Introduction

Deux dates sur une carte : 1349 et 1860. Depuis des décennies, peut-être même depuis l'instauration de l'école publique obligatoire, voilà à peu près tout ce que les écoliers et collégiens apprennent sur l'histoire du Dauphiné et de la Savoie. Même le titre de Dauphin n'évoque que le fils du roi de France, éventuellement ce "Gentil Dauphin" que Jeanne d'Arc rencontre à Chinon… Pourtant, au cours de leur scolarité, ces mêmes élèves entendent parler du traité de Verdun, du Saint-Empire-Romain-Germanique et de la frontière que représentent le Rhône et la Saône ; mais les cartes du royaume leur montrent toujours les limites de la France actuelle, cet Hexagone dont il faut connaître les étapes de formation.

1349, donc. C'est la date du Transport du Dauphiné à la France, événement bien connu, mais dont les conséquences pour le Dauphiné lui-même commencent à peine à être étudiées.3 Humbert II, dernier Dauphin de Viennois, héritera pour des siècles d'une réputation de prince dépensier, contraint de vendre sa principauté au roi de France, quelle qu'ait été son œuvre administrative et politique.

1860, aussi. C'est la date de l'Annexion de la Savoie à la France, dont les circonstances sont bien connues grâce aux travaux de Paul Guichonnet.4 Qu'était la Savoie avant cette date ? "Italienne", vous répondraient la plupart des gens à qui vous poseriez cette question, malgré l'anachronisme que cela représente.5 Dichotomie de l'histoire de la Savoie, déjà française sous François Ier, mais dont la famille régnante fera l'unité italienne…

Le souci est que ces références ont aussi, pendant longtemps, été les seules de la communauté des historiens français. L'une des raisons de cette méconnaissance généralisée est que les travaux de Nicolas Chorier ou Samuel Guichenon, datant du XVIIe siècle, ont longtemps été les principales références sur l'Histoire de ces deux principautés. Cependant, cet état de fait a commencé à changer depuis une trentaine d'années. En effet, sans doute influencée par les réflexions contemporaines sur la place des régions au sein des Etats, l'étude des principautés médiévales fait partie, depuis le début des années 1970, des domaines de la recherche historique française et européenne qui ont rencontré le plus d'intérêt. Le colloque de Bordeaux sur "Les principautés au Moyen Age", en 1973, traitait ainsi aussi bien du Béarn que des mondes byzantin, russe ou musulman.

Parmi les exemples évoqués à cette occasion se trouvent ainsi le Dauphiné6 et la Savoie7, deux principautés du Saint-Empire, voisines, aux destinées différentes – ne serait-ce que par les cinq siècles qui séparent le Transport de l'Annexion – et pourtant proches sous bien des aspects. Depuis les années 1970, on assiste donc à un renouveau de la recherche portant sur ces deux principautés, permis, entre autres, par les apports de l'histoire économique et de l'archéologie médiévale, lesquelles permettent d'aborder des sources comptables et matérielles jusque-là presque ignorées : des formes de l'habitat à la gestion financière des principautés, des pans entiers de la recherche régionale ont connu une profonde mutation. Le corollaire de ce développement est une extrême diversité des aires, des périodes et des thèmes étudiés, au détriment le plus souvent d'une vision d'ensemble du monde alpin médiéval. Ainsi, Alain Kersuzan, pour citer un exemple récent, étudie-t-il dans sa thèse la longue guerre qui oppose, entre 1282 et 1355, le Dauphiné et la Savoie, dans un secteur limité – la Bresse et le Bugey – et en n'exploitant que les sources savoyardes, en particulier les comptes de châtellenies.8

Le Dauphiné et la Savoie des XIVeet XVe siècles nous ont en effet laissé une importante documentation comptable, liée au développement de l'administration des deux Etats, en particulier des séries souvent complètes de comptes de châtellenies. Cette source unique, véritablement redécouverte dans les années 1980 et au début des années 1990, a permis depuis de mener à bien de nombreuses études, logiquement tournées, pour une grande part, vers l'histoire économique, notamment à l'instigation du Centre Interuniversitaire d'Histoire et d'Archéologie Médiévales (CIHAM)9. Loin d'être de simples états des redevances perçues, ces comptes fourmillent de renseignements divers concernant la vie quotidienne, l'exercice du pouvoir par les représentants du prince, l'économie ou encore la géographie locale, humaine et physique. Leur étude permet ainsi de dresser un portrait d'un territoire à une date donnée ou d'étudier son évolution au cours du temps. La notion de châtellenie renvoie naturellement à celle d'organisation de l'espace : le rôle des châteaux et autres édifices, l'utilisation des ressources naturelles, aussi bien que les rapports entre les différents pouvoirs à l'échelle locale sont autant de thèmes qui y sont intimement liés. Le château en particulier, en tant que siège et symbole de l'autorité, joue un rôle essentiel dans le monde médiéval, comme l'ont démontré les nombreuses recherches en castellologie de ces trente dernières années, domaine précurseur en matière d'exploitation conjointe des sources écrites et archéologiques.

C'est à partir de cette documentation encore largement inédite que j'ai effectué mes premières recherches sur le monde delphino-savoyard, dans le cadre d'une maîtrise d'Histoire dirigée par Jean-Louis Gaulin, consacrée aux édifices comtaux de la châtellenie savoyarde de Miribel (Ain) dans les années qui suivent son annexion à la Savoie (1355-1383).10 La problématique abordée alors était celle de la place centrale des édifices relevant de l'autorité comtale, essentiellement du château et des moulins, dans l'administration d'un territoire récemment acquis. Les apports de cette première étude ont été doubles : sur le plan méthodologique, elle a montré la validité d'une démarche associant étude des textes, archéologie et analyse quantitative ; au niveau historique, elle a mis en évidence l'importance de l'ensemble du patrimoine bâti des comtes de Savoie, non seulement dans la gestion de leur Etat, mais surtout dans la vie quotidienne de leurs sujets. Miribel est au XIVe siècle une châtellenie frontalière du Dauphiné, auquel elle appartenait avant 1355. Il me paraissait donc indispensable d'aller voir ce qui se passait, à cette époque, chez le voisin dauphinois.

Cette analyse a ainsi été complétée et approfondie dans le cadre d'un travail de recherche de troisième cycle, mené sous la direction conjointe de Pierre Guichard et de Jean-Michel Poisson et portant cette fois-ci sur un espace plus large, situé en plein cœur des possessions delphinales : la Valloire et la vallée de la Galaure (Drôme et Isère), étudiées dans une perspective comparative (une dizaine de châtellenies) et diachronique (du XIIe au XVIe siècle).11 La problématique était, cette fois, d'étudier plus en avant les rapports entre châtelains, châteaux et châtellenies, à travers trois niveaux d'approche différents : le château, en tant qu'objet archéologique, la châtellenie, en tant qu'espace anthropisé et la microrégion, en tant qu'ensemble économique et social. Outre un nouvel apport méthodologique – la possibilité d'adapter la démarche utilisée pour Miribel à un espace plus vaste et plus varié, ainsi que sur une période beaucoup plus longue – cette étude a permis d'aborder des sources plus variées, mais surtout d'entrevoir les points communs et les différences existant entre les systèmes delphinal et savoyard.

De ces travaux est donc née une problématique nouvelle, celle de l'évolution spatiale, économique et politique des deux principautés, au cours de ce qu'il est convenu d'appeler le Bas Moyen Age. Ces premières recherches ont laissé entrevoir une idée qui paraissait centrale dans ce questionnement : il existe en effet de telles similitudes entre le Dauphiné et la Savoie des XIVe – XVe siècles que les différences constatées dans leur organisation et leur devenir seraient essentiellement dues à des choix politiques. On peut aussi formuler autrement cette hypothèse : il serait possible de définir un espace delphino-savoyard, possédant des caractéristiques communes dans son organisation spatiale, économique et sociale, au sein duquel les deux principautés se distingueraient exclusivement par des critères politiques, du niveau local à l'échelon régional. Parmi les points communs aux deux principautés, on trouve, entre autres, les monnaies utilisées, la circulation des marchandises, les pratiques agricoles et communautaires ou encore, naturellement, le découpage des principautés en châtellenies administrées par des officiers. Quant aux différences, je citerai bien entendu l'échec apparent que représente le Transport du Dauphiné à la France, en opposition aux succès politiques rencontrés par Amédée VIII dans le premier quart du XVe siècle.

Pour aller plus loin qu'une simple compilation des données bibliographiques, il convenait de suivre une démarche qui permette d'aborder aussi bien les permanences que les évolutions au cours de cette période, sans jamais perdre de vue la notion d'espace. Le château et sa châtellenie ont immédiatement paru être l'échelle idéale. Comme il s'agit d'étudier un territoire – ou plutôt des territoires – ayant des caractéristiques propres, il convient d'associer l'analyse des sources écrites à une démarche archéologique pour restituer au mieux les conditions de vie dans le monde delphino-savoyard. Il ne s'agit pas seulement de rechercher des rapports entre les données textuelles et les résultats de fouilles, mais de croiser deux approches complémentaires pour ne pas répondre séparément aux questions qui viendraient à se poser.

Devant l'étendue des principautés dauphinoise et savoyarde et l'ampleur de la documentation disponible, il a fallu faire un choix. Difficile, en effet, d'envisager d'étudier seul la totalité d'un territoire aux limites mouvantes... Les critères retenus ont été la nécessité de représenter la diversité physique des territoires dauphinois et savoyards, la dispersion des exemples sur l'ensemble de la zone étudiée, à part égale dans les deux principautés, la connaissance de la localisation présumée du site castral et la permanence d'une partie du bâti médiéval dans chaque châtellenie, l'existence et l'accessibilité de séries importantes de comptes. A ces critères scientifiques s'est ajouté celui de l'accessibilité des territoires et des sites en question, qui m'a poussé à restreindre mon choix aux châtellenies situées dans le territoire français actuel. Après un long travail de recherche, ce choix s'est finalement porté sur deux châtellenies de plaine (Moras, déjà abordée dans le cadre de mon DEA, et Montluel) et deux de montagne (le Queyras et Sallanches), quatre territoires que je connaissais déjà bien, dont je soupçonnais l'important potentiel pour ce type d'étude, et qui présentent des profils très différents (doc. 1). Le château de Moras, qui appartient dès 1009 au futur Guigues Ier d'Albon, contrôle un petit bourg et une vaste plaine fertile, la Valloire. Celui de Montluel domine la vallée du Rhône, en amont de Lyon, et est à l'origine du développement d'un important centre urbain, passé entre les mains des Dauphins avant de devenir savoyard en 1355. Château-Queyras, forteresse remaniée par Vauban, construite sur un piton rocheux barrant la vallée du Guil, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, est l'une des places-fortes protégeant le Haut-Dauphiné contre les incursions savoyardes ou provençales, tout en surveillant l'Escarton du Queyras, qui jouit d'une large autonomie, comme l'ensemble du Briançonnais, à partir de 1343. Enfin, le château et la ville de Sallanches, l'une des plus grandes du Faucigny, passent à plusieurs reprises d'une mouvance à l'autre entre 1234 et 1355.

Doc. 1. Localisation des châtellenies étudiées et étendue des territoires dauphinois et savoyard après 1446
Doc. 1. Localisation des châtellenies étudiées et étendue des territoires dauphinois et savoyard après 1446

Cette diversité, loin de constituer un handicap, a permis d'aborder tous les principaux cas de figure et ainsi d'avoir un aperçu de l'ensemble du monde delphino-savoyard soit, dans son acceptation la plus large, l'espace s'étendant du lac Léman à la Méditerranée et du couloir rhodanien à la plaine du Pô, même si, en raison des zones étudiées, l'accent sera particulièrement mis sur le Viennois, la Bresse, le Briançonnais et le Faucigny.

La période étudiée est celle des grandes mutations pour le Dauphiné, profondément transformé par le Transport, et pour la Savoie qui, victorieuse de son rival en 1355 après 73 années de guerres successives, connaît une ascension spectaculaire, symbolisée par son érection au rang de duché en 1416. Le terminus a quo s'est imposé de lui-même : il s'agit de l'époque qui voit naître le système administratif des deux principautés, à l'initiative du Dauphin Guigues VII (1237-1269) et du comte Pierre II de Savoie (1263-1268). On dispose en effet dès la seconde moitié du XIIIe siècle de sources comptables, notamment pour le Dauphiné, complétées à partir du début du XIVe siècle par les comptes de châtellenies. On peut considérer que le Moyen Age prend fin en Dauphiné avec l'accession au trône de France de Louis XI (1461), dernier Dauphin ayant gouverné sa principauté de manière autonome, tandis qu'il ne s'achève véritablement en Savoie qu'avec la conquête de la partie occidentale du duché par François Ier (1536). Pour que la comparaison des deux principautés conserve une certaine pertinence, il a paru logique de retenir comme terminus ad quem le gouvernement de Louis XI (1440-1461 comme Dauphin, 1461-1483 comme roi de France).

Le point de départ de cette étude sera la nécessaire présentation du cadre historiographique complexe auquel elle se rattache, des sources exploitées et de la méthodologie mise en œuvre, avec une présentation comparée des comptes de châtellenies dauphinois et savoyard, dans leur nature, leur mise en œuvre et leurs apports. De ces aspects généraux, mon propos glissera vers l'étude des quatre exemples choisis et leur comparaison, pour proposer une synthèse sur la nature et la place des châteaux princiers dans l'organisation des châtellenies et des deux principautés. Enfin, je m'attacherai, à travers l'étude des rapports économiques et sociaux, tels qu'on peut les percevoir à travers la présente démarche, à déterminer ce qui définit l'espace delphino-savoyard et, par ricochet, ce qui peut différencier, au-delà des points communs, deux principautés médiévales voisines.

Notes
3.

LEMONDE (A.), Le temps des libertés en Dauphiné.

4.

GUICHONNET (P.), Histoire de l'annexion de la Savoie à la France.

5.

Le royaume d'Italie n'a été proclamé qu'en 1861.

6.

BLIGNY (B.), "Le Dauphiné, quelques remarques" et VAILLANT (P.), "La politique des Dauphins de la troisième dynastie quant à la diffusion des chartes de franchises (1242-1349)". Pour plus de simplicité, j'emploierai le terme de Dauphiné pour désigner cette principauté pour toute la période étudiée, bien que ce nom ne s'impose qu'à la fin du XIIIe siècle.

7.

DEMOTZ (B.), "La frontière au Moyen-Age d'après l'exemple du comté de Savoie (début XIIIe-début XVe siècles)".

8.

KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey.

9.

GAULIN (J-L.) et GUILLERE (C.), "Des rouleaux et des hommes…".

10.

PAYRAUD (N.), Bâtir et dominer.

11.

PAYRAUD (N.), Galaure et Valloire. Ces deux mémoires seront dorénavant cités respectivement sous les références Bâtir et dominer et Galaure et Valloire.