr que cette disparition contrarie ses plans :

‘Je vous ai donné avis en octobre dernier de la mort de M. Beuret, décédé à Stung Trung le 14 septembre 1853. Cette mort prématurée m’a d’autant plus affligé que le cher confrère avait toutes les qualités requises pour réussir au poste qui lui était assigné et que son décès nous fait rétrograder d’une année. Ne pouvant laisser M. Aussoleil seul au Laos, je lui adjoins M. Silvestre. Je ne crois pas que le Laos soit plus malsain que les contrées que j’habite1709. ’

Mais il porte simultanément sur cet échec un jugement d’une tout autre nature : « J’ai eu lieu de me convaincre que mes confrères cultivaient un sol ingrat, qui ne promet aucune récompense à leurs travaux 1710. » Il n’est pas, cependant, homme à renoncer sans combattre. Le Laos étant sous la domination du Siam, c’est à Bangkok qu’il convient de chercher une solution :

‘Nos confrères vivent au Laos, au milieu d’une population dont l’esprit servile offre bien peu d’espoir de conversion : c’est la crainte de déplaire aux mandarins et d’en être maltraités qui les retient enchaînés aux pieds de leur idole. Une lettre du roi de Siam lèverait bien des difficultés, mais je doute que nous puissions l’obtenir1711. ’

En 1855, il se rend tout de même à Bangkok pour demander au roi l’autorisation d’envoyer des missionnaires au Laos. Là-bas, il compte sur l’appui de Mgr Pallegoix, devenu l’ami et le confident du nouveau souverain siamois, Rama IV1712. Malheureusement, ce prélat n’est pas à Bangkok et, la saison des pluies approchant, il faut songer à repartir au plus vite. Sans l’appui de son confrère, Mgr Miche tente sa chance auprès du souverain et obtient gain de cause. Le voyage de retour, en janvier 1856, est éprouvant à cause de l’inondation : « Mes éléphants traversèrent cette plaine ayant de l’eau jusqu’au ventre. Quant aux voitures, on détela les buffles et les conducteurs portèrent tour à tour les effets et les charrettes à travers cette mer jusqu’au hauteurs voisines 1713. » Rentré au Cambodge, dûment muni de l’autorisation royale, il envoie aussitôt l’un de ses missionnaires vers l’est du pays :

‘M. Aussoleil m’a accompagné jusqu’à l’entrée du grand lac et de là je l’ai envoyé vers l’est pour visiter certaines peuplades connues sous le nom de Cuey : c’est une race qui tient à la fois des Cambodgiens et des sauvages évangélisés par Mgr Cuénot. Il paraît, d’après les renseignements pris sur les lieux par ce cher confrère, qu’il y aurait de bien grandes difficultés à vaincre pour instruire ces peuples. Ils sont nomades, dispersés par petits groupes au milieu de leurs forêts. Le riz qu’ils récoltent leur suffit à peine pour la moitié de l’année ; une fois à bout de leur petite provision, ils vivent de plantes et de tubercules sauvages. Les missionnaires qui travailleraient à leur instruction seraient obligés de les suivre et manqueraient souvent du nécessaire. Ajoutez à cela qu’ils sont adonnés aux superstitions, ont aussi leurs pagodes et leurs talapoins1714. ’

Quelques mois plus tard, il dresse un piètre bilan de tous ces efforts :

‘La lettre de passeport que j’avais obtenue du roi de Siam ne nous a été d’aucune utilité. Les mandarins siamois en ont éludé la teneur et ont su si bien faire jouer les ressorts de leur politique tortueuse qu’ils ont forcé MM Aussoleil et Silvestre de revenir au Cambodge. Il paraît que la mission des sauvages va fort mal : les sauvages baptisés l’an dernier ont presque tous apostasié. Les deux postes les plus rapprochés du Cambodge vont être abandonnés. C’est vraiment déplorable que tous les soins que Mgr Cuénot a donnés à cette partie de la mission n’aboutissent à rien. ’

En dépit des autorisations concédées à Bangkok, que les missionnaires produisent à chaque contrôle, les mandarins n’ont de cesse qu’ils ne soient parvenus à les retarder : « Qui sait, note Mgr Miche désabusé, peut-être qu’une lettre secrète partie de Bangkok a prescrit aux gouverneurs la conduite qu’ils ont tenue envers nos confrères : cela s’est vu plus d’une fois dans le pays 1715. » Il ne se décourage pas pour autant et organise en 1857 une nouvelle tentative qui, endeuillée par la mort d’un autre missionnaire, n’obtient pas plus de succès que les précédentes1716. En réalité, l’évêque ne se fait plus d’illusions sur la possibilité de convertir les habitants du Laos. Déjà, au début de l’année 1856, il brossait un tableau pessimiste des chances de réussite :

‘Les principaux obstacles que présente la conversion des laotiens sont : 1° L’esclavage : il y a au moins la moitié de la population qui est esclave. L’autre moitié comprend les hommes de corvée et les maîtres des esclaves. Leur conversion offre les mêmes difficultés (entre les esclaves et les hommes de corvée) que celle de ces derniers à cause de la dépendance servile où ils sont par rapport à leurs chefs. Il y a deux sortes d’esclaves : les esclaves pour dettes, ce sont les plus nombreux et les esclaves qui sont achetés chez les sauvages pour les revendre ou pour les garder s’ils leur plaisent. Or presque tous ces esclaves ont été réduits en esclavage contre toute justice. 2° Le manque de liberté religieuse : il n’y a aucune loi qui défend aux laotiens de se faire chrétiens. Mais les mandarins, soit pour plaire au roi de Siam, soit par préjugé, ou par haine contre le christianisme, ou peut-être encore par crainte de froisser les croyances populaires détournent leurs administrés de se faire chrétiens. Les convertis se voient menacés d’être réduits en esclavage. 3° L’indifférence de ces peuples, leur indolence, leur attachement obstiné à toutes les superstitions du bouddhisme : on dirait que Dieu pour les punir de l’abus déplorable qu’ils ont fait des lumières de la raison, les a plongé dans cet affreux aveuglement : ut videntes non videant. Ils comprennent tous que la religion chrétienne est belle, la plupart avouent même qu’elle est la seule vraie et cependant, nous n’avons pas vu un seul parmi eux qui fût convaincu de la nécessité de l’embrasser. 4° Les difficultés de circuler librement pour pouvoir prêcher1717.’

Mgr Miche, on le voit, relève plusieurs sortes d’obstacles rédhibitoires à l’évangélisation de ce pays. Certains se rapportent à la situation politique intérieure ; la difficulté de circuler pour pouvoir prêcher, le manque de liberté religieuse. D’autres proviennent des coutumes sociales et culturelles ; l’esclavage, qui lie les esclaves à la religion de leurs maîtres, le poids des superstitions. Mais le principal réside dans la nature anthropologique même de ce peuple, indifférent à la vérité par indolence, incapable d’aller vers elle par entêtement. Il y a, dans le troisième paragraphe, une étonnante contradiction : comment les Laotiens pourraient-ils être à la fois superstitieux et avoir abusé des lumières de la raison ? Cette dernière expression est assez surprenante. Mgr Miche, entraîné par sa plume, commet-il une sorte de lapsus, qui lui fait dénoncer à propos du Laos le rationalisme des Lumières, source de scepticisme en Occident ? Serait-ce une façon involontaire de reconnaître que les Laotiens, – loin d’être conformes au mythe occidental du bon sauvage –, sont au contraire doués de raison, ce qui précisément rend la tâche des prédicateurs bien plus ardue ? Est-ce pour cela que les « sauvages » des montagnes de l’est ou des villages isolés des rives du grand fleuve, sont devenus petit à petit la cible privilégiée des missionnaires1718 ? Quoiqu’il en soit, l’espoir de christianiser le Laos paraît mince. Trois ans plus tôt, l’évêque de Dansara affirmait pourtant : « Quelles sont me direz-vous, nos espérances pour l’avenir ? Nos espérances ! Elles reposent toutes sur l’inconnu. C’est vers le Laos que nous portons nos regards. Et à défaut du Laos, nous nous jetterons sur les sauvages de l’est 1719. » Faut-il en déduire que déjà, la mission du Cambodge ne lui paraissait plus prometteuse ? Il semble bien, en effet, que le prélat s’en soit relativement désintéressé à partir de 1853. Des rapports qu’il envoie à Paris, les Lettres communes retiennent qu’il n’attend plus grand-chose de ce pays : « Mgr Miche, ainsi que nous le disions l’année dernière, n’ayant que peu à faire au Cambodge, a tourné principalement ses efforts et ses espérances vers le Laos, qui fait aussi partie de sa mission 1720.

Notes
1704.

Mgr Miche à M. Libois, procureur à Hong Kong, 15 juin 1851, AME, dossier Miche, vol. 748.

1705.

M. Claudet à M. Langlois, Pinang, 6 décembre 1850, AME, vol. 890.

1706.

Mgr Miche, Lettres communes, 29 juillet 1853, AME, vol. 171.

1707.

Mgr Miche, Pinhalu, 18 janvier 1853, AME, vol. 765.

1708.

François Beuret meurt le 14 septembre 1853. Lettres communes, 12 août 1854, AME, vol. 171.

1709.

Mgr Miche, in Lettres communes, 12 août 1854, AME, vol. 171.

1710.

Mgr Miche, in Lettres communes, 29 juillet 1853, AME, vol. 171.

1711.

Mgr Miche, 9 janvier 1854, AME, vol. 765.

1712.

Mgr Pallegoix, en bons termes avec Rama III, entretint également des rapports très amicaux avec Mongkut, un ancien moine bouddhiste, qui gouverna la Thaïlande à partir de 1851, sous le nom de Rama IV. Par ailleurs, en juillet 1852, le prélat présenta deux jeunes siamois, dont un chrétien, à Napoléon III et à l’impératrice. Il obtint le privilège de faire imprimer son dictionnaire siamois-latin-français-anglais par les presses impériales.

1713.

Mgr Miche, 30 janvier 1856, AME, vol. 765.

1714.

Les talapoins sont des prêtres.

1715.

Un autre missionnaire au Cambodge, Arsène Hestrest, notait à ce propos : « Mgr Miche avait obtenu une lettre du roi de Siam, mais elle était conçue de manière à le faire arrêter dans chaque province. », A. Hestrest, 18 janvier 1856, AME, vol. 765.

1716.

Henri Triaire, qui trouve la mort à Muong-ngan, le 9 janvier 1857.

1717.

Mgr Miche, 30 janvier 1856, AME, vol. 765.

1718.

In Cl. Prudhomme, op. cit. : « Si les groupes dominants sont hostiles, elle [la mission] se tourne vers les catégories sociales marginalisées, esclaves, groupes minoritaires ou ethnies dominées. », p. 74.

1719.

Mgr Miche, Pinhalu, 18 janvier 1853, AME, vol. 765.

1720.

Lettres communes, 12 août 1854, AME, vol.171.