3. La concurrence pour les vocations

Les tentatives de réforme reposent sur une série d’hypothèses quant aux origines de la crise. Les Missions Étrangères de Paris n’ayant pas, jusqu’en 1931, de petit séminaire en propre, ce fait a été assez tôt considéré comme l’une des explications possibles de la crise du recrutement : « Il nous faut un petit séminaire des Missions Étrangères de Paris », affirme Mgr Demange, en 19301817. D’autres sociétés missionnaires – les Pères blancs, les salésiens, les lazaristes ou les pères du Saint-Esprit – qui possèdent leurs propres écoles apostoliques, sont d’ailleurs souvent citées en exemple dans les projets de réforme de la propagande des Missions Étrangères :

‘Toutes les Sociétés missionnaires ont créé des écoles apostoliques. Plusieurs y répugnaient mais la nécessité de vivre était là. Le recrutement par les grands séminaristes ne peut pas suffire. Comme je causais, à Strasbourg, avec Mgr Matthias, Salésien, de ce recrutement de tout jeunes gens qui permet à la congrégation de Don Bosco d’être si riche en sujets, ce Prélat me fit remarquer que peu à peu tout le monde en arrivait à la création d’écoles apostoliques : il nous faut un petit séminaire des Missions étrangères1818. ’

L’absence d’un petit séminaire des Missions étrangères crée trois difficultés importantes. La première concerne l’accompagnement pédagogique et spirituel des futurs missionnaires. Pour trouver puis éduquer d’éventuelles recrues, il n’y a que deux possibilités : puiser dans les réserves d’autres petits séminaires ou envoyer les postulants déclarés des Missions Étrangères dans un petit séminaire proche de leurs domiciles. Dans les deux cas, on délègue à d’autres le soin d’éduquer ces jeunes gens jusqu’au baccalauréat, avant qu’ils ne soient admis dans l’un des deux grands séminaires de la Société, à Paris ou à Bièvres. Or, un enfant désireux d’entrer aux Missions étrangères, placé par l’entremise de la Société dans un petit séminaire, risque d’y perdre sa vocation de missionnaire ou d’opter pour une autre congrégation, faute d’avoir été suivi : « La raison des pertes de postulants : enfants présentant les garanties nécessaires mais ayant perdu leur vocation missionnaire faute d’être groupés avec d’autres postulants et d’être visités régulièrement par l’un de nos recruteurs 1819. » À cause de la crise générale des vocations, les recruteurs des Missions Étrangères sont soumis à la concurrence des recruteurs diocésains. Le P. Lerestif, décrivant les catégories d’enfants qui échappent aux Missions étrangères, note :

‘Les intouchables : Les frères et neveux de prêtres ; les prêtres aiguillent frères et neveux vers le diocèse. Les enfants d’une intelligence au-dessus de la moyenne trouvent toujours des protecteurs pour le diocèse et d’autant plus facilement que le recrutement dans la région est difficile. Les enfants de familles riches sont également retenus dans les établissements sur place, et les parents sont encouragés dans leur attitude par les supérieurs de maison qui comptent peu d’élèves payant intégralement pension et frais d’études. Les enfants d’une école primaire dirigée par des religieux enseignants. Les frères de la Salle sont remarquables pour escamoter tous les enfants intéressants ; les frères de Lamennais seraient moins âpres mais pratiquement le résultat est souvent le même. Pour tous ces enfants les attraits missionnaires qu’ils avaient révélés sont étouffés ou compromis1820. ’

Les évêques se réservent, autant que possible, les vocations sacerdotales décelées chez les élèves des petits séminaires diocésains1821. Ce comportement leur semble d’autant plus légitime que ceux-ci pèsent lourdement sur les finances des diocèses, surtout lorsque les parents ne peuvent participer aux frais des études. La crise des vocations exacerbe donc les rivalités entre les sociétés religieuses et les évêques, ces derniers craignant de ne plus remplir leurs grands séminaires :

‘Les vocations se tamisent de plus en plus ; le système actuel de recrutement va sous peu se heurter aux nécessités du diocèse. Il y a deux jours, j’entendais le mécontentement gronder chez un directeur du Grand séminaire et puis chez le supérieur du Petit séminaire, à propos de certaines emprises qui sont en train de dessécher le recrutement diocésain1822. ’

Dès lors, les recruteurs voient se dégrader la qualité de l’accueil qu’on leur réserve, y compris dans certaines régions où ils avaient accoutumé de faire leur propagande. L’attitude épiscopale à leur égard se durcit. En décembre 1936, Mgr Matthias, salésien, affirme :

‘Vous Missions étrangères, gagneriez en ayant des petits séminaires, de voir cesser chez beaucoup d’évêques français un mécontentement qui vous est très préjudiciable. Les évêques de France qui tous souffrent de la pénurie de prêtres, se trouvent agacés quand ils voient l’un ou l’autre s’en aller chez vous1823. ’

L’autorisation de prononcer une conférence n’est plus accordée automatiquement par les supérieurs de maisons : « Nous avons eu il y a quelques jours, la visite de Monseigneur d’Autun. Il a fait une telle sortie au sujet des départs en mission et de la propagande en ce sens dans ses séminaires, que ce serait vraiment m’exposer à tout un drame que de faire donner une conférence cette année », écrit un supérieur de petit séminaire1824. L’évêque de Vannes, au contraire, fait dépendre sa décision des supérieurs eux-mêmes : « Je ne cacherai pas que la diminution notable des élèves de nos petits séminaires de Saint-Anne d’Auray et de Ploërmel n’est pas sans nous causer en ce moment de l’inquiétude et de ce côté je ne sais si Messieurs les Supérieurs n’éprouveront pas quelques craintes de voir diminuer leurs espérances 1825 . » La deuxième difficulté tient au fait que les professeurs des petits séminaires ne sont pas les plus aptes à transmettre l’idéal missionnaire : « Tout le monde sait que nous arrivent directement des petits séminaires des jeunes gens qui auraient gagné, en faisant des études secondaires sous notre direction, une conception de la vie de missionnaire plus conforme à la réalité de la vocation apostolique que celle dont ils souffrent et dont ils font souffrir les autres, au séminaire et en mission 1826 » A plusieurs reprises, les recruteurs déplorent la piètre réputation qui est faite aux missions, dans les écoles comme dans les séminaires : certains vont même jusqu’à parler de calomnie. Lors de l’une de ses tournées, le Père Cuenot, recruteur officiel des Missions étrangères, note dans son journal :

‘28/2. Accueil plutôt frais au Collège St Charles. Le Sup. a des préventions contre nous et je dois répondre à plusieurs attaques. Je fais une conférence avec projection aux collégiens, conférence présentée comme récréative par le Sup. qui tire les conclusions après moi mais en faisant appel de générosité plutôt pour d’autres missions que les nôtres1827. ’

Certains directeurs de conscience, pour dissuader leurs élèves d’embrasser la carrière de missionnaire, en exagèrent la dureté, dépeignant en termes rébarbatifs la séparation, l’isolement, le mal du pays, les langues étrangères trop ardues, les méfaits du climat sur la santé :

‘Aux jeunes gens qui ont des aspirations missionnaires, on parlera des peines inévitables de la séparation et des regrets auxquels on s’expose après avoir tout quitté, on leur dira les dangers de l’isolement (bien grossis la plupart du temps), les souffrances que peut apporter la différence de mentalité entre païens et missionnaires, les difficultés auxquelles il faut s’attendre pour l’étude des langues et pour s’adapter au milieu, les heurts entre confrères qui cohabitent et n’ont pas le même caractère, on leur objectera la santé qui doit être à toute épreuve, les épreuves physiques auxquelles il faut s’attendre (bien grossies aussi la plupart du temps), que sais-je encore ? Bref on fera tout cela, et cela par devoir professionnel, pour décourager les bonnes volontés, ce à quoi on arrive fréquemment avec des jeunes gens non encore formés, après quoi on peut dormir tranquille avec l’assurance que ceux-ci n’étaient certainement pas appelés1828. ’

La troisième difficulté porte sur la valeur des individus recrutés pour les Missions étrangères dans les petits séminaires. Elle déçoit, premièrement à cause de la concurrence précédemment évoquée. Une fois les meilleurs sujets prélevés par l’évêché ou une autre société religieuse localement plus influente, certains recruteurs ont le désagréable sentiment de devoir se contenter des rebuts : « Ce sont les résidus dont nous bénéficions, résidus pour santé douteuse, tares dans les familles, aptitudes intellectuelles moindres, pauvreté dans la famille, milieu familial d’un christianisme à gros grains 1829 . » Elle déçoit ensuite pour des raisons inhérentes à la nature même des petits séminaires. Les élèves – qui n’y entrent, en principe, que pour se préparer à l’état ecclésiastique – proviennent souvent de milieux chrétiens modestes ; ils n’auraient probablement pu poursuivre d’études secondaires sans la présence opportune de ces internats catholiques peu coûteux, en particulier dans les régions rurales où les collèges publics manquent encore. Dans ces conditions, la pureté des intentions sacerdotales n’est pas certaine et les abandons ne sont pas rares, au moment de se prononcer clairement pour la prêtrise, avant et parfois même après l’entrée au grand séminaire1830. Au fond, les pères des Missions Étrangères se défient des petits séminaires :

‘Comme je disais à un Père Lazariste : une de nos grandes répugnances est la crainte que les apostoliques n’aient une mentalité inférieure à ceux qui désintéressés, nous arrivent après leurs études secondaires, il me répondit : il y a 25 ans, la différence était tranchée, la supériorité morale étant aux seconds ; aujourd’hui, cette différence s’est effacée, la majorité étant des apostoliques et il ne semble pas que la valeur morale des lazaristes soit devenue inférieure.1831

Malgré ces propos encourageants, ils tardent à emboîter le pas aux autres congrégations et à ouvrir leur propre école apostolique. La crise des vocations est aussi défavorable au recrutement de futurs missionnaires au sein des grands séminaires. Les évêques rechignent de plus en plus souvent à se séparer de leurs séminaristes, craignant de manquer de prêtres pour desservir les paroisses de leurs diocèses ; telle est, explicitement, la première des raisons pour lesquelles les recruteurs se voient éconduire. L’évêque de Châlons, par exemple, déclare :

‘Je dois beaucoup aux pères des Missions Étrangères. Mais en ce moment mon diocèse se trouve dans une situation qui m’oblige à des réserves. Manquant de prêtres pour nos paroisses, je me vois contraint par les circonstances de ne vous ouvrir nos portes qu’avec une extrême prudence. En effet, quatre de nos séminaristes par le fait d’une propagande que je dois modérer nous quittent pour aller l’un à la Trappe et trois autres chez les Pères blancs, après avoir fait toutes leurs études à nos frais. Dans ces conditions, si je veux bien vous autoriser à venir parler dans quelques-unes de nos paroisses et dans certains patronages, je dois exclure nos séminaires pour quelques années du moins1832.’

L’occupation ne fait qu’aggraver les choses (surtout lorsque, comme à Coutances ou Avranches par exemple, les séminaires et les collèges sont réquisitionnés par les troupes) :

‘En ce qui concerne le diocèse de Rennes, Son Excellence se voit au regret de ne pouvoir vous donner cette autorisation. Depuis plusieurs années déjà elle n’a pas été accordée et la crise du recrutement qui s’est manifestée au Petit Séminaire par suite de la guerre et de l’état des choses actuel ne lui permet pas de revenir sur une décision de ses prédécesseurs qu’il ne peut que faire sienne. Néanmoins vous pouvez être sûr que ni Monseigneur, ni les supérieurs des séminaires n’ont jamais mis d’opposition aux désirs de vie missionnaire que manifestent en effet parfois et même assez souvent un certain nombre de séminaristes1833. ’

Il arrive aussi que les refus se retranchent derrière des arguments spécieux :

‘Je vous autorise volontiers à faire des conférences sur la mission dans les paroisses où messieurs les curés vous recevront (…), mais nous croyons devoir maintenir notre exclusive à l’égard des conférences dans nos séminaires. Nous ne nous opposons à aucune vocation ni missionnaire, ni religieuse. Les séminaristes lisent le bulletin des grandes œuvres missionnaires. Mais tous les ordres religieux, toutes les sociétés missionnaires veulent également parler à nos séminaristes ! Ces conférences fréquentes les distraient forcément un peu de leurs études. Si un conférencier reçoit une autorisation de parler, ce serait bien délicat de la refuser aux autres1834. ’

Parfois, au contraire, l’autorisation est désintéressée ; à Saint-Brieuc par exemple : « Je vous accorde très volontiers l’autorisation de faire des conférences dans les Séminaires et les Collèges ecclésiastiques du diocèse. Il va de soi que vous pourrez parler des Missions étrangères. Ce n’est pas pour m’effrayer, quel que besoin que j’aie de sujets 1835 » Certains évêques, enfin, l’assortissent de quelques réserves, comme à Saint-Dié :

‘Monseigneur ne serait pas opposé, après la rentrée d’octobre, à condition toutefois que ces conférences évitent toute propagande indiscrète, se bornant à un exposé objectif auquel nos séminaristes apporteront eux-mêmes leurs conclusions personnelles, guidés en cela par leurs directeurs qualifiés. La question missionnaire n’est pas éludée chez nous puisque chaque année nous avons des sujets qui se dirigent vers les sociétés missionnaires1836. ’

Ces admonestations s’appliquent aux M.E.P. comme à toute autre société missionnaire. Peut-être visent-elles plus directement d’autres congrégations, aux pratiques notoirement insistantes ? Elles sont toutefois prises très au sérieux par les recruteurs des Missions étrangères, à l’instar du Père Cuenot, requérant une accréditation en ces termes : « Excellence, j’ai l’honneur de solliciter de votre Excellence l’autorisation nécessaire pour ces conférences et aussi pour la prédication à l’occasion. Je ne veux pas vous cacher que notre but est de faire des semis de vocations apostoliques, mais j’ajoute que je serai aussi discret que possible 1837 . »Dans son rapport de 1950, le Père Henri Prouvost conclut à ce propos : « La raréfaction des vocations diocésaines et aussi en certains endroits, le zèle intempestif et maladroit de religieux recruteurs, a amené bon nombre d’Ordinaires à dresser des barrières à la propagande religieuse et missionnaire dans leur territoire 1838 . » Il apparaît donc clairement que les vocations doivent être, plus que jamais, recherchées en amont des grands séminaires, à l’inverse de ce qui se faisait jusqu’alors. Ces établissements ne peuvent plus, désormais, être considérés comme un vivier où chaque société religieuse vient puiser : « On sait que jadis la plupart de nos recrues venaient des grands séminaires. C’est peut-être la raison pour laquelle la Société se préoccupait assez peu de propagande et de recrutement 1839 . »

Notes
1817.

Mgr F. Demange.

1818.

Père J.-B. Cuenot, M.E.P. (1888-1970) missionnaire en Chine ; lettre adressée au Père H. Sy, M.E.P. (1878-1949) missionnaire au Cambodge puis Supérieur du séminaire de théologie des Missions Étrangères de 1921 à 1936 ; 15 décembre 1936, DB 54 – 1936 / 1.

1819.

Rapport sur le recrutement pour l’année 1938-1939, DB 54 – 1939 / 24.

1820.

Père J.-M. Lerestif, M.E.P. (1891-1952) missionnaire en Chine ; Réflexions sur le recrutement dans le Finistère, ( 5 p.), DB 54 – 1933 / 4.

1821.

Cf. Marcel Launay, op. cit. p. 140 : « Une enquête menée par le Comité national de l’enseignement libre pendant les années 1947-1948 révélait qu’à cette époque, 68,54 % des grands séminaristes provenaient encore des petits séminaires ».

1822.

Père Lerestif.

1823.

Père Cuenot.

1824.

Père Supérieur du petit séminaire de Rimont, 2 avril 1938, DB 54 – 1938 / 8.

1825.

Père Cuenot, 21 février 1942, DB 54 – 1942 / 6.

1826.

P. Cuenot, 21 février 1942, DB 54-1942 / 6.

1827.

Père Cuenot, Journal de tournée, 22 mars, DB-45 1942 / 6.

1828.

Père Cuenot, Considérations sur la vocation missionnaire, 19 février 1943, DB 54-1943-44 / 5.

1829.

Père Lerestif.

1830.

Marcel Launay, op. cit., p. 167 : « A Rouen (au grand séminaire) le taux de persévérance qui était de 78 % de 1930 à 1935 tombe à 62 % par la suite (…) A Nancy (…) Le taux de persévérance durant toute cette période (entre 1935 et 1944) supérieur à 75 % est cependant en recul par rapport aux années précédentes où il se situait à plus de 90 % ».

1831.

Mgr Demange.

1832.

Joseph-Marie Tissier, évêque de Châlons (de 1912 à 1948), au Père Cuenot, février 1942, DB 54 – 1942 / 4.

1833.

Clément Roques, archevêque de Rennes (de 1940 à 1964), au Père Cuenot, 06 février 1942, DB 54 – 1942 / 4.

1834.

Evêque de Saint-Claude au Père Cuenot, 10 mai 1939, DB 54 – 1939 / 5.

1835.

Mgr Rambert Faure, évêque de Saint-Claude au Père Cuenot, mai 1942, DB 54 – 1942 / 4.

1836.

Vicaire Général de Saint-Dié (dont Mgr Emile Blanchet fut l’évêque de 1940 à 1946), au Père Cuenot, février 1942, DB 54 – 1942 / 4.

1837.

Père Cuenot, janvier 1942, DB 54 – 1942 / 6.

1838.

Père Prouvost, p. 593.

1839.

Père Prouvost, p. 589.