11. Une crise révélatrice

Les effets de toutes ces innovations se firent-ils sentir sur le recrutement lui-même ? Pas vraiment. Les deux petits séminaires de la Société ne suffirent apparemment pas à enrayer la crise, leur création ayant probablement été trop longtemps différée. Mais à la longue, y seraient-ils parvenus ? Rien n’est moins sûr, car après l945, des établissements scolaires laïcs plus nombreux et fréquentés aussi par les enfants des familles catholiques, ajoutent à la concurrence entre les écoles1945. Dans le projet de réforme de la propagande, tout repose finalement sur les épaules des recruteurs, tout dépend de leur charisme. Mais le portrait que l’on a dressé du recruteur idéal, cet homme providentiel, sensé posséder les qualités les plus diverses, des plus prosaïques aux plus « surnaturelles », ne risquait-il pas de décourager le recruteur réel, bien conscient de ses propres limites ? En revanche, la mise à jour de la formation des recruteurs n’a pas été entreprise d’une manière pragmatique. Ces hommes qui accomplissaient la majeure partie de leur ministère dans les missions d’Asie, étaient-ils les mieux placés pour comprendre le changement des mentalités dans la métropole ? Certes, l’automobile a permis d’étendre leur rayon d’action, tout en leur épargnant des fatigues inutiles. Mais ils ne couraient jamais le risque de s’éloigner de régions rurales – pourtant en plein dépeuplement –, où le catholicisme était resté vivace, régions qu’ils connaissaient pour en être issus, mais qu’ils avaient quittées depuis longtemps, sans les voir évoluer. Surtout, ils n’ont pas su s’appuyer sur les nouveaux réseaux d’engagement catholique, sur les nouvelles formes de sociabilité militante qui fleurissaient alors : patronages, Action catholique, scoutisme, syndicalisme chrétien, etc. La crise des vocations eut cependant une conséquence inattendue ; elle fit entrer les Missions Étrangères de Paris dans l’âge de la communication moderne, mais sans provoquer pour autant, une recrudescence des vocations de missionnaires.

À quelles causes imputer l’échec de la propagande ? La crise du recrutement ne s’avèrerait-elle pas révélatrice d’une crise d’identité, plus profonde encore ? La réforme du règlement des M.E.P. (en 1921), eut lieu tardivement, alors que la crise des vocations s’était installée. Pour la première fois, après 250 ans d’histoire, la société des Missions Étrangères s’était dotée d’une direction unique. Elle était donc loin d’avoir une expérience pratique de la centralisation et de son efficacité, à la différence de ses principales concurrentes, qui avaient ainsi d’emblée un avantage institutionnel. Par ailleurs, les méthodes de la propagande restèrent assez rudimentaires, ne conduisant jamais les recruteurs à faire intrusion dans les consciences, à la différence des propagandes modernes1946. Après la Grande Guerre, la figure du missionnaire aventureux a été, progressivement, supplantée dans les imaginations par d’autres héros ; de même, le thème du martyre s’est déplacé vers d’autres formes de sacrifices, militaires ou politiques, privant la propagande d’arguments qui avaient fait recette, mais au siècle précédent1947. Plus tard, la remise en cause croissante du colonialisme causa une difficulté supplémentaire aux recruteurs. Nous avons cru bon de signaler aussi un désarroi observable, causé par les débats théologique sur l’origine de la vocation. Enfin, l’ancienne société des Missions Étrangères, qui se pensait héritière de la « tradition ecclésiastique française du XVIII e siècle 1948  », ne se sentait certainement pas très à son aise, dans un monde issu des révolutions et en plein bouleversement. Son domaine de prédilection restait bien l’Asie, où elle s’était efforcée, depuis deux siècles, d’implanter les valeurs du christianisme, de plus en plus contestées en Europe.

Notes
1945.

A partir de 1959, les lois Debré et Berthoin, proposant des contrats d’association aux écoles religieuses et instituant les Collèges d’Enseignement Général, précipitent partout le déclin des petits séminaires. Beaupréau ferme en 1960 (la même année que Bièvres, qui fusionne avec la rue du Bac), et Ménil-Flin en 1966.

1946.

Cf. Jean Pirotte : « La propagande missionnaire diffère toutefois de la propagande moderne sur deux points essentiels. D’une part, elle en reste à un niveau de spontanéité et d’intuition non basée sur des approches scientifiques. D’autre part, elle est loin d’avoir le caractère abrutissant, manipulateur et mensonger qui en ferait un viol des foules », op. cit., p. 230.

1947.

« Le vent a tourné », écrit Jean Pirotte dans « La mobilisation missionnaire », La mission en textes et en images, XVI e -XX e siècles, Chantal Paisant (dir.), Karthala, 2004, p. 231.

_« L’inculcation religieuse », selon l’expression de C. Suaud, ne correspond plus aux mêmes paradigmes psychologiques et sociologiques qu’au siècle précédent. Cf. C. Suaud, « L’imposition de la vocation sacerdotale », Actes de la recherche en sciences sociales, mai 1975, p. 2-17.

1948.

Les caractéristiques de la Société des Missions étrangères, DB 54 – 1933 / 5.