Jean-Claude Miche s’est donc trouvé au cœur des événements qui préludèrent à l’implantation de la France en Indochine. A partir de 1858, il espère ouvertement une action militaire dans son vicariat apostolique. Il aurait pourtant de bonnes raisons de se méfier des conséquences d’une mainmise française sur la région. Lors des opérations qui avaient permis de libérer les missionnaires emprisonnés dans les geôles annamites, une controverse avait momentanément divisé les milieux catholiques. L’intervention de la marine au secours des prisonniers de l’empereur d’Annam était une nouveauté : elle plut à l’Eglise.1767 Charrier et Galy, les compagnons de captivité de Jean-Claude Miche avaient été acclamés comme des héros à leur retour en France et les conseils centraux de l’œuvre de la propagation de la foi cherchèrent à tirer parti de la situation, engageant le gouvernement à montrer désormais plus de fermeté. La mission du prêtre et celle du marin ne s’étayaient-elles pas ? :
‘Le marin porte à travers les mers et sur toutes les plages le nom et le drapeau de la France ; partout où il aborde, il rencontre le prêtre, l’ouvrier humble et trop souvent dédaigné de la foi catholique, mais aussi de la grandeur française ; il est témoin des transformations opérées par ses travaux ; il le voit faire de sauvages des hommes civilisés, d’ennemis de l’étranger des amis ; il se rend compte de l’analogie de l’œuvre évangélique avec son œuvre personnelle, et il traite l’apôtre en ami, presque en compagnon d’armes1768. ’Mais les hautes instances des M.E.P. se montrèrent beaucoup plus circonspectes. Alors que le culte des martyrs était en plein renouveau elles tinrent, dans un esprit providentialiste, à rappeler les vertus du sacrifice librement consenti par les missionnaires, dont le sang, selon une antique tradition chrétienne, est censé féconder les terres païennes :
‘Nos chers confesseurs vous ont peut-être dit comme à nous que leurs plus beaux jours sont ceux qu’ils ont passés en prison, avec l’espérance de n’en sortir que pour aller porter leurs têtes sous la hache du bourreau. Nous laisserons donc agir la Providence, et si le tyran annamite a encore soif de sang français, il en trouvera de tout prêt à couler dans les veines de ces jeunes missionnaires qui sont allés plus nombreux prendre la place de ceux que son glaive a moissonnés1769. ’Par ailleurs, les missionnaires se méfient viscéralement des européens, qu’ils côtoient sur les bateaux pendant les traversées ou dans les pays de mission. Lorsqu’en 1858, Mgr Pellerin s’était rendu à Biarritz pour plaider la cause des victimes de la persécution auprès de Napoléon III, son initiative n’avait pas fait l’unanimité, certains redoutant le prix à payer pour cette éventuelle protection :
‘On a beaucoup discuté cette démarche de Mgr Pellerin auprès du gouvernement français. A mon point de vue, je tiens à dire que je suis de ceux qui la regrettent, parce que le pouvoir civil a coutume de faire payer trop cher la prétendue protection qu’il accorde. Je me rappelle ces graves paroles d’un évêque missionnaire : ‘Ceux qui parlent de la protection des troupes européennes s’imaginent que les soldats ne font qu’aider et défendre. Je soutiens qu’ils font plus de mal en un jour par leurs débauches que vingt missionnaires ne peuvent en réparer en un an.’ »1770 Jean-Claude Miche partage cette suspicion, n’hésitant pas à dénoncer à l’occasion, « de mauvais français scandaleux1771. ’De plus, l’état major de la marine ne compte pas que des catholiques bienveillants, mais aussi, selon le mot de Mgr Miche, des voltairiens1772. Il y a encore une autre raison, proprement ecclésiastique celle-ci, d’hésiter à rechercher l’appui de la marine : « Nous savons que le gouvernement français à la coutume d’ériger des évêchés titulaires dans ses colonies et qu’il en supporte les frais. Qui sait si nous ne rencontrerons pas quelques obstacles. » Après l’établissement du régime des amiraux en Indochine, dans les premières années de la IIIe République toujours concordataire, des querelles de préséance n’ont effectivement pas manqué d’éclater entre Mgr Miche, devenu vicaire apostolique de Cochinchine et les aumôniers de la marine.
« M. Favin-Lévêque et deux autres officiers recommandés par Mgr Forcade, ont été nommés chevaliers de l’ordre de Saint-Grégoire le Grand. », in Lettres communes, avril 1847, vol. 171.
A. Launay, op. cit., Les missionnaires français au Tonkin, p. 96-97.
Launay op. cit., p. 97
Louvet, La Cochinchine religieuse, p. 223. L’évêque cité est Mgr Dominique Navarette, auteur d’une Histoire de Chine.
Mgr Miche, 17 mars 1863, AME, vol. 106.
Mgr Miche, 6 mai 1862, op. cit., AME, vol. 95.