5. Des méthodes de recrutement jugées obsolètes

Unanimement enfin, les recruteurs jugent obsolète l’organisation du recrutement au sein de la Société. Ainsi le P. Cuenot écrit-il :

‘Serait-ce paraître trop osé de ma part, si je vous disais qu’après plusieurs mois de cette coopération dans la région qui m’avait été désignée, je n’ai pas été sans constater un peu de manque d’adaptation de nos méthodes de propagande à la mentalité moderne, aussi je suis certain que ces méthodes gagneraient sur certains points à être modifiées ou même copiées sur celles d’autres Sociétés missionnaires moins anciennes que la nôtre mais paraissant davantage à la page1851. ’

Pourquoi la Société des Missions étrangères, soudainement en butte à la concurrence d’autres congrégations, est-elle, pour les méthodes du recrutement, en retard sur celles-ci ? Certains y voient une conséquence indirecte des événements politiques du début du XXe siècle. Les congrégations missionnaires, à l’exception des assomptionnistes, ont été épargnées par la loi de juillet 1901 sur les associations. Les M.E.P., comme les lazaristes et les pères du Saint-Esprit, reconnus depuis le second Empire, ne sont pas inquiétés, le cas des Pères blancs et des pères des Missions Africaines restant en suspens. Mais en 1904, la loi du 7 juillet interdit l’enseignement aux congrégations autorisées ; elles ne peuvent même pas conserver leurs noviciats en France – à moins qu’on n’y forme les personnels des écoles coloniales françaises –, et sont désormais privées de leurs pépinières habituelles. Puis vient la Grande Guerre, à laquelle les sociétés missionnaires payent un lourd tribut, leurs effectifs se rétrécissant plus encore. Le recrutement est plus que jamais une nécessité vitale. Certaines congrégations, en général les plus récentes, ont su s’adapter, modifiant activement leurs méthodes de recrutement en dépit des obstacles qu’on leur oppose1852. Ce n’est pas le cas des Missions Étrangères, qui conservent des méthodes enracinées dans la lointaine tradition de la Société :

‘Depuis la fin de la guerre 1914-18, de nombreuses congrégations expulsées de France par le combisme sont rentrées et ont fait un gros effort pour puiser dans les meilleurs diocèses de France de quoi regarnir leurs rangs. De la sorte, toutes les vocations extra-diocésaines se trouvaient épuisées. Il était de tradition dans notre société de ne pas faire de tournées de recrutement de cette sorte, et n’ayant pas été expulsés de France, nous avons conservé nos anciennes habitudes si bien qu’un jour nous avons constaté que nos anciennes méthodes ne pouvaient plus être conservées sous peine de voir notre recrutement à peu près tari1853. ’

À partir de 1919, recouvrant progressivement leur emprise dans la métropole et sorties modernisées de la tourmente, les congrégations se livrent une rude concurrence : or les M.E.P. n’y sont absolument pas préparées :

‘Dans plusieurs diocèses, écrit le Père Prouvost, nous arrivons trop tard. Il aurait fallu nous y établir il y a dix ou vingt ans. Aujourd’hui les portes sont fermées ; nous nous trouvons en face de congrégations ou de sociétés solidement établies sur place avec un personnel nombreux, connu des curés et qui, grâce aux services rendus dans les paroisses, peut aisément trouver des vocations1854. ’

Car ces congrégations, qui bénéficient d’une parfaite connaissance du réseau des écoles catholiques et des séminaires, ont su créer de multiples relais paroissiaux :

‘Sous le nom de Procures qui sont de véritables permanences pour le recrutement, d’autres sociétés missionnaires sont établies dans différentes régions où elles ont pris charge des chapelles de secours, des paroisses sans le nom. D’autres n’ont pas craint d’accepter de véritables paroisses dans des villes de province ou dans Paris. Elles recrutent tant parmi les enfants des catéchismes que parmi les jeunes gens des patronages1855. ’

Les Missions Étrangères, quant à elles, n’ont jamais pris l’habitude de prêcher dans les paroisses, se sentant liées par leurs statuts, qui les vouent au prosélytisme dans les missions étrangères uniquement :

‘Ce que font les P.P. Blancs à Lille m’a donné sujet à réflexion et je me suis demandé si nous ne pourrions pas les imiter un peu (…). Ils acceptent toutes les prédications qu’on leur offre ; bref, ils sont devenus des missionnaires diocésains sans le titre. On me dira : voilà qui est incompatible avec le but de notre société, qui est exclusivement l’évangélisation des infidèles, or il me semble que le but n’est pas différent1856. ’

Pendant vingt ans, entre les deux guerres, un seul missionnaire, le Père Depierre, est officiellement chargé du recrutement1857. De plus, certains des missionnaires devenus temporairement recruteurs, à l’occasion d’un de leurs passages en France, se montrent trop sévères pour les imperfections de leur propre Société et contribuent, par maladresse, à en ternir l’image auprès du clergé diocésain :

‘Pour dire toute la vérité, il faudrait mentionner que certains de nos confrères ne semblent pas précisément aider à la propagande en raison de leur esprit critique. Des intempérances de langage, une malheureuse habitude de parler sans raison devant des étrangers des défauts des missionnaires ou des insuffisances du clergé indigène risque de faire du tort au bon renom de notre famille. On oublie aussi quelquefois que notre Bulletin est lu au dehors1858. ’

Trop peu représentées dans les paroisses, les écoles ou les grandes villes, les M.E.P. ont une insuffisante notoriété : « La société doit être connue davantage. Les témoignages concordent, la Société est inconnue de beaucoup. La Société doit retrouver son lustre. Elle est une vieille dame très respectable mais que son vieil âge et son statisme apparent laissent dans l’ombre au profit de sociétés jeunes ou rajeunies1859. » De leur côté, au contraire, les autres sociétés missionnaires diffusent leurs publications, multiplient les conférences dans les écoles et les prédications dans les paroisses, distribuant des brochures, recourant à la photographie, au film et au disque :

‘Les congrégations venues après nous ont déjà suppléé à cette carence du clergé paroissial par une propagande directe intense : tournées de nombreux et entreprenants recruteurs, installations de juvénats, distributions de tracts et revues missionnaires jusque dans les plus petites localités. Notre essai de propagande est bien timide comparé à la tactique des Pères Blancs, des Missions africaines de Lyon, des Pères du Sacré Cœur et tutti quanti, menu fretin de l’armée missionnaire1860. ’

Face à de telles rivales, l’organisation des Missions étrangères est manifestement insuffisante, voire défaillante. C’est pourquoi l’instauration d’une autorité spécifiquement chargée de coordonner les efforts dans ce domaine vital est-elle réclamée avec instance, par exemple dans le rapport sur la propagande de 1938 : « Comment pourrait s’effectuer le sauvetage ? Il faut une autorité responsable à la tête du recrutement 1861 » La décision de nommer un responsable du recrutement, en l’occurrence le Père Henri Prouvost, n’est finalement prise qu’en 1946 par Monseigneur Lemaire : « J’ai donc décidé de confier à un père la tâche d’organiser notre propagande et notre recrutement et de coordonner les efforts des postulants, des aspirants, des missionnaires et des recruteurs professionnels 1862 » Les Missions étrangères, plongées dans un environnement complexe et changeant – où s’entremêlent les rivalités ecclésiastiques, les conséquences plus ou moins directes de la vie politique intérieure (loi de séparation), les bouleversements internationaux (les deux guerres, la décolonisation) mais aussi et surtout l’évolution des mentalités, au sein de l’Eglise comme dans l’ensemble de la société française –, doivent à tout prix entreprendre la réforme des méthodes et la modernisation des moyens du recrutement.

Notes
1851.

Père Cuenot, Réflexions sur le recrutement, lettre adressée au Père Sy, 15 décembre 1936, DB 54-1936 / 1.

1852.

Le Combisme a été un moment tenu pour le principal responsable de la chute des effectifs religieux. On trouve encore cet argument sous la plume du Père L. Robert, alors assistant de Mgr de Guébriant, dans un article publié en 1922 et intitulé : L’influence de la France en Extrême-Orient par les œuvres missionnaires. Il plaide pour la reconnaissance du rôle des missions dans l’œuvre coloniale commune et réclame en conséquence l’aide des pouvoirs publics pour résoudre la crise du recrutement des missionnaires, causée par les « lois néfastes de 1904 et 1910 », et la saignée de 1914-18 dans le personnel missionnaire ; in Bulletin des M.E.P.,p. 455-466, 1922.

1853.

Lettre du Père Cuenot à l’évêque de Luçon, 10 mai 1939, DB 54 – 1939 / 5.

1854.

Père Prouvost, p. 594.

1855.

Père Cuenot, Réflexions sur le recrutement.

1856.

Père Cuenot.

1857.

Père Prouvost, p. 589.

1858.

Père Prouvost, p. 594.

1859.

Père J. Thibaud.

1860.

Père J. Thibaud 13 mars 1935, Compte-rendu pour l’année 1934. DB 54 –1934 / 1.

1861.

Rapport sur le recrutement.

1862.

Lettre circulaire de Mgr Lemaire.