8. Une géographie du recrutement

Les tournées forment le cadre principal du recrutement. Nous en connaissons les itinéraires et le déroulement grâce aux rapports que les recruteurs adressent régulièrement rue du Bac. Quelles sont les régions visitées entre 1930 et 1950 ? A l’Ouest, en Bretagne, les diocèses de St-Brieuc, Quimper, Brest, Vannes, Rennes, Nantes ; dans la Manche, Coutances, Saint-Lô, Avranches. Le Père Bulteau1899 se rend à Luçon en Vendée. Dans le Nord, des tournées de recrutement sont attestées dans les diocèses d’Amiens, d’Arras, à Boulogne-sur-Mer, Béthune. A l’Est, des recruteurs arpentent les diocèses de Reims, de Nancy et de Metz, vont à Epinal, à St-Dié (Vosges) ; le Doubs, le Jura, la Haute-Savoie sont visités ainsi que, dans le Sud-Ouest, la Dordogne et l’Aveyron. Le Père Flachère1900 se rend en Haute-Loire, le Père Depierre sillonne la région lyonnaise.  Nord-Ouest, Nord-Est, Jura et Savoie : on reconnaît là, en filigrane, la carte des régions de France où la pratique religieuse s’est relativement maintenue. Mais des visites occasionnelles se bornant à quelques régions connues ne peuvent suffire. Dans son compte rendu du 13 mars 1935, le Père Jean Thibaut déclare : « Trois régions qui seraient des plus intéressantes manquent donc de recruteurs à demeure, le Nord, l’Est et le Sud-Ouest 1901 » Le Sud-Ouest, en particulier, fournit encore au début du XXe siècle, d’importants contingents de prêtres1902. Or en 1937, à Saint-Jean-Pied-de-Port, dans le diocèse de Bayonne, il est sérieusement question de remettre aux Missions étrangères la charge d’une école libre primaire, que l’on pousserait jusqu’au secondaire. Mais le projet n’aboutit pas :

‘Il faudrait que la décision pour l’exécution de ce plan fût différée jusqu’en 1940 ; et cela parce que nous avons établi deux maisons d’éducation pour nos postulants, l’une à Beaupréau dans le Maine & Loire, l’autre à Ménil-Flin (Meurthe-et-Moselle). Au prix où sont les choses de nos jours vous devinez ce que cela représente comme effort. A côté de l’effort financier, il a fallu donner à ces maisons un personnel d’enseignement qui a demandé les meilleurs de nos sujets parmi les jeunes1903. ’

Dans le Sud-Ouest encore, les M.E.P. entretiennent, jusqu’en 1938, d’étroites relations avec le petit séminaire de Ceignac (Aveyron), payant la pension de certains élèves, fournissant des professeurs. Cette collaboration est interrompue à regret après l’ouverture de Ménil-Flin, la Société ne pouvant diviser des moyens déjà insuffisants. En revanche, en dépit de leurs ressources potentielles, les grandes agglomérations, la région parisienne notamment, ne sont pas prospectées, ce que déplore le  P. Cuenot dès 1936 :

‘De plus, parce que la région parisienne est de beaucoup la plus peuplée, et la mieux groupée, ne serait-ce pas une bonne affaire que d’y intensifier notre propagande ? Si nous demandions la charge d’une paroisse soit dans la banlieue soit en ville, il me semble que nous ne tarderions pas à en récolter des fruits appréciables (…), 200 à 500 enfants fréquentent les catéchismes de chacune de ces paroisses, quelle belle aubaine pour trouver des postulants et peut-être établir sur place une petite école de latin. ’

Enfin, les M.E.P. ne recrutent qu’en France. Un document, daté de 1933, destiné à présenter la Société dans les grands séminaires et se référant à son Règlement, pose en ces termes la question de la nationalité des recrues :

‘4° Elle est la plus française d’origine et de mentalité car sa tradition est la tradition ecclésiastique française du XVIIIe siècle, sa fondation est due aux initiatives clairvoyantes de l’épiscopat et du clergé français au temps de Louis XIV et son règlement (Art. 10) stipule qu’on n’admettra pas les sujets dont la langue maternelle n’est pas le français. Elle n’a donc pas de recrutement hors de France, et à l’heure actuelle 99% de ses membres sont français de langue et de nationalité1904.’

Ce « nationalisme » a du reste été quelquefois reproché aux Missions étrangères, y compris dans les milieux ecclésiastiques. Les autres sociétés missionnaires ont quant à elle, étendu leur propre recrutement par-delà les frontières nationales. Là encore, l’ajustement des méthodes des M.E.P. à la réalité contemporaine s’avère indispensable :

‘Notre recrutement, c’est du moins le sentiment de plusieurs confrères, ne devrait plus être limité à notre pays. Les vocations sont nombreuses tout le long de la frontière française depuis l’Alsace à l’Italie (…). Bien des congrégations françaises tant religieuses proprement dites que missionnaires, ont compris le parti qu’elles pouvaient tirer d’une telle situation, aussi ont-elles fondé des écoles apostoliques sur place pour y recruter ce qu’elles ne pouvaient plus trouver en France. J’ai gardé la statistique pour ce qui regarde les PP. du Saint-Esprit : par suite de leur établissement d’après-guerre dans le diocèse de Fribourg, ils ont actuellement 16 missionnaires, 12 frères, 32 séminaristes et 109 aspirants missionnaires, tous de nationalité suisse, les chiffres parlent d’eux-mêmes1905. ’

Les recruteurs désignés par la Société rayonnent dans la région qui leur a été assignée, visitant les paroisses, les petits et les grands séminaires, les écoles. Lorsqu’ils sont envoyés dans leur région d’origine, ils peuvent se loger aisément, ayant sur place de nombreuses relations, tel le Père Lerestif dans le Finistère, par exemple. Mais ce n’est pas toujours le cas et les tournées se muent parfois en véritables marathons. Ainsi, le Père Gérard, en tournée dans les diocèses d’Arras et d’Amiens, visite sept collèges et petit séminaires, autant de paroisses, deux grands séminaires, participe, à la cathédrale de Saint-Omer, aux Vêpres et au salut solennel présidés par Mgr de Guébriant, qui exceptionnellement l’accompagne, rencontre les autorités diocésaines, les supérieurs de maison, mais également des professeurs et quelques jeunes gens qui lui ont été signalés, tout cela entre le 16 et le 20 mai 19331906. En 1937, le Père Depierre parcourt la France durant le mois de janvier, de Thônes à Bordeaux, via Périgueux ; il fait une conférence à Aix-en-Provence et achève sa tournée à Marseille en février1907. En 1942, en plein hiver, le Père Cuenot traverse l’Ouest, de la Manche à la Vendée, multipliant les conférences : « Aujourd’hui, j’en suis au 20 e séminaire ou Collège depuis mon départ de Paris il y a 24 jours 1908 » Il distribue des brochures, prenant les abonnements, s’engageant à organiser ici ou là des journées missionnaires, essuyant aussi parfois quelques rebuffades. Le Père Beaudeaux, en tournée dans le diocèse de Besançon, visite 74 curés, prononce 69 sermons, 34 conférences et récolte 29 835 francs, grâce aux quêtes.

En procédant de la sorte, les recruteurs se conforment en tous points aux recommandations qui leur ont été notifiées : « Ils se mettront en relation avec MM. les membres du clergé de la région qui leur est assignée, donneront des retraites (sermons, conférences avec ou sans projections selon l’opportunité), s’occuperont des enfants présentant des signes de vocation et prépareront l’envoi de leur dossier en vue de leur admission comme postulants, développeront la publicité de nos Annales, encourageront les abonnements1909. » On imagine aisément la difficulté de cette tâche, laquelle incombe souvent à des hommes relativement âgés, rentrés en France quelquefois en mauvaise santé, usés par les éprouvantes conditions de vie dans les Missions d’Asie :

‘Depuis mon départ de Paris, mes journées ont été archi prises – toutes les journées, toute la journée (…), mon genou droit me fait de nouveau mal et le reste aussi. Les pantouflards de Paris ne comprennent pas les fatigues que l’on s’impose par tous les temps – ni la sympathie qui en résulte. Lever à 4h1/2 presque tous les jours – coucher tard et toutes ces journées prises par marches, démarches, conférences, sermons1910.’

Certains recruteurs doivent même renoncer sur ordre de leur médecin. Les responsables de la propagande sont bien informés de ces souffrances :

‘Mais ces recruteurs doivent voyager avec un chargement bien lourd parfois, s’ils prennent avec eux, comme c’est le cas ordinaire, un appareil à projections, des vues en nombre suffisant et d’un poids encombrant, des effets et objets personnels, des notices, annales et autres brochures ou livres de propagande (…). Les tournées de nos recruteurs ne peuvent donc se faire aisément par nos services publics de chemins de fer et d’autobus dont l’emploi forcé réduirait considérablement le champ d’action du recruteur1911. ’

Ceci donne lieu à un bref débat théologique, au sujet de l’automobile. Les termes en sont connus et n’appartiennent pas à la seule Société des Missions étrangères, l’Eglise de France tout entière s’étant interrogée à ce sujet. L’automobile, produit de l’industrie et du progrès technique, emblème de l’individualisme superficiel de l’homme moderne, signe extérieur de richesse, symbole du sport et de la vitesse, est-elle compatible avec les valeurs de la tradition chrétienne et la dignité ecclésiastique ? Dans les années trente le clergé, notamment dans les campagnes, a généralement tranché en faveur de cet utile moyen de transport et les Missions Étrangères peuvent l’imiter sans trop d’hésitation1912 : 

‘ Après plusieurs tâtonnements qu’explique notre répulsion instinctive pour ce qui ne semble pas de prime abord très apostolique, nous sommes arrivés à la conclusion pratique que Mgr de Guébriant a daigné sanctionner de son approbation et de son appui financier, à savoir qu’à l’exemple des autres sociétés missionnaires, il fallait munir nos recruteurs de voitures d’une puissance faible, sans doute, afin d’éviter les dépenses, mais capables tout de même de les transporter avec leurs chargements jusqu’aux plus petites bourgades. L’auto est devenue de nos jours, pour beaucoup de membres du clergé, un instrument indispensable d’action intensive. Il est inutile d’insister plus longtemps pour l’adoption officielle d’un instrument de travail devenu par la force des choses tout à fait apostolique (…). Le P. Flachère a donc fait l’acquisition d’une 5 ch. Mathis. Le P. Audren possède une Rosengart de même puissance qu’il va passer au P. Le Restif actuellement démuni, afin de se procurer à ses frais une Peugeot 1935 qui lui est offerte avec une réduction de 50% au prix du catalogue et qu’il pourra revendre avec bénéfice d’ici à deux ans, s’il doit s’en démunir dans ce laps de temps1913. ’
Notes
1899.

Père J. C. Bulteau (1901-1927), missionnaire en Corée.

1900.

Père A. Flachère (1885-1948), missionnaire en Chine, auteur d’un livre à succès, paru en 1938, intitulé En route vers les idoles, qui fut préfacé par Paul Claudel, et d’une biographie inachevée de Mgr de Guébriant, en 1946.

1901.

Père Thibaud.

1902.

Cf. R. Ladous & A. Quagliarini, Religion et culture en France, Allemagne, Italie et Royaume-Uni au XIX e siècle, Paris, 2001 : la carte des ordinations montre qu’au début du XXe siècle, on compte plus de 100 ordinations pour 10 000 jeunes gens de 25 à 29 ans en Aveyron ou dans le Gers, de 80 à 99 en Haute-Loire et dans les Pyrénées-Atlantiques, soit autant que dans les Côtes d’Armor ou le Finistère.

1903.

Lettre du Père J. Chabagno, M.E.P., (1881-1975) missionnaire au Japon, au Doyen de Saint-Jean-Pied-de-Port, le 13 décembre 1937. DB 54 – 1937 / 39.

1904.

Les caractéristiques de la Société des Missions étrangères, DB 54 – 1933 / 5.

1905.

Père Cuenot.

1906.

Père E. Gérard, M.E.P. (1874-1951), missionnaire en Mandchourie, Tournée de propagande dans les diocèses d’Arras et Amiens, 6 p., DB 54-1933 / 1.

1907.

Correspondance du Père Depierre, DB 54 – 1937 / 4-10.

1908.

Correspondance du Père Cuenot, DB 54 – 1942 / 6.

1909.

Recommandations à MM. les propagandistes, DB 54 – 1933 / 2.

1910.

Père Depierre.

1911.

P. J. Thibaud, Compte-rendu sur la propagande pour 1934.

1912.

Cf. Michel Lagrée, « Le clergé catholique devant le développement de l’automobile (vers 1900-vers 1960) », dans Religion et Modernité, chapitre XVIII, p. 271-283, Presses Universitaires de Rennes, 2002.

1913.

Père J. Thibaud, Compte-rendu sur la propagande pour 1934.