Selon certains recruteurs, il semblerait que, dans la période suivant la Première Guerre mondiale, l’Asie eût perdu de son prestige, et ne séduisît plus autant que l’Afrique ; d’où le succès des congrégations de missionnaires d’Afrique, effectivement mieux pourvues en postulants. Certains Pères des Missions Étrangères proposent donc d’implanter la Société en Afrique :
‘Excusez-moi de revenir sur une idée, dont je vous ai déjà parlé, c’est celle de l’envoi de nos missionnaires en Afrique. Il est un fait que les enfants ne rêvent que des Noirs : les Jaunes ne leur disent rien. Une des principales raisons serait que l’Afrique attire comme un aimant depuis une génération. Faisant visiter notre salle des martyrs et notre jardin à quatre séminaristes d’Issy et répondant à des questions prouvant qu’ils ont de sérieuses préoccupations missionnaires, je leur disais que nos missions sont toutes d’Extrême-Orient, alors ils m’ont montré qu’ils étaient un peu déçus. Alors ? Peut-être pourrions-nous envisager de faire à la Sacrée Congrégation de la Propagande la demande de nous donner, pour remplacer le Japon, un territoire en pays nègre.1840 ’Les expositions coloniales, où les congrégations missionnaires sont dûment représentées, l’art et la littérature, les exemples devenus légendaires du cardinal Lavigerie ou de Charles de Foucauld, auraient-ils contribué à faire naître une mode de l’Afrique ? La présence sur ce continent d’une administration coloniale française pacificatrice1841, la relative proximité des côtes nord-africaines, à une époque où les voyages se font encore essentiellement en bateau, l’illusion d’avoir affaire à des populations vierges de toute culture et donc plus aisées à convaincre, la meilleure impression laissée par les recruteurs des congrégations d’Afrique, tout cela explique peut-être que l’on mésestime l’Asie. Enfin, les bouleversements survenus depuis la Seconde guerre mondiale (la victoire du communisme en Chine, les guerres de décolonisation) rendent la situation des missionnaires « difficile, dangereuse même, dans une Asie en feu 1842. »
Sans doute cela dissuade-t-il d’autant plus les jeunes séminaristes de s’y rendre, l’exaltation du martyre étant moins au goût du jour. D’autre part, entre les deux guerres, apparaît une nouvelle forme d’apostolat, qui soulève un important engouement dans les séminaires mais aussi de vives controverses : les missions de l’intérieur. Déjà, certains missionnaires ont fait observer qu’une partie de la population française leur échappe : « Pour le travail de propagande à Paris et en banlieue il n’y a actuellement personne 1843 . » Les recruteurs des Missions étrangères, comme ceux de la plupart des autres congrégations, s’appuient traditionnellement sur des régions où le catholicisme est resté vivace, en particulier dans l’Ouest de la France. Leur rayonnement est tributaire, nous l’avons vu, de la carte des établissements scolaires catholiques et de l’implantation des autres congrégations. Ils privilégient les campagnes et les villes petites ou moyennes. Mais en général, ils laissent prudemment les très grandes villes à l’écart de leurs tournées de propagande, considérant notamment que les banlieues sont peu susceptibles de fournir des postulants. Les observations faites dans le Finistère par le Père Lerestif – qui oppose d’une façon certes stéréotypée les campagnes, milieu sain et laborieux, à la ville, lieu de dissolution – sont recoupées par les données sociologiques et statistiques dont nous disposons aujourd’hui1844 :
‘Nous pouvons distinguer trois catégories d’enfants parmi nos recrues du Finistère : Les fils d’agriculteurs, les meilleurs, qui aident aux travaux de la ferme pendant leurs vacances. Ce sont les mieux protégés ; pas de loisirs mais beaucoup de fatigue physique très profitable pour le corps et l’esprit. Les fils de famille bourgeoise cultivée et chrétienne à bloc ; les parents sont avertis et surveillent. Les fils de familles humbles ou communes habitant les agglomérations. Ceux-là sont sous la menace d’un danger permanent. Ils deviennent les plus nombreux1845. ’Cette région de Bretagne n’est alors pas aussi touchée par la déchristianisation que d’autres régions de France ; on y constate le maintien de la pratique religieuse, voire son progrès dans la bourgeoisie catholique. Pourtant, le Père Lerestif voit apparaître une nouvelle catégorie sociale : composée d’ouvriers et d’employés vivant dans des banlieues récentes qui empiètent sur le monde rural, elle forme un milieu « menacé » car de plus en plus déchristianisé1846. Or, cette évolution, qui préoccupe les autorités diocésaines concernées, suscite des vocations apostoliques d’un genre nouveau, ce que les Pères des Missions étrangères n’ignorent pas : « Paris lui-même a une zone rouge à convertir alors rien d’étonnant que les infidèles des pays païens attirent moins les jeunes 1847 . » La France est, selon la formule consacrée, redevenue un pays de Mission1848. Le Père Prouvost, au début des années 50, voit clairement les conséquences de cette mutation :
‘Si nous autres, M.E.P., souffrons de cette crise, ce serait peut-être parce que dans le clergé d’aujourd’hui, les termes de Mission et de missionnaire ont été employés par rapport au travail d’apostolat en France même, et non seulement en pays païen1849. Il semblerait que la jeunesse soit attirée vers l’apostolat de la conquête sur place. Des livres récents ont révélé la proportion de Français non pratiquants ou même non baptisés. On a insisté sur la conquête de ces masses païennes vivant dans nos villes et nos campagnes. Des groupements se sont fondés, tels que la Mission de France, la Mission de Paris, les Frères Missionnaires des Campagnes, etc… Ils comptent dans leurs rangs bon nombre d’âmes généreuses qui jadis se seraient probablement tournées vers les Missions en pays païen et qui trouvent désormais sur place un terrain favorable à leur besoin d’action et de conquête1850.’Père A. Beaudeaux, M.E.P. (1903-1958) missionnaire en Chine, puis professeur au petit séminaire de Ménil-Flin ; DB 54-1942 / 12.
Cf. à ce sujet, Claude Prudhomme, Missions Chrétiennes et colonisation, XVI e -XX e siècle, Cerf, 2004, p. 122 : « Les conflits récurrents qui opposent sur le terrain les missionnaires à l’administration rappellent la fragilité de leur alliance ».
Père Prouvost, p. 594.
Père J. M. Depierre, M.E.P. (1903-1953), missionnaire au Vietnam ; Lyon, 25 février 1937, DB 54-1937 / 4.
Marcel Launay, op. cit., p. 142 : « La comparaison des origines socioprofessionnelles des élèves des trois petits séminaires du diocèse de Nantes, Guérande, Legé et les Couëts pour les années 1946-1956 révèle également que 32 % sont fils d’agriculteurs ou d’ouvriers agricoles, 47 % d’ouvriers ou d’employés, 15 % d’artisans et de commerçants, 14 % de cadres et seulement 2 % de professions libérales ».
Père Lerestif.
Cf. le livre du Père Lhande, Le Christ dans la Banlieue, qui paraît en 1927.
Père J. A. Bibollet, M.E.P. (1879-1955), missionnaire en Chine, puis théologien, professeur de philosophie au séminaire de Bièvres (il fréquenta J. Maritain) ; lettre au Père Robert, Supérieur de la Société, 20 juin 1942, DB 54-1942 /15.
Cf. H. Godin & Y. Daniel, La France, pays de mission ? (1943)
Cf. par exemple, les Missions sous la tente, lancées après la guerre, dans les banlieues ouvrières, par le Père Edouard Rocher (lazariste) ; ou encore la Mission ouvrière Saint-Etienne, ouverte à Sèvres par les Pères assomptionnistes le 9 octobre 1946, près des usines Renault.
Père Prouvost, p. 593.