1.3. Une tradition historiographique ancienne

Pour comprendre les enjeux historiographiques de l'étude du Dauphiné et de la Savoie, il faut d'abord remonter jusqu'au XVe siècle. En effet, à la demande d’Amédée VIII, duc de Savoie, Jean d'Orville, dit Cabaret, rédige en 1418 une Chronique de Savoie ; œuvre certes orientée et discutable tant elle met en valeur les hauts-faits des prédécesseurs du duc, mais qui anticipe de deux siècles son équivalent dauphinois, la monumentale Histoire générale des états de Dauphiné de Nicolas Chorier, commande du gouverneur pour le compte du jeune roi Louis XIV. L’un comme l’autre bénéficient de conditions remarquables pour rédiger leurs œuvres, en particulier de l’accès aux archives familiales et princières, ce qui rend leurs écrits respectifs très utiles pour la compréhension de la période médiévale dans la région. Samuel Guichenon38 et le marquis de Valbonnais en 172239, qui s'intéressent respectivement à la Savoie, surtout aux terres de Bresse et du Bugey, devenues françaises en 1601, et au Dauphiné, sont les deux autres grands noms de cette époque.

Le XVIIIe siècle ne dément donc pas cet intérêt croissant pour l’histoire, que s’approprient désormais les familles nobles40 et surtout les religieux.41 Leur travail présente un intérêt d'autant plus grand qu'ils n’hésitent pas à éditer des chartes localement importantes et à rédiger des monographies communales ou paroissiales. Ces travaux sont publiés pour une grande partie dans les bulletins des sociétés savantes départementales ou régionales (l'Académie salésienne, l'Académie delphinale, la Société savoisienne ou l'Académie florimontaine, doyenne des sociétés savantes de la France actuelle). Ces érudits sont à la fois les premiers historiens locaux et les premiers archivistes municipaux et c’est logiquement dans leur nombre que l’on retrouve les principaux noms de l’historiographie régionale du XIXe siècle et du début du XXe.

Au premier rang de ceux-ci figure incontestablement le chanoine Ulysse Chevalier, auteur ou initiateur de nombreuses éditions de chartes médiévales et d’un immense inventaire, le Regeste Dauphinois, outil de travail incontournable pour tous ceux qui s’intéressent au Dauphiné médiéval. Il recense en effet tous les actes connus au XIXe siècle concernant le Dauphiné, antérieurement à son acquisition par la France (1349). On trouve son équivalent – moins volumineux – pour l'histoire du diocèse de Genève avant 1312, le Regeste genevois, publié en 1866. Les autres travaux de cette période sont surtout des monographies locales, mais certains volets de la recherche historique sont plus actifs, notamment l'histoire des familles princières. Il faut souligner, dans ce domaine, le travail important de Georges de Manteyer sur les dynasties régionales, en particulier celle des Guigonides.42 Ses hypothèses, notamment sur le partage de l'archevêché de Vienne, qui aurait eu lieu en 1029 entre Guigues l'Ancien et Humbert aux Blanches Mains, et sur l'origine vivaraise du premier nommé, sont acceptées comme postulat par la plupart des historiens jusque dans les années 1970.43 Bernard Demotz et Jean-Pierre Leguay résument ainsi la nature des débats à propos des origines du fondateur de la maison de Savoie, Humbert aux Blanches Mains :

‘"Les historiens de la Savoie ont débattu depuis longtemps de ses origines. Qui était son père ? Les chroniqueurs du XVe siècle depuis Cabaret et leurs continuateurs des siècles suivants ont évoqué un Bérold, neveu d'Otton III, afin d'apparenter la Savoie à la première Maison impériale, celle de Saxe ; face au roi de Bourgogne, d'origine Welf (Bavière), quel prestige ! Les Piémontais ont songé à un marquis d'Ivrée, mais Humbert Ier fait carrière dans le royaume de Bourgogne et non dans celui d'Italie. Les Français ont répliqué, avec G. de Manteyer, par une origine bourguignonne d'autant plus vraisemblable que les Savoie furent souvent en bonne entente avec les ducs de Bourgogne, particulièrement au XVe siècle. Mais pourquoi ne pas songer tout simplement, comme C. W. Prévité-Orton, à un comte de Savoie et de Belley ?"44

On ressent à travers ces quelques lignes le poids historiographique du facteur identitaire, régional ou national, et les travers qu'il peut amener, surtout dans le contexte cumulé d'une annexion encore récente de la Savoie à la France (1860) et du regain nationaliste qui suit la guerre franco-prussienne de 1870. Dans les décennies qui suivent, on peut citer les premières synthèses scientifiques d'Henri Ménabréa sur la Savoie (1933), puis de Gaston Letonnelier sur le Dauphiné (1958), qui vont servir de références pour les premières générations liées à l'école des Annales.

A partir des années 1960, les historiens régionaux s'intéressent à de nouveaux angles d'étude, notamment grâce à la redécouverte et l'exploitation des sources économiques. Vital Chomel, auteur de nombreux travaux sur l'économie et l'administration du Dauphiné aux époques médiévale et moderne, est au cœur de ce mouvement, dont un premier bilan, pour la période médiévale est réalisé lors du 108ème congrès des sociétés savantes, en 1983.45 Entre-temps, Robert-Henri Bautier et Janine Sornay jettent les bases de futurs travaux par la publication d'un inventaire commenté des sources économiques régionales, œuvre comparable, par son principe et son ampleur, aux regestes du XIXe siècle, mais dotée d'un apparat critique beaucoup plus complet.46

La redécouverte de cette documentation comptable a une influence certaine sur les orientations de la recherche à partir de la fin des années 1980. Elle pousse notamment Paul Cattin à retranscrire et publier de nombreux comptes de châtellenies de Bresse et du Bugey, tandis que Jean-Louis Gaulin et Christian Guilleré lancent un vaste programme d'étude de ces sources.47 Parallèlement à ce mouvement, l'accent est mis d'une part sur l'étude des pratiques de gouvernement, d'autre part sur celle châteaux et maisons fortes, domaine sur lequel je reviendrai un peu plus loin. On peut rattacher au premier thème les travaux de Gérard Giordanengo sur les pratiques juridiques48, ceux de Guido Castelnuovo sur les classes dirigeantes49 et d'Anne Lemonde sur les conséquences administratives du Transport du Dauphiné à la France.50

Dans cet ensemble, les travaux d'Henri Falque-Vert sur le Haut Dauphiné51 figurent un peu à part, bien que l'auteur s'appuie lui aussi largement sur les sources comptables. Par leur sujet principal – les relations de l'homme avec son environnement – ils sont en fait plus proches des thèmes abordés par les archéologues à travers la fouille de l'habitat lacustre de Colletière52 ou celle des mines alpines, notamment à Brandes-en-Oisans.53

Notes
38.

GUICHENON (S.), Histoire de la Bresse et du Bugey.

39.

VALBONNAIS (J.-P. Bouret de Mourchenu, marquis de), Histoire du Dauphiné et princes qui ont porté le nom de dauphins.

40.

ADD E3560 (non daté) : lettre à Mme de Hauterives sur l’histoire de sa seigneurie.

41.

ADR 17H242 (1710) : Mémoire relatif à l’ancienneté de Miribel, rédigé par un Chartreux.

42.

Manteyer (G. de), Les origines du Dauphiné de Viennois : la première race des comtes d'Albon (843-1228). L'auteur, également spécialiste du comté de Provence, a aussi publié de multiples articles sur ces deux principautés voisines dans les différentes sociétés savantes départementales, en particulier celle des Hautes-Alpes, dont il fut le président.

43.

C'est le cas notamment, en ce qui concerne l'origine des Guigonides, dans BLIGNY (B.), Histoire du Dauphiné. L'hypothèse du partage de 1029, qui ne s'appuie sur aucun texte, est aujourd'hui totalement abandonnée.

44.

LEGUAY (J.-P.) (dir), Histoire de la Savoie, t. 2, p. 23.

45.

Economies et sociétés dans le Dauphiné médiéval.

46.

BAUTIER (R.-H.) et SORNAY (J.), Les sources de l'Histoire économique et sociale du Moyen-Age. Provence, Comtat venaissin, Dauphiné, Etats de la Maison de Savoie.

47.

GAULIN (J.-L.) et GUILLERE (C.), "Des rouleaux et des hommes…".

48.

GiordaneNgo (G.), Le droit féodal dans les pays de droit écrit : l'exemple de la Provence et du Dauphiné.

49.

Entre autres CASTELNUOVO (G.), Ufficiali e gentiluomini. La societa politica sabaudia nel tardo medioevo.

50.

LEMONDE (A.), Le temps des libertés en Dauphiné.

51.

FALQUE-VERT (H.), L'homme et la montagne en Dauphiné.

52.

COLARDELLE (M.) et VERDEL (E.), Chevaliers-paysans de l'an mil au lac de Paladru, Paris, Errance, 1993.

53.

BAILLY-MAITRE (M.-C.) et POISSON (J.-M.) (dir.), Mines et pouvoir au Moyen Age.