b. L’œuvre des dernières années

Souvent malade, Mgr Miche déploie pourtant une inlassable activité. Il favorise l’installation ou la consolidation de plusieurs congrégations en Cochinchine : frère des Écoles Chrétiennes, (auxquels il céda le collège d’Adran fondé par Mgr Puginier), religieuses de Saint-Paul de Chartres, Carmélites. Il fit bâtir des lieux de culte, et s’occupe activement du recrutement du clergé indigène. La correspondance qu’il échange à ce propos avec le collège de Penang est instructive. Le prélat se plaint souvent du manque de prêtres et de catéchistes. Un grand séminaire fondé à Saigon par Théodore Wibaux, qui le fit bâtir avec sa fortune personnelle, instruit des prêtres ; or, ils semblent ne pas donner satisfaction, pas plus que ceux formés à Penang. Mgr Miche déplore le peu d’efficacité de ces clercs, frottés de latin et de théologie, mais incapable de convaincre leurs compatriotes :

‘Les élèves venus de Pinang sont inaptes lorsqu’il s’agit de prêcher les payens et j’ajoute pour votre consolation que les nôtres en sont là ; ils instruisent fort bien les payens gagnés à la foi, mais ils ne nous en amènent aucun. Ce qui leur manque, c’est la pratique. Nos catéchistes laïcs réussissent mieux parce que les missionnaires les forment. Ceux-ci convertissent les payens et les autres donnent l’instruction. Pour remédier à cela nous allons fonder une école de catéchistes1789. ’

Il rédige en vietnamien, à l’intention des futurs prêcheurs, Le livre du prédicateur, publié peu de temps avant sa mort, aux presses de la mission, Saïgon-Tandinh, ouvrage dont une deuxième édition a été tirée en 18881790. Aux défaillances de l’encadrement ecclésiastique, s’ajoutent les dissensions entre les missionnaires et le clergé venu de la métropole, en particulier avec les aumôniers de la marine :

‘Les aumôniers ont mal parlé de moi !! Je n’en suis nullement étonné. Huit mois après mon arrivée ici, j’ai reçu leurs assauts. Ils sont venus me dire qu’ils avaient juridiction ici sur le corps expéditionnaire, homme et femmes, à l’exclusion de tout autre. Je leur ai répondu ; exhibez vos lettres de pouvoir. Ces dernières expressions ne s’y trouvaient pas et j’ai ajouté : je reconnais votre juridiction personnelle. Mais moi, j’ai une juridiction territoriale. Quiconque arrive chez moi est mon sujet spirituel. Il y a en Cochinchine 4 hôpitaux et vous ne soignez qu’un de ces hôpitaux, les autres n’ont d’autres prêtres que mes missionnaires. Si mes missionnaires n’ont point de juridiction, envoyez des aumôniers ou des absolutions par le télégraphe. J’avais suggéré à quelqu’un de dire à l’amiral, après tout, votre dame se confesse à un missionnaire et non à un aumônier. Enfin, on a changé les trois aumôniers, Cazanier, le chef, Meyan, vrai socialiste et Moreaux qui ne vaut pas quatre sous. Ils revendiquaient le droit exclusif de confesser les sœurs. L’évêque de Chartres m’a écrit : ‘tenez bon, je vous félicite de n’avoir pas affaire à cette canaille !’ Nous avons ici des succès, il ne manque que des catéchistes. Au grand dépit de certains français, j’ai obtenu la soumission de quelques grands chefs : leurs subordonnés se convertissent. En octobre, nous en avons baptisé 120 et je vais en faire baptiser 130 autres. Tout cela me fait des amis et des ennemis : l’amiral est enchanté mais certains petits chefs crient au jésuite. Je me moque du qu’en dira-t-on et je continue mon chemin1791.’

Dans ses moments de détente, il s’intéresse à la flore. Il avait déjà introduit au Cambodge le corossolier, originaire d’Amérique, (son fruit est appelé pomme cannelle). Le 6 février 1870, il écrivait au P. Laigre, à Penang :

‘Il y a des fruits au collège de Pinang que je voudrais acclimater ici où ils sont inconnus, comme le Champada et le Ramboutang. Si vous aviez la bonté, quand vous expédiez des élèves sur Saigon, de leur confier une caisse avec des plants des arbres précités qu’ils soigneraient en route, vous me feriez un grand plaisir, ainsi qu’au directeur du jardin des plantes de Saigon.’

Son intérêt pour les sciences – il était en relation épistolaire avec des sociétés savantes –, lui valut les insignes d’officier de l’instruction publique. Epuisé, il ne peut se rendre au Concile du Vatican, convoqué par Pie IX, qui s’ouvre à Rome en 1869. La défaite de Sedan lui fit craindre de nouveaux troubles au Vietnam. Il y eut bien, en effet, quelques mouvements de révolte, mais sans conséquence fâcheuses pour les chrétiens. En 1872, se sentant très affaibli, il choisit pour coadjuteur Isidore Colombert, qu’il sacre le 25 juillet. Louis-Eugène Louvet le rencontra quelques mois avant sa mort : « Quand j’arrivai dans la mission, le vieil athlète n’était plus que l’ombre de lui-même. Dans sa figure émaciée par l’âge et la souffrance, rien ne vivait plus que les yeux, mais quels regards ! et comme ils allaient fouiller jusqu’au fond de l’âme 1792. » Un autre chroniqueur raconte qu’ayant eu un malaise, l’évêque reprit ses esprits après avoir bu une gorgée d’eau de Lourdes. Le 1er décembre 1873, après trente-sept années passées en Asie sans avoir jamais revu la France, Jean-Claude Miche s’éteint au séminaire de Saigon. Le 4 décembre, ses funérailles solennelles, en présence des autorités civiles et militaires, durèrent la journée entière : « Tout le personnel officiel de Saigon a été convoqué. Le gouverneur s’est rendu d’avance à la cathédrale, accompagné du général inspecteur des troupes 1793. » Un cortège de plus de deux cents voitures le conduisit à cinq kilomètres de Saigon, au tombeau d’Adran, où reposait Mgr Pigneau de Béhaine. Ses cendres ont été rendues à la France après la guerre d’Indochine et inhumées le 29 avril 1983 dans la crypte de la chapelle des M.E.P., rue du Bac à Paris.

L’évolution personnelle de ce prélat est assez significative pour l’histoire des missions en Asie. Tout d’abord parce qu’il est passé d’une spiritualité presque mystique, – il s’en remet à la providence, espère le martyre pour avancer l’évangélisation –, à un réalisme qui le pousse à s’associer, non sans défiance, aux entreprises profanes d’un gouvernement en partie laïc, voire anticlérical. Ensuite, parce qu’il a, de facto, renoncé à l’idée d’une évangélisation universelle, lui substituant celle d’un nécessaire ajustement de la mission à l’environnement culturel et à la réceptivité des populations locales. Enfin, parce qu’il pressent, il n’est pas le seul à cette époque, que l’avenir des missions repose sur les communautés autochtones et pas seulement sur les missionnaires. Cette transformation ne préfigure-t-elle pas, alors que la colonisation de l’Indochine n’en est encore qu’à ses commencements, le désenchantement des occidentaux ?

Notes
1789.

Mgr Miche au P. Laigre, supérieur du Collège de Penang, 26 mai 1869, AME, vol. 748.

1790.

Il est également l’auteur d’un dictionnaire latin-cambodgien, resté manuscrit.

1791.

Mgr Miche au P. Beurel, Saigon, 28 novembre 1866, AME, vol. 748.

1792.

Louvet, op. cit., p. 395.

1793.

In Les missions catholiques, 24 avril 1874, p. 206.