4.2. De la châtellenie à la principauté : une étude comparative

Comment passer de l'échelle de la châtellenie à celle de la principauté et, au-delà, à celle de l'espace delphino-savoyard ? Cette question a eu plusieurs réponses successives, partant chacune d'un des deux principaux points abordés dans le cadre des différentes études de cas : l'analyse des ensembles castraux et celle des entités territoriales composant le Dauphiné et la Savoie.

La suite logique de l'étude des quatre châteaux, mais aussi des recherches universitaires menées précédemment, était un essai d'analyse typo-chronologique des formes castrales en Dauphiné et en Savoie pour la période qui nous intéressait ici. Pour cela, il a paru logique de partir des données rassemblées dans le cadre des études de cas et de les confronter au reste du corpus. Deux types d'analyses ont été menés : celle des formes architecturales, appuyée sur l'exploitation d'une documentation graphique importante (plans et photographies) et celle du vocabulaire utilisé pour décrire les châteaux, sans avoir cependant la prétention d'aboutir à un lexique de l'architecture castrale régionale. La confrontation de ces données avec des travaux concernant d'autres régions, surtout dans le royaume de France, a permis quant à elle de resituer cette étude dans un contexte plus large et de mettre en avant certaines caractéristiques propres à l'espace delphino-savoyard.

Cette démarche a été complétée par un travail approfondi d'analyse spatiale. C'est dans cette optique que, dès le départ, l'importance d'un bon géoréférencement des sites inventoriés avait été mise en avant et la mise en place d'un SIG jugée indispensable. Le postulat de départ était le fait que le lieu d'implantation des châteaux dépendait en partie du semis préexistant d'ensembles fortifiés et que, inversement, le découpage des principautés delphinale et savoyarde était structurellement lié à la localisation des ensembles en question. D'autres critères entrent évidemment en ligne de compte, comme le contexte politico-militaire du moment, le tracé des axes de circulation ou, plus simplement, la répartition des terres entre les différents seigneurs. Cependant, sans faire de déterminisme géographique, il ne paraissait pas illogique de considérer que la répartition des ensembles fortifiés dans l'espace delphino-savoyard n'était pas seulement due à un concours de circonstances. L'étude des réseaux castraux, largement répandue dans le monde méditerranéen107, a servi de base de réflexion sur ce sujet.

Les capacités de calcul offertes par GRASS ont permis de tester diverses d'hypothèses avant d'aller plus loin, certaines s'étant révélées des voies sans issues, qu'elles se soient avérées fausses, comme celle d'une distance minimale entre deux ensembles du même type, ou invérifiables fautes de données suffisamment précises. Parmi les méthodes d'analyse ayant livré les informations les plus pertinentes, je reviendrai notamment sur la détermination du plus proche voisin ou celle de l'espace visible depuis un point donné. Ainsi, les résultats qui seront présentés dans les cinquième et sixième chapitres ne représentent qu'une partie des pistes explorées pour comprendre la structuration de l'espace delphino-savoyard médiéval.

Le même travail de comparaison a pu être effectué en exploitant les sources comptables comme un indicateur de l'évolution du fait économique et de la pratique du pouvoir. La mise en parallèle des informations rassemblées pour chacune des châtellenies étudiées a d'abord permis d'évaluer les conséquences de certains événements importants, localement ou à l'échelle régionale, qu'il s'agisse du passage de compagnies de mercenaires, mentionné explicitement dans les comptes de Montluel ou du Queyras, ou de phénomènes naturels encore moins contrôlables. On citera, par exemple, l'évolution de l'exploitation des terres à Moras suite au passage de la peste noire ou celle du prélèvement céréalier en fonction de la succession d'épisodes climatiques très différents.

Pour pouvoir dépasser le stade de l'analyse événementielle, il était nécessaire de trouver un moyen de comparer des séries chronologiques pas parfaitement synchrones. Pour ce faire, une méthode d'interpolation des données a été élaborée.108 Elle permet de schématiser la tendance globale de l'évolution des recettes et des dépenses d'une châtellenie sur une longue période, en fonction de données fragmentaires. De cette manière, il a en particulier été possible de mettre en avant les points communs et les différences sur le long terme entre la politique fiscale des Dauphins et celle de la maison de Savoie… mais aussi d'approcher des changements fondamentaux dans le climat et les pratiques agricoles entre le milieu du XIIIe siècle et celui du XVe siècle.

Enfin, une approche plus classique a été mise en œuvre pour l'étude des groupes sociaux au sein des châtellenies, reposant sur l'identification, à travers les comptes de châtellenies, des principaux acteurs de la vie locale. Dans un cas particulier, celui de Sallanches, la théorie des graphes a été spécifiquement utilisée pour tenter de reconstituer les liens entre les groupes de notables au XIVe siècle à partir d'un rôle fiscal.

Au terme de cette présentation, on peut considérer que cette étude constitue une chance d'approfondir la connaissance de l'histoire du Dauphiné et de la Savoie, du phénomène castral, du fonctionnement des principautés et plus généralement de la société médiévale. L'objectif est d'apporter un éclairage nouveau sur ces questions, en particulier par l'association d'une démarche archéologique à l'exploitation d'une source de premier ordre : les comptes de châtellenies.

Notes
107.

Voir notamment la collection Castrum, publiée par l'Ecole Française de Rome et la Casa de Velazquez, et Château-Gaillard,

108.

Voir chapitre 6.