1.1. Une approche sociale de l’Histoire

La longue tradition consistant à raconter l’histoire des états à travers celle de leurs chefs témoigne d’une certaine vision du travail de l’historien et de son sujet d’étude : l’homme, ou plutôt une catégorie humaine dont la définition dépend des époques. En construisant son discours autour des dynasties régnantes, l’historien du XIXe siècle ne fait ainsi que retranscrire la manière dont est perçu le pouvoir à son époque. Le biais évident de ce type de démarche est qu’on n’entraperçoit les destinées des populations qu’à travers les conséquences des décisions princières. A contrario, Karl Marx définit au XIXe siècle l’Histoire comme une perpétuelle lutte entre les classes laborieuses et le pouvoir. Il place l’économique au cœur de toute réflexion sociologique et philosophique, car il considère l’argent comme une source d’inégalités. A sa suite, l’historiographie prend donc un virage déterminant, marqué par l’irruption des « petits » dans le monde des « grands » et par le développement de premiers travaux d'histoire économique et sociale. L’école positiviste de la fin du XIXe siècle a également eu une influence considérable sur les évolutions de la recherche historique. En effet, en s’attachant à la recherche systématique de faits avérés, les positivistes prétendent construire une vision « neutre » de l’Histoire. Les années 1890 voient ainsi un très grand nombre de publications traitant d’histoire économique, car les faits économiques sont par définition quantifiables et donc enregistrables et exploitables. C’est le triomphe des publications de tables décennales, qui permettent de suivre l’évolution du prix des denrées du XIVe siècle à la Révolution française. En découle une autre vision de l’Histoire, reposant sur la prééminence du fait sur son interprétation. D'une certaine manière, elle trouve son écho aujourd'hui dans la méthode du diagnostic archéologique : l'archéologue inventorie des faits (structures, mobilier isolé, etc.), qu'il présente en limitant son interprétation aux éléments les moins contestables.

Dans la lignée de Marc Bloch12, l’école des Annales – du nom de la revue qu’elle publie alors – promeut une histoire "totale" en rupture avec l’école positiviste. Aux yeux de ses membres et de leurs nombreux successeurs, l’étude de l’économie constitue un moyen de percevoir le quotidien des hommes du Moyen Age. Pour cela, les historiens se tournent largement vers les études statistiques, utilisant l’analyse quantitative des sources sérielles, dont celles qui ont été publiées au cours des décennies précédentes, à des fins d’analyse du fait social. Commence alors à s’esquisser une vision de l’Histoire associant diverses approches, dont l’analyse marxiste. C’est véritablement la naissance de l’histoire sociale, que représente bien, en ce qui concerne son lien avec l'histoire du territoire, Robert Fossier, précurseur d’une coopération entre les différentes disciplines historiques à travers ses travaux sur le monde rural médiéval, dans lesquels il fait appel à des notions de sociologie.13 Cette collaboration interdisciplinaire a fortement contribué au développement de l’histoire sociale, à travers son appropriation par des spécialistes de l’histoire économique, religieuse – en particulier à travers l’analyse contextuelle et symbolique des sermons14 – ou encore des archéologues. La notion de culture matérielle, développée par l’école polonaise sous influence soviétique, traduit bien l’influence du marxisme mais souligne également la possibilité d’intégration de la démarche archéologique dans l’étude de la société médiévale. 15 L’archéologie médiévale naît en effet de préoccupations sociales. En Europe de l’Est, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, il s’agit alors de s’intéresser à un passé échappant aux exigences de précaution des régimes communistes et plus facilement abordable que le passé récent en raison des destructions causées par la guerre. En France, c’est l’interrogation des médiévistes sur les raisons de l’abandon aux XIVe et XVe siècles de nombreux villages16 qui les amène à s’intéresser aux questions matérielles, des termes hérités de l’école d'Europe de l'Est.17 L'archéologie médiévale est donc une discipline relativement neuve dont les rapports avec les autres branches de la recherche historique sont encore parfois difficiles et la perception différente pour chaque archéologue. En témoigne ce commentaire de Bruno Dufaÿ sur un ouvrage de Nicolas Reveyron18 :

‘"Je ne le suivrai pas en revanche dans l’opposition qu’il fait entre “ l’historien qui écrit l’histoire telle qu’il la restitue, et l’archéologue, telle qu’elle est ”. Il est illusoire de croire que “ l’archéologue explore le réel sans a priori ”. Même si bien sûr il se fait un devoir de ne pas rejeter de matériaux au nom d’une visée particulière, il n’en reste pas moins qu’il est obligé à des choix stratégiques, et que ses propre expérience, culture et idéologie, possèdent forcément des points aveugles. Bien qu’il la relativise lui-même quelques pages plus loin (à propos du relevé), cette prétention à l’objectivité et à l’exhaustivité rappelle de vieux débats."’

On notera que l'auteur parle lui-même de "vieux débats", rappel, s'il en était besoin, que la question des rapports entre les différentes disciplines historiques revient régulièrement sur le devant de la scène.

Pourquoi m'attarder sur cette question dès maintenant ? Tout simplement parce que le lien très fort entre l'archéologie et l'histoire sociale permet de considérer l'une et l'autre comme deux approches complémentaires de l'étude des sociétés anciennes. N'oublions pas que les sociétés préhistoriques et, pour une large part, protohistoriques, sont exclusivement connues grâce à l'apport de l'archéologie et que cette dernière contribue ainsi en permanence à une meilleure connaissance de la structure des sociétés humaines et à leur évolution dans le temps. Il n'est donc pas incohérent de vouloir partir d'une analyse archéologique pour étudier l'évolution des principautés delphinale et savoyarde à un tournant de leur histoire politique et économique.

Nous n’en sommes aujourd’hui qu’à une nouvelle étape dans la gestation d’un discours social de l’histoire médiévale. On peut néanmoins tenter une définition, même provisoire, de cette notion : il s’agit de l’étude des pratiques collectives et interindividuelles des hommes et des femmes du Moyen Age à travers tous les témoignages directs ou indirects qu’ils nous ont laissés. Le présent travail se place donc dans le prolongement de cette histoire sociale en perpétuelle évolution, en associant deux approches complémentaires, l'une archéologique, l'autre économique, pour aborder, plus largement, l'organisation de la société médiévale.

Notes
12.

BLOCH (M.) , La société féodale, sans doute l'ouvrage fondateur de ce mouvement.

13.

CHAPELOT (J.) et FOSSIER (R.), Le village et la maison au Moyen Age; FOSSIER (R.), Histoire sociale de l’Occident médiéval,Paris, Armand Colin, 1970.

14.

Voir www.sermones.net.

15.

Voir Historia kultury materialnej w zarysie, vol. II, Wrocław, Ossolineum, 1978.

16.

Une synthèse de ces travaux a été publiée dans Villages désertés et histoire économique.

17.

PESEZ (J.-M.) (dir.), Archéologie du village et de la maison rurale au Moyen Age.

18.

Compte-rendu publié dans la Revue archéologique du Centre, t. 44, 2005, p. 119-128, à propos de REVEYRON (N.), Chantiers lyonnais du Moyen Age.