10. Fonction du recrutement : rechercher ou susciter des vocations ?

Dans la démarche du recrutement, la rencontre individuelle tient une place essentielle. Il arrive que les recruteurs se plaignent de l’influence dissuasive qu’exercent certains directeurs sur des séminaristes attirés par les missions. Mais eux-mêmes ne manquent pas de prodiguer des conseils aux jeunes gens qui ont manifesté le désir de devenir missionnaire. Le cas échéant, les recruteurs deviennent donc directeurs de conscience. Cette direction revêt diverses formes. Lors d’une visite d’école par exemple, les recruteurs s’entretiennent avec des élèves, en particulier si l’un d’eux leur a été recommandé :

‘Jeudi après-midi, j’avais donné rendez-vous à 6 lycéens très sérieux. Trois sont venus. Tous m’avaient écrit. J’ai donné une causerie à Thônes, d’où nous aurons cette année B. qui m’a rappelé la 1ère séance qui lui avait fait songer aux Missions et la seconde qui l’avait renforcé. Il m’a servi la messe. M. Le Supérieur m’a dit qu’il regrettait qu’il parte cette année parce que c’était le meilleur de ses élèves à tous points de vue. Un père Blanc, le Père D. que j’ai rencontré à Thônes, m’a dit qu’il avait essayé de nous l’enlever !!! Sans commentaires. Séance après souper – à 9h1/2 du soir le Supérieur a réuni les 9 philosophes qui se sont assis sur le plancher dans sa chambre et je leur ai raconté des histoires durant un long moment. Le lendemain M. le Supérieur m’a demandé d’aller causer aux élèves, en récréation, après le petit déjeuner, là tous m’ont entouré et re…histoires. A Périgueux, le Supérieur du collège, ex professeur à Stanislas de Paris, agrégé, m’a fait appeler 48 élèves que j’ai vus en particulier ; je l’aide, de vive voix et par lettre à trouver les vocations sacerdotales et missionnaires, car avec moi, quelques élèves sont plus confiants1931. ’

La correspondance permet aussi de conserver et de resserrer les liens avec d’éventuels postulants. Ainsi, une lettre circulaire, le Trait d’union, est adressée aux postulants placés dans des petits séminaires n’appartenant pas à la Société. Un père, chargé des études, reçoit à Paris des nouvelles de chaque école, qu’il diffuse ensuite à tous. Ses éditoriaux stimulent l’émulation entre les élèves, les exhortant à rester fidèles à leur vocation. Il organise aussi des consultations, comme en mars 1937 sur ce thème : « Pourquoi je veux être missionnaire ? » Les réponses des élèves, qui signent d’un pseudonyme pieux, Chasseur d’âmes, Tout pour Dieu, Lion du sacerdoce, ou inspiré du scoutisme, Fouine rouge, Hibou, Aigle brun, reproduisent quelques lieux communs de la propagande missionnaire :

‘Je veux être missionnaire pour convertir les payens et en faire de bons chrétiens ; pour faire connaître et aimer Dieu à mes frères encore dans les ténèbres de l’erreur ; n’est-ce pas l’ordre de Jésus d’instruire toutes les nations ; pour venir au secours du milliard de payens ; je choisis les M.E.P. parce que c’est en Asie qu’il y a le plus grand nombre de payens et que les Missions Étrangères de Paris en ont à elles seules plus de 200 millions ; je désire y aller de ma vie si cela est nécessaire dans mon dévouement aux âmes de ces pauvres payens1932. ’

Quelques réponses évoquent la tradition familiale (des membres de la famille sont déjà missionnaires) d’autres, l’attrait des voyages et de l’aventure ; d’autres encore parlent de l’influence sur leur décision d’une exposition missionnaire, de la projection d’un film consacré à un missionnaire héroïque ou de la visite à l’école d’un recruteur éloquent. Des courriers privés, d’une tonalité plus intime, parfois proche de la confession, sont également échangés. Le plus souvent, un jeune homme, encore lycéen ou déjà séminariste, écrit pour se confier. Certains renoncent à la vie de missionnaire, conscients de l’inauthenticité de leur vocation quand d’autres se déclarent fermement : un jeune vicaire s’apprête à quitter sa paroisse pour rejoindre les Missions étrangères ; tel séminariste hésite entre le clergé diocésain et les Missions, craignant de ne pouvoir obtenir de son évêque l’autorisation de partir ; tel autre balance entre plusieurs congrégations missionnaires et ne parvient pas à choisir entre l’Afrique et l’Asie. Parfois, la question pécuniaire est abordée : comment payer les études au grand séminaire de la rue du Bac ? Des parents écrivent aussi, inquiets de voir leur enfant se disposer à partir pour des pays lointains ou bien exprimant leur satisfaction de donner un fils aux Missions. Les réponses des recruteurs se veulent encourageantes et rassurantes. Elles vantent la grandeur de l’engagement missionnaire, minimisent les difficultés qu’il faudra affronter, insistent sur le besoin urgent de missionnaires en Asie. Vis-à-vis des autorités ecclésiastiques, évêques, supérieurs de séminaires, elles se montrent toujours légalistes, ne voulant en aucun cas prêter le flanc à une réputation de voleur de vocations : « En droit strict, vous ne serez attaché au diocèse que par la réception de la tonsure ; d’ici là vous êtes libre, surtout s’il s’agit de répondre à une vocation plus élevée. Cependant, en raison de l’éducation reçue dans les séminaires, il convient que vous sollicitiez l’agrément de Monseigneur : c’est un devoir de reconnaissance 1933 » Mais surtout, les réponses des recruteurs frappent par la volonté constante de s’assurer qu’ils ont bien affaire à des vocations sincères, à des décisions librement consenties et mûrement réfléchies : « L’exposé que vous faites de la genèse de votre vocation missionnaire, le souci que vous avez pris de l’étudier avec les conseils de votre directeur pour vous mettre en garde contre tout danger d’illusion, montrent bien qu’il y a chez vous autre chose qu’une simple velléité, mais une volonté ferme de répondre à l’appel de Dieu 1934 » La véritable vocation est ici décrite comme la volonté de répondre à un appel intérieur subjectif et surnaturel. Elle est validée au terme d’une réflexion personnelle menée sous la direction d’un prêtre (le directeur de conscience) qui doit veiller au juste discernement de la nature de l’appel. Deux conceptions opposées de la vocation sacerdotale traversent l’histoire de l’Eglise depuis le Concile de Trente : leur antagonisme s’est clairement manifesté lors de la querelle Branchereau-Lahitton en 19091935. Les termes du débat sont à peu près les suivants. Pour Branchereau, la vocation consiste nécessairement dans un appel intérieur du sujet, appel qu’il conviendra le cas échéant de discerner, de révéler et de cultiver, en particulier s’il s’agit d’enfants. Ce point de vue, issu de la théologie de l’attrait de M. Ollier, – le sujet sent en son for intérieur un attrait pour la prêtrise –, est renforcé chez Branchereau par l’ajout de la prédestination, qui oblige le sujet. Pour le chanoine Lahitton au contraire, la vocation est apportée du dehors, par l’évêque, qui s’attache à n’appeler que des sujets libres, volontaires et dotés des qualités idoines. On se rapproche ici davantage de la définition de Bérulle, pour lequel la vocation est ce qui incombe au sujet du fait de son ordination sacerdotale. En dépit de plusieurs instructions officielles, énoncées entre 1912 et 1930, cette question resta en suspens1936. En 1935, Pie XI, dans son encyclique Ad catholici sacerdotii, tenta de concilier appel divin, appel par l’évêque et adéquation de l’ordinand. Seul Pie XII, en 1956, par la constitution apostolique Sedes Sapientiae, trancha la question en unifiant le tout dans une seule et même interprétation de la nature de la vocation. Ces deux courants théologiques antagonistes ont des représentants au sein même de la Société. Dans une lettre au Père Depierre, Mgr de Guébriant écrit :

‘Veni sequere me ! disait notre Seigneur. Si on a entendu cet appel, il n’y a qu’une chose à faire : suivre le bon Maître. Encore 4 mois, et il y aura 50 ans que j’entrais au Séminaire des Missions étrangères. Je ne savais qu’une chose, c’est que je voulais être missionnaire et qu’en m’adressant aux Missions étrangères, j’étais sûr d’être envoyé en mission. Béni soit Dieu qui ne m’a pas laissé chercher midi à quatorze heures1937. ’

La vocation de missionnaire est clairement présentée ici comme un attrait intime et irrésistible. Au contraire, nul besoin de cette motion intérieure, d’après ce tableau des capacités à attendre d’un futur missionnaire :

‘Qu’est-il donc nécessaire d’exiger pour qu’un sujet soit reconnu apte à devenir missionnaire ? A peu de choses près, seulement ce qui est nécessaire pour être reconnu apte au ministère paroissial d’Europe. Il faut donc les qualités suivantes : bonne volonté, santé et intelligence moyennes, jugement sain, courage, confiance en Dieu, piété et intention droite1938. ’

On reconnaît là très exactement la thèse de Lahitton. Dans ces conditions, la définition du rôle du recruteur n’est pas sans soulever une interrogation fondamentale : doit-il rechercher les vocations ou les susciter1939 ? Il se pourrait que les contradictions du débat théologique en cours aient créé, parmi les missionnaires, un embarras peu compatible avec la nécessité de remplir rapidement les séminaires de la Société. Il est fort probable en tous cas, que ces incertitudes théologiques aient pesé sur l’action des recruteurs. Qu’ils emploient indifféremment l’expression « crise des vocations » ou « crise du recrutement », paraît indiquer d’ailleurs une certaine ambiguïté. Faut-il seulement se mettre en quête des vocations innées, à défaut de les voir se présenter d’elles-mêmes ou faire naître, par l’éducation et l’exemple, celles que l’on a besoin de recruter ?1940 En choisissant de réformer leurs méthodes de propagande, de fonder des petits séminaires, les Missions étrangères donnent l’impression d’avoir opté pour la seconde attitude, mais seulement sous la pression des événements et comme à reculons. De nombreuses lettres témoignent de la circonspection et des précautions dont s’entourent constamment les recruteurs : « Je ne voudrais pas me substituer au Saint-Esprit pour inculquer des vocations missionnaires qui n’auraient que l’apparence de vocations 1941  », déclare l’un d’eux, et de fustiger le manque de scrupules des propagandistes d’autres sociétés missionnaires…Parmi les qualités requises pour être recruteur, il en est une qui diffère radicalement des autres par sa nature même : le recruteur doit être « surnaturel ». On rencontre ce terme, par exemple, dans le rapport de 1938-1939 : « Qualités : le recruteur doit être surnaturel, optimiste, patient, discret, sympathique à la jeunesse, capable de s’adapter à différents milieux 1942 » Il est repris par la commission sur le recrutement de 1947 :

‘En résumé, les recruteurs devront se faire désirer ou tolérer grâce à leur esprit surnaturel, leur tact, leur optimisme, attendant que le Bon Dieu récompense leurs efforts à son heure. La Société ne les jugera pas simplement par le nombre de vocations gagnées ou la somme d’aumônes recueillies1943. ’

L’action temporelle du missionnaire recruteur est dès lors placée dans la perspective de la fin des temps. Implicitement, une distinction très importante est donc établie entre l’idée de recrutement et celle de vocation, la première relevant de l’action humaine, donc de la propagande, la seconde de la grâce divine, c’est à dire du surnaturel. Nulle part, cependant, on ne trouve exposée par les responsables de la propagande une interprétation théologique de la crise des vocations. Celle-ci est toujours considérée comme le fruit de l’histoire – le Combisme, les deux guerres – et des défaillances de l’organisation du recrutement. Mais, paradoxalement, c’est une conception quasi mystique de la vocation qui prévaut :

‘Je parlerai des missions en général, de nos missions des Missions Étrangères de Paris en particulier et spécialement, cela va de soi, de la Chine où j’ai passé 25 ans de ma vie ; je ferai appel de prière et de sacrifices et laisserai plutôt tirer la conclusion par ceux qui songent un peu à la vie missionnaire, le Bon Dieu et leurs directeurs feraient le reste1944.’

La nécessité préalable de la vocation, au sens de l’appel par Dieu, est toujours présupposée. Que cette conception surnaturelle ait prévalu, pourrait expliquer aussi pourquoi les résultats du recrutement n’ont guère été proportionnés aux efforts pratiques accomplis dans un environnement culturel et social de plus en plus sécularisé.

Notes
1931.

Père Depierre, DB 54 - 1937 /4/6/8/10.

1932.

Trait d’Union des Postulants Missionnaires, lettre 8, 15 mars 1937.

1933.

Courrier non signé à un étudiant du grand séminaire de Verdun, DB 54 – 1935 / 2.

1934.

DB 54 – 1935 / 2.

1935.

Cf. l’article « Vocations », in Catholicisme, t. 15, colonnes 1254 à 1274.

1936.

In D.T.C. op. cit.Une commission cardinalice confirme en 1912 la thèse de Lahitton : « La condition qu’il faut examiner (…), ne consiste nullement, du moins nécessairement dans un certain attrait intérieur ou dans une invite du Saint-Esprit. Mais au contraire, pour que l’ordinand soit régulièrement appelé par l’évêque, rien de plus n’est exigé de lui que l’intention droite unie à l’idonéité ; celle-ci consiste en de telles qualités de nature et de grâce (…), qu’on puisse concevoir l’espérance fondée que le sujet sera capable de remplir convenablement les fonctions du sacerdoce »

1937.

Mgr de Guébriant, DB 54-lettres au Père Depierre, 1923-1935, 26 avril 1933.

1938.

Père Cuenot, Considérations sur la vocation missionnaire, DB 54 1943-1944 / 5.

1939.

En novembre 1925, se tint à Paris le premier congrès national de recrutement sacerdotal, sous le mot d’ordre suivant : Susciter des vocations, dont l’intitulé n’est pas sans soulever cette interrogation : d’où vient la vocation ? Cf M. Launay, p. 164.

1940.

Le Concile de Trente, dans le canon 18 sur les séminaires, parle de la formation des jeunes, placée sous la responsabilité des évêques et non de vocation.

1941.

Lettre à l’évêque de Vannes, DB 54 – 1942 / 4.

1942.

Substance du rapport sur le recrutement 1938-1939.

1943.

Compte-rendu de la première réunion de travail sur le recrutement.

1944.

Père Cuenot à l’évêque de Vannes, janvier 1942, op. cit.