2. Un constat angoissant : la chute des effectifs

Au lendemain de la Grande Guerre, les pères des Missions Étrangères de Paris ne peuvent que constater la régulière diminution du nombre de leurs nouvelles recrues, alors qu’augmente l’âge moyen des membres de leur Société1800. Si cette tendance néfaste venait à se maintenir, l’avenir des Missions en Extrême-Orient pourrait se trouver compromis. Des rapports officiels et une abondante correspondance privée trahissent une grande inquiétude à ce sujet. Un des pères écrivait en 1930 :

‘Dix ans ont passé. Tout ce qui pouvait être fait dans le système actuel pour faire connaître la Société et attirer des vocations a été fait et on ne voit pas qu’on puisse faire mieux. Et cependant, pour qui regarde bien en face l’avenir, il ne semble pas exagéré de dire que la situation est angoissante. Sur 1 110 membres de la Société, 659 ont plus de 50 ans et sur les 451 qui ont moins de 50 ans, 171 seulement n’ont pas atteint la quarantaine ; donc, des 1 100 missionnaires d’aujourd’hui, huit cents seront morts dans vingt ans (…). Nous traversons vraiment une époque de modernisation, tout se transforme, hommes et choses, institutions et bâtisses, seul le personnel missionnaire continue de vieillir et de s’user, sans trouver le moyen de se rajeunir et de se renouveler. Ce moyen il faut le trouver. Sans quoi, il nous est impossible de continuer longtemps à administrer convenablement nos 37 Missions1801.’

La question de la crise des vocations n’est pas une découverte : de nombreux ouvrages, à partir des années vingt, ont lancé un cri d’alarme à ce sujet1802. Pourtant, les recruteurs, officiellement chargés de la propagande et sillonnant la France en quête de postulants, s’étonnent du changement qu’ils observent :

‘Comment et pourquoi le recrutement s’est-il ralenti au point que, durant plusieurs années, l’Alsace n’était même plus représentée au Séminaire de la rue du Bac1803 et que, aujourd’hui, on ne compte qu’un seul aspirant venu d’au-delà de la ligne bleue des Vosges. Que s’est-il donc passé ? Probablement un simple et passager changement de courant dans l’atmosphère ; mais nous l’espérons fermement, le vent d’Est soufflera de nouveau et comme jadis, nous apportera de nombreuses vocations pour continuer les nobles et courageuses traditions de l’apostolique Alsace1804 !’

D’autres sont gagnés par le découragement, tel ce missionnaire qui, désireux de regagner sa mission du Laos, s’apprête à renoncer à sa charge de recruteur : « Voici la quatrième année que je m’occupe de propagande et de recrutement. Avec une peine infinie, je constate que le nombre de nos aspirants baisse (…). Quatre ans sans résultats positifs ! Or le problème de notre recrutement est, à mon avis, celui qui réclame la solution la plus urgente 1805 . » La tâche à accomplir paraît-elle si démesurée que l’on hésite à l’entreprendre ? En juillet 1937, le Père Thibaud répond en ces termes à une lettre du Supérieur Général de la Société1806 :

‘Votre conclusion est toute négative : je sais ce que font d’autres congrégations. Elles ont des ressources plus grandes que les nôtres, mais l’effort qu’elles font, nous ne pourrions le faire à cette heure. Ce sont vos paroles. Je suis trop optimiste de tempérament, trop confiant dans la Providence qui mesure les secours aux besoins pour que je ne m’en tienne résolument à la conclusion exprimée au début de cette lettre. Les concurrents sont courageux. Ils multiplient les moyens pour arriver au but. Pour nous il s’agit d’avoir des postulants très nombreux et de nombreux aspirants, donc recrutement intensif et organisé et non point à la va comme je te pousse actuelle. Des ressources – Que faisons-nous pour les trouver ? Nous ne savons plus réagir. Nous sommes engourdis lamentablement. La plus puissante société missionnaire serait-elle frappée d’incapacité ? 1807

Les chiffres, il est vrai, incitent au pessimisme : « Année scolaire 1938-1939 : rapport sur le recrutement. Les statistiques de recrutement pour les années 1937-1938 & 1938-1939 indiquent une régression très nette. Des mesures énergiques s’imposent si nous ne voulons pas aller à un désastre 1808 » L’anxiété grandit encore après 1945, la guerre et l’occupation ayant aggravé une situation déjà très incertaine. En décembre 1946, le Supérieur Général de la Société, Mgr Lemaire, après avoir fait l’état des lieux, annonce dans une lettre circulaire adressée à ses confrères, la réorganisation de la propagande aux Missions Étrangères :

‘Vous vous en doutez peut-être, dès mon arrivée à Paris, la question du recrutement de nos maisons de formation a attiré tout spécialement mon attention. Les statistiques publiées il y a quelque temps dans les Échos de la rue du Bac annonçaient que depuis 1939 nous avions perdu 270 missionnaires, tandis que 120 pères seulement avaient pu rejoindre l’Extrême-Orient. De pareils chiffres donnent à réfléchir. Si en temps normal nous déplorons chaque année près de 40 décès, il nous faudrait donc au moins 45 ordinations sacerdotales pour réparer petit à petit les pertes dans nos trente-sept missions. En 1945, il y a eu 49 rentrées au grand séminaire ; en octobre 1946 il y en a eu 501809. ’

Certes, la chute des vocations est plus forte dans le clergé diocésain que chez les religieux et dans les congrégations1810. Mais les effets de la diminution de l’effectif des missionnaires sont accentués par la croissance démographique dans les pays de mission. Mgr Lemaire écrit à ce propos au Père Henri Prouvost :

‘Une question qui est devenue pour nous très grave et même angoissante est celle de l’avenir de la Société et des Missions qui lui sont confiées. Nous manquons de personnel missionnaire suffisant alors que les besoins nouveaux des populations et du clergé indigène demandent des ouvriers plus nombreux et toujours mieux préparés1811. ’

L’Osservatore Romano corrobore ces affirmations1812. Il constate les effets bénéfiques de l’élan imprimé au recrutement de missionnaires par les papes depuis Benoît XV, mais les trouve disproportionnés à la multiplication des besoins :

‘De fait, au lieu des 352 circonscriptions ecclésiastiques et des 9 millions de catholiques qui étaient sous la juridiction de la Propagande en 1918, nous en avons respectivement 556 et 22 746 986 fidèles, d’après les données officielles de la publication récente de Le missioni Cattoliche, de l’Agenzia Internazionale Fides. A ces millions de fidèles, il faut encore ajouter 3 279 162 catéchumènes (…). En Asie, nous avons 950 millions d’habitants avec 8 millions de catholiques et 10 655 prêtres indigènes et étrangers ; en Afrique, 180 millions d’habitants, 7 millions et demi de catholiques et 5 330 prêtres. Aujourd’hui, au jugement d’un des plus distingués prélats indigènes de la Chine1813, le problème pour ces territoires réside entièrement sur ce point : réunir le nombre de missionnaires indispensables pour propager la Foi au milieu du peuple qui brûle du désir de la connaître et de l’embrasser. A cette affirmation peut s’ajouter celle d’un missionnaire jésuite qui déclare ouvertement que s’il y avait suffisamment d’ouvriers évangéliques, une vingtaine de millions de Chinois professeraient rapidement la religion catholique. ’

De cette comptabilité des fidèles et de cette vision plutôt confiante de l’avenir chrétien du monde indigène, il ressort tout de même que l’Asie, domaine de prédilection de la Société des Missions Étrangères de Paris depuis sa fondation en 1660, est effectivement plus mal lotie que l’Afrique, si l’on rapporte le nombre d’ecclésiastiques, parmi lesquels un quart environ sont des prêtres indigènes, à la population totale1814. Enfin, dans sa livraison de 1950, le Bulletin de la Société des Missions Étrangères, organe d’information et de réflexion des M.E.P., publie un rapport, présenté en juillet de la même année devant l’Assemblée générale de la Société. Son auteur, le Père Henri Prouvost, a été chargé de réformer la propagande. Évoquant ce qui a été mis en œuvre depuis une quinzaine d’années, il décrit aussi les entreprises plus récentes. Sans céder à l’affolement, il reconnaît ouvertement la gravité de la situation des missions, tout en l’incluant dans la crise générale des vocations : « La guerre de 1939-1945 a marqué en France une accentuation très nette de la crise des vocations. La plupart des diocèses la ressentent, même ceux qui avaient toujours eu de nombreux séminaristes. Sans propagande, le recrutement et les ressources des Missions se tariront 1815 »

En somme, depuis la fin de la Grande Guerre, les vocations de missionnaires sont manifestement de plus en plus rares. Or, les membres de la Société des M.E.P. semblent n’avoir pris conscience de la gravité de la crise qu’assez tardivement : « En 1920, à Rome, la question fut posée. On n’insista pas, d’abord parce que la situation, si sérieuse qu’elle fût déjà, ne paraissait pas tragique », écrit Mgr Demange.1816 Au cours de l’Assemblée générale de 1930, chacun s’accorde enfin sur l’urgente nécessité d’essayer de nouvelles méthodes et une commission spéciale est créée dans ce but. Vingt ans plus tard, si l’on en croit le rapport du Père Prouvost, la modernisation des moyens du recrutement n’est encore qu’en chantier tandis que la crise des vocations se prolonge et même s’accentue. Pourtant les missionnaires ne sont pas restés inactifs. A partir de 1930, des actions concrètes sont menées, mais sans grand succès, bien au contraire.

Notes
1800.

Cet article s’appuie essentiellement sur les documents inédits contenus dans le carton DB 54, Recrutement -1930 / 1950 : les dates, suivies d’un numéro, correspondent à l’inventaire sommaire réalisé par mes soins pour ce travail.

1801.

Mgr F. Demange, M.E.P. (1875-1938). Vicaire Apostolique de Corée. Compte-rendu des débats de l’Assemblée générale de 1930, article 102, DB 54 – 1930 / 1.

1802.

Par ex. On demande des prêtres, la crise des vocations sacerdotales dans l’élite sociale d’A. Bessières (1925), La crise du sacerdoce, du Père Doncœur (1932) et, plus tard, Essor ou déclin du clergé français, de F. Boulard (1950).

1803.

Maison mère de la Société des Missions Étrangères.

1804.

DB 54 – 1933 / 3. 

1805.

Lettre du Père J. Thibaud, M.E.P. (1890-1945) missionnaire au Laos, au Père Robert, le 8 octobre 1935, DB 54 – 1935 / 5.

1806.

Il s’agissait alors du Père L. G. Robert (1888-1956), élu Supérieur Général des M.E.P. après le décès en juin 1935 de Mgr de Guébriant (1866-1935),

1807.

DB 54 – 1937 / 16.

1808.

Rapport sur le recrutement pour l’année 1938-1939, DB 54-1939 / 24.

1809.

Lettre circulaire de Mgr Ch.-J. Lemaire (1900-1995), évêque coadjuteur de Mgr Gaspais à Kirin (Chine), nommé par Pie XII Supérieur Général des M.E.P. après la démission du P. Robert en 1945 ; il le reste jusqu’en 1960 ; déc. 1946, DB 54 – 1945-1946 / 13.

1810.

Cf. Marcel Launay, Les séminaires français aux XIX e et XX e siècles, éd. du Cerf, Paris, 2003, p. 117 & 166-168 : « En 1876, les grands séminaires abritaient 12 166 étudiants et en 1880 seulement 8 400. Si en 1900-1901, le chiffre était remonté à 9 237, en 1913-1914 il chutait à nouveau à 5 200. Toute la France était touchée, même les régions réputées fécondes (…) En 1924-1925, la France compte au total 6 621 grands séminaristes. Ils seront 7 175 en 1929-1930 (…) En 1945-1946, 9 663 étudiants se préparaient encore au sacerdoce (…) A cette dernière date (1963) le pays ne comptait plus que 5 279 grands séminaristes ».

1811.

Mgr Lemaire, lettre du 12 janvier 1947, DB 54 – 1947-1949 / 2.

1812.

Cet article, paru le 1er janvier 1947, mentionne notamment les encycliques Maximum illud de Benoît XV, Rerum ecclesiae de Pie XI et Saeculo exeunte de Pie XII et leur attribue le mérite d’avoir contribué au doublement du nombre de missionnaires entre 1918 et 1940 (de 10 500 à 21 911, dont 6 406 prêtres indigènes.)

1813.

Les six premiers évêques chinois ont été consacrés à Rome par Pie XI en 1926, l’année même de la promulgation de Rerum Ecclesiae, promouvant un clergé indigène. Quel est le prélat évoqué ici ? Mgr Simon Tsu, évêque de Haimen de 1927 à 1950, l’un des six premiers évêques chinois consacrés par Pie XI, ou peut-être Mgr Joseph Chow, créé archevêque de Nanchang dans le Jianxi en 1947 ? Soulignons enfin que ce texte est écrit deux ans avant la création de la République de Chine par Mao Tse Toung et l’expulsion des missionnaires européens qui s’ensuivit.

1814.

Les M.E.P. sont alors présentes en Inde, en Malaisie et à Singapour, en Indonésie, en Thaïlande, en Birmanie, au Laos, au Cambodge, au Vietnam, au Tibet, en Chine, en Corée : « Nous avions pensé que les missions indigènes nous prendraient une partie de nos territoires, et permettant de replier sur les autres missions de même langue les missionnaires, nous délivreraient des missions squelettiques. Rome ne l’entend pas ainsi : le nombre des missions ne sera pas diminué », écrit plus loin Mgr Demange.

1815.

Père H. Prouvost, M.E.P. (1895-1983), missionnaire en Inde, puis chargé du recrutement par Mgr Lemaire. Rapport sur la propagande fait à l’Assemblée générale de 1950, in Bulletin de la Société des M.E.P., p. 589 à 597, 1950-51.

1816.

Mgr F. Demange.