Pourquoi le Cambodge reste-t-il imperméable à l’évangélisation, jusqu’à provoquer la désaffection de Jean-Claude Miche pour cette partie de son vicariat apostolique ? La monarchie cambodgienne est partiellement mise hors de cause car ses relations avec les missionnaires sont plutôt stables :
‘Nous sommes toujours en très bons rapports avec les autorités du Cambodge, constate le prélat en janvier 1856, et le voyage que j’ai fait à Bangkok n’a pas peu contribué à les consolider. Le roi a cessé d’appeler nos chrétiens à la capitale pour y prendre part à quelques cérémonies superstitieuses1721. ’Quelques années plus tôt, avant le voyage à Bangkok, les choses n’allaient pas si bien :
‘Vous savez sans doute que le roi du Cambodge a témoigné jusqu’ici beaucoup de bienveillance aux missionnaires. M. Borelle m’écrit que ses bonnes grâces déclinent à vue d’œil, et qu’il se montre très froid à leur égard. Cela ne m’étonne pas car ce prince est l’inconstance même. Il voudrait trouver en eux des chimistes, des minéralogistes et malheureusement ils ne peuvent satisfaire ses désirs. Nolite confidere in principibus1722. ’Cela éclaire un aspect du comportement des royautés asiatiques à l’égard des occidentaux, dont elles attendent un concours moins spirituel que technique. Une lettre du 18 décembre 1859 nous apprend d’ailleurs à ce sujet, que Mgr Miche a fourni au roi du Cambodge les instruments lui permettant de battre monnaie1723. Les raisons du médiocre résultat obtenu au Cambodge se trouvent donc ailleurs. Les Annales, qui se font l’écho des rapports que le vicaire apostolique adresse à ses confrères parisiens, dépeignent en termes peu flatteurs la population du Cambodge composée, « d’indigènes fanatisés par le bouddhisme et d’une nature apathique, d’émigrés annamites, la plupart insolvables et qui fuient leurs créanciers et de Chinois marchands et fumeurs d’opium, surtout ceux qui habitent les villes. Il n’y a à peu près que les Chinois des campagnes qui puissent être évangélisés avec quelque fruit 1724. » On reconnaît là un lieu commun : la ville est corruptrice, la campagne préserve l’innocence des individus. En France, au même moment, c’est aussi principalement vers les campagnes que se porte l’effort de christianisation. Un confrère de Mgr Miche, Antoine Basset, conteste formellement, pour sa part, cette distinction :
‘Les chinois qui font des jardins ou des champs sont aussi voleurs, joueurs, fumeurs d’opium que ceux des villes. Avec les mêmes vices et plus attachés aux superstitions du pays, ils ont moins d’indépendance et de courage pour oser ce débarrasser des préjugés locaux. Le pain de l’intelligence les trouve complètement indifférents. Ce qu’ils demandent c’est la nourriture grossière, animale du corps. Ceux qui, venant de la Chine depuis de longues années ont épousé des femmes cambodgiennes sont cambodgiennisés. Leur femmes, tout dévouées aux bonzes et à Samonotudom sont de vraies ministres de Satan1725. ’Deux figures typiques apparaissent ici : celle du paysan fruste adonné aux superstitions parce qu’inculte, bestial, parce que vivant près des bêtes et celle de la femme qui induit en tentation. En Asie, la dépravation revêt une forme singulière, l’opiomanie : « Les chinois qui habitent les villes sont tous adonnés à l’opium. Ailleurs, cette passion est modérée par la loi civile. Au Cambodge, le roi lui-même est le premier marchand d’opium du pays et le corrupteur de son peuple. Ses navires ne reviennent de Singapour que chargés d’opium », déplore Mgr Miche, car il n’y a rien à faire contre cette habitude.1726 Dans quelle direction faudrait-il orienter les tentatives de l’évangélisation ? L’évêque de Dansara esquisse à la fois un bilan et un programme : « Il est certain, pour quiconque a vécu quelques années au Cambodge, qu’on ne pourra jamais obtenir quelque succès que ce soit parmi les Cambodgiens, à moins que par le rachat des esclaves pour dette : mais cette voie est longue et dispendieuse 1727. » L’institution de l’esclavage pour dette est ancienne et invétérée, au Cambodge comme au Laos1728. On tombe en esclavage pour avoir contracté un emprunt que l’on ne peut rembourser. La contrainte par corps s’applique alors jusqu’à l’annulation de la dette. Le créancier peut racheter sa dette, mais l’esclavage n’éteint que les intérêts de celle-ci, pas le capital ; or les taux d’intérêt, légalement fixés à 30 %, sont en fait pratiquement libres, usuraires au point que le débiteur est à la merci de son créancier, parfois jusqu’à la fin de ses jours. Les intérêts dépassant très rapidement le capital, le rachat de la dette devient quasi impossible. Si Mgr Miche se mêle, dès sa nomination épiscopale, de ces questions, c’est parce qu’il arrive que les missionnaires se portent acquéreur d’esclaves : « Pour régulariser la correspondance et l’envoi des provisions, ces Messieurs seront obligés d’acheter quelques esclaves, car d’ici je n’ai pratiquement personne à ma disposition pour cela et nous ne pouvons convenablement aller frapper sans cesse à la porte du roi 1729. » C’est aussi parce que des chrétiens indigènes et parfois les missionnaires eux-mêmes, (sans pour autant devenir esclavagistes), pratiquent l’usure. En février 1854, contestant l’opinion de certains de ses confrères à ce sujet, le prélat envoie à Rome une lettre circonstanciée pour demander des instructions : « Dans le courant de cette année, j’ai reçu deux lettres de Rome qui m’étaient adressées, dont l’une du cardinal Fransoni qui m’annonçait la réception de ma lettre concernant les esclaves de ce pays et l’autre qui contenait la réponse à mes doutes sur cette question 1730. » Rome lui donne entière raison et enjoint aux missionnaires de s’en tenir à la loi et non à la coutume :
‘J’ai appris qu’on enseignait à Pinang qu’on peut dans chaque pays retirer du prêt l’usure fixée par la loi civile. C’est une erreur ! En Cochinchine, comme en Chine, le taux légal est de 30 pour 100. Il y a 2 ans, Mgr Lefebvre a écrit une lettre circulaire à ses prêtres pour leur enjoindre de ne pas inquiéter ceux qui prêtent à plus de 30 pour 100. J’ai voulu arrêter sa circulaire, jel’ai combattue, il a tenu bon. Alors j’ai déféré l’affaire à Rome. La réponse vient d’arriver et la doctrine de la circulaire est condamnée. La Sacrée Congrégation veut qu’on examine dans chaque cas particulier s’il y a des titres extrinsèques et combien on peut pourvoir selon les qualités de ces titres, et elle défend de fixer un taux. Ici la loi civile permet de retirer du prêt ce que l’on veut. Les plus modérés prêtent à 60 pour cent et le plus grand nombre à 200 et 300 pour cent. La loi ne s’y oppose pas. Ces taux exorbitants seraient cependant légitimes selon la doctrine qu’on prête aux professeurs du Collège. Je ne puis croire cela1731. ’La décision romaine n’obligeant que les missionnaires et bien sûr, le cas échéant, les chrétiens indigènes, il est peu probable que le rachat d’esclaves pour dettes en ait été facilité. Nous savons seulement qu’en 1858, Mgr Miche a racheté un esclave pour dette que son maître battait et qui souhaitait devenir chrétien1732. Mais le témoignage d’Antoine Basset quant à l’efficacité du rachat des dettes pour la conversion est plutôt dubitatif :
‘Voici comment s’opèrent les conversions parmi les chinois. Un chrétien rencontre-t-il quelqu’un de sa connaissance, un jeune homme qui n’a pas de travail. Il l’engage à venir me demander à embrasser la religion, parce que nous nourrissons les catéchumènes pendant qu’ils apprennent le catéchisme. Celui-ci y consent comme à un pis-aller. Mais il faut commencer par payer les dettes. Le baptême conféré, mon néophyte part pour aller gagner sa vie et souvent, on ne le revoit plus1733. ’Chaque année, les Annales de l’OPF et les Lettres communes, s’appuyant sur les informations fournies par les vicariats apostoliques, publient des statistiques. Pour l’année 1856 au Laos, par exemple, elles annoncent : « Confessions annuelles, 324, nombre de chrétiens, 507, baptêmes d’adultes, 33, baptêmes d’enfants de payens, 408 1734. » Il est habituel de trouver, dans ces tableaux établis par les missionnaires, le nombre des baptêmes in extremis d’enfants. Mgr Miche fait observer qu’au Cambodge, « il est très rare qu’on puisse parvenir jusqu’auprès des enfants malades parce que les Cambodgiens payens observent un régime superstitieux qui consiste à fermer leur porte quand un enfant est malade 1735. » Les circonstances des conversions ne sont pas précisées ; il n’est pas possible d’en mesurer la solidité. Au total, les recensement faits par les missionnaires semblent indiquer qu’au cours de cette période d’une dizaine d’années, le nombre de chrétiens au Cambodge comme au Laos n’a guère progressé, ne dépassant pas le millier.
Mgr Miche, 30 janvier 1856, AME, vol. 765.
« Ne jamais se fier aux princes », Mgr Miche à M. Libois, procureur à Hong Kong, 15 juin 1851, AME, dossier Miche, vol. 748.
Mgr Miche, 18 décembre 1859, AME, vol. 765.
Annales de l’OPF, correspondance avec Lyon, août 1856, AME, vol. 73
Antoine Basset, 23 septembre 1854, AME, vol. 765.
Mgr Miche, Pinhalu,18 janvier 1853, AME, vol. 765. Il arrive cependant que les missionnaires réussissent auprès des Chinois. Ainsi une mission ouverte à Ca Sutin, île située sur le Mékong, récolte quelques succès : « Les Chinois de cette île sont assez bien disposés », affirme Mgr Miche.
Mgr Miche, Kampot,1er février 1861, AME, vol. 765.
Il n’a été officiellement interdit qu’en 1877.
Mgr Miche, Pinhalu, 18 janvier 1853, AME, vol. 765.
Epistola J.C. Miche, episcopi Dansarensis, ad Em. Card. Fransoni, S.C. de P. Fide Praefectum, in Cambodia, die 1 februarii 1854, AME, vol. 261, p. 30-34. Mgr Miche, 30 janvier 1855, AME, vol.765.
Mgr Miche à M. Martin, le 31 juillet 1854, AME, dossier Miche, lettres au Collège de Penang, vol. 748.
Mgr Miche, 4 mai 1858, AME, vol. 765.
Antoine Basset, 23 septembre 1854, AME, vol. 765.
18 janvier 1856, AME. Vol. 765.
Mgr Miche, 30 janvier 1856, AME, vol. 765.