2.2.1. Les sources comptables et administratives princières

L'une des principales caractéristiques du monde delphino-savoyard médiéval est la quantité d'informations relatives aux comptabilités qu'il nous a laissé depuis le milieu du XIIIe siècle. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une particularité régionale. Les duchés de Bourgogne et de Normandie, pour s'en tenir à des principautés de dimensions comparables, possèdent aussi leurs Chambres des comptes et une administration complexe. La spécificité delphino-savoyarde provient plutôt de la coexistence de deux systèmes très similaires dans les deux principautés voisines et de leur mise en place approximativement à la même époque, entre le milieu du XIIIe siècle et celui du XIVe siècle. Témoins directs ou indirects de l'activité humaine, ces documents, produits non seulement par les administrations princières, mais aussi pour le compte d'autres seigneurs, représentent une source précieuse quant à la mise en œuvre du cadre seigneurial, à l'organisation des principautés, à la perception du fait économique et plus généralement aux principaux actes de la vie quotidienne.

  1. Les comptabilités delphinale et savoyarde A partir du milieu du XIIIe siècle, les comtes de Savoie, puis les Dauphins, mettent en place une administration rigoureuse pour assurer la permanence de leurs revenus et mieux contrôler leurs dépenses. On peut en étudier précisément le fonctionnement, surtout à partir du XIVe siècle, en raison de l'importante documentation que nous ont transmis les Chambres des comptes des deux principautés. Les comptes de châtellenies faisant l'objet d'une étude approfondie dans le deuxième chapitre, on s'attardera ici sur les autres productions de l'administration comtale. Tout d'abord, les finances des deux principautés sont progressivement gérées par une administration centrale, la Chambre des comptes, qui gère aussi bien le trésor du prince que la répartition de l'impôt. Cette administration produit des documents de toute sorte, recensant les revenus seigneuriaux ou les dépenses ordinaires et extraordinaires du Trésor. Il s'agit surtout de comptes de péages ou de gabelles, lorsque ceux-ci sont gérés directement par des officiers comtaux. Lorsqu'ils sont affermés, ces péages sont normalement mentionnés dans les comptes de châtellenies, comme on le verra à travers l'exemple des deux péages de la châtellenie de Vals. Hormis ces productions ordinaires des administrations princières, on peut citer les nombreuses enquêtes extraordinaires diligentées en Dauphiné aux XIVeet XVesiècles : les états des feux, le Probus et les enquêtes de 1339. Pour les premiers, dénombrements paroisse par paroisse des cellules familiales réalisés à l'échelle de la principauté, j'ai largement fait appel aux travaux déjà publiés, essentiellement ceux d'Alfred Fierro sur le Dauphiné et le Faucigny.FIERRO (A.), "La population du Dauphiné du XIVe au XVesiècle" ; "Un cycle démographique : Dauphiné et Faucigny du XIVe au XIXesiècle". Bien qu'ils nous renseignent sur les grandes tendances de l'évolution de la population, leur rôle est avant tout de fournir une base pour le calcul de l'impôt. De ce fait, les dénombrements de feux à l'échelle du hameau ou de la paroisse abondent dans la documentation étudiée, comme la liste des propriétaires de Sallanches, intégrée dans un compte de châtellenie de 1369 pour permettre la mise à jour du montant de l'impôt sur le bâti.ADS SA 14193, Sallanches (1368-1369). Quand on exploite ce genre de document, il ne faut cependant pas perdre de vue que la notion de feu n'est jamais clairement définie. Le feu, ne l'oublions pas, réunit l'ensemble des personnes résidant sous un même toit, dont le nombre peut varier d'une personne seule à une dizaine d'individus. Le XVe siècle voit même se développer dans tout l'Occident le principe de feux fiscaux qui ne traduisent plus autant l'importance d'une population que son statut économique et social.Plusieurs articles traitent de cette question dans CONTAMINE (P.), KERHERVE (J.) et RIGAUDIERE (A.), L'impôt au Moyen Age. Cependant, Alfred Fierro note que les dénombrements delphinaux sont assez fiables pour l'ensemble de la période étudiée, car ils recensent non seulement les feux solvables, mais aussi les foyers pauvres ou exemptés d'impôt. En revanche, dans le Faucigny savoyard, pour la même époque, il préfère s'appuyer sur les informations fournies dans les comptes-rendus de visites pastorales.FIERRO (A.), "Un cycle démographique : Dauphiné et Faucigny du XIVe au XIXesiècle", p. 946. Pour faciliter la compréhension de ces données démographiques, j'ai choisi de toujours donner en parallèle le nombre de feux indiqué dans les sources et une estimation de la population, en retenant habituellement un nombre moyen de 4 personnes par feu.Ibid., p. 947 : l'auteur propose de retenir, pour la région étudiée, un coefficient de 4 ou 5 personnes par feu. Deux autres sources produites par les administrations princières, par leur nature plus en rapport avec le sujet de ce travail de recherche, nécessitent une rapide présentation.
  2. Le Probus Etudié en particulier par Vital Chomel pour MorasCHOMEL (V.), "Un censier dauphinois inédit...". et Henri Falque-Vert pour le Haut-DauphinéFALQUE-VERT (H.), L'homme et la montagne en Dauphiné ; idem, Les Dauphins et leur domaine foncier., le Probus est un censier, c'est-à-dire un inventaire des seigneuries banales et foncières relevant du Dauphin. Il s'agit en réalité de trois enquêtes réalisées respectivement en 1250, 1260 et 1265 et concernant, une fois réunies, la quasi-totalité des mandements delphinaux.ADI B2662 (1250), 3699 (1260) et 3700 (1265). Notons que le Briançonnais – et donc le Queyras – n'a été inspecté qu'en 1267, sans qu'aucune raison ne soit avancée. Sans avoir la précision des terriers que j'évoquerai plus loin, le Probus nous renseigne sur le revenu des mandements, sur le statut des hommes, sur les grandes lignes de l'exploitation du sol et sur la toponymie médiévale. Ce genre d'enquête, bien qu'inédit alors en Dauphiné, ne constitue pas une nouveauté dans le monde médiéval : les polyptiques des abbayes carolingiennesLe plus connu est sans doute celui de Saint-Germain-des-Prés, rédigé vers 825 : LONGNON (A.), Polyptique de l’abbaye de Saint-Germain-les-Prés rédigé au temps de l’abbé Irminon, Genève, Mégariotis Reprints, 1978 (1ère éd. en 1895). ou le Domesday Book, dressé en Angleterre à la demande de Guillaume le Conquérantwww.domesdaybook.co.uk., le devancent en effet de plusieurs siècles. Le Probus s'en démarque par son commanditaire, un prince laïque de moindre rang que le roi d'Angleterre, mais s'en rapproche par sa finalité : dresser un état des revenus et possessions delphinaux. Son autre intérêt pour nous est heuristique : la structure du texte, correspondant à l'ordre dans lequel les commissaires rendent compte de leur mission d'inspection, est celle qu'adoptera la Chambre des comptes delphinale pour la rédaction des comptes de châtellenies.
  3. Les enquêtes de 1339 Tout en recensant également les biens et revenus du Dauphin, les deux enquêtes menées en 1339 répondent à un questionnement tout autre : criblé de dettes, Humbert II cherche alors à convaincre la papauté de lui acheter le Dauphiné et envoie donc des enquêteurs estimer la valeur et le nombre de feux de la principauté.ADI 8B24 (1339). Cette source peut être complétée par la contre-enquête menée selon des modalités similaires par la chancellerie pontificale, qui ne concerne qu'une partie des châtellenies en question (le Queyras, par exemple, n'est pas mentionné).Archives vaticanes, Collectoria 380 (1339). Les deux enquêtes n'ont été consultées qu'à travers des reproductions. Celle-ci aboutit au refus de la proposition delphinale par le Pape et contribue ainsi à la naissance des Escartons briançonnais (1343) et au Transport du Dauphiné à la France (1349). Les enquêtes de 1339 concernant le Faucigny ont été éditées par Nicolas Carrier et Matthieu de la Corbière.CARRIER (N.) et CORBIERE (M. de la), Entre Genève et Mont-Blanc. Il faut savoir, enfin, que les archives des Chambres des comptes ont fait l'objet de plusieurs inventaires dès le XIVe siècle, véritables sources indirectes, car ils citent un grand nombre de documents aujourd'hui perdus.En Savoie, on connaît ainsi l'inventaire de Jean Balay (1405-1409), d'après DEMOTZ (B.), "Naissance et développement de la Chambre des comptes de Savoie", dans La France des principautés, p. 23. En Dauphiné, le plus complet des inventaires anciens est celui de François Marcellier (1688-1706), l'une des sources principales utilisées par Ulysse Chevalier pour son Regeste Dauphinois.