Par nature, la partie concernant les dépenses est celle dont la structure varie le plus en fonction des châtellenies et des circonstances. Alors qu'elle constitue en général l'essentiel des comptes princiers ou royaux, qui énumèrent surtout les dépenses des cours139, elle est souvent moins longue que la section des recettes en Dauphiné et en Savoie, ce qui rappelle que le but premier de cette documentation comptable particulière est la gestion du domaine princier. La seule charge fixe, que l'on retrouve donc systématiquement, est le salaire du châtelain. Un ordre relatif est toutefois respecté et trois types de paiements peuvent être distingués : les opera, les pensions et aumônes et les dépenses extraordinaires.
Ce sont les travaux effectués sur les bâtiments seigneuriaux relevant de la châtellenie.140 Sont ainsi mentionnés des travaux sur la halle de Sallanches en 1430 (opera ale)141 et à Château-Queyras en 1337 :
‘De quibus deducauerit pro missionis missis et diuersis reparationibus factis in castro : IIII solidos grossorum.142 ’Cette rubrique, quand elle existe, constitue l'une des sources les plus intéressantes pour l'étude des bâtiments seigneuriaux. On peut noter une autre particularité, sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir plus loin : le détail des sommes versées dans le cadre d'une même phase de travaux ou à une seule personne pour plusieurs interventions est souvent précisé dans le corps du texte. Dans ce cas, la somme reportée à la fin du paragraphe représente la somme de tous les paiements. On peut citer cet exemple, tiré du compte de la châtellenie de Montluel pour 1356-1357 :
‘Item pro pour tribus hostiis nouis in camera domini et pro dupplicanda magna porta castri que simplex erat V florenos. Librauit Hugonino de Coligny pro VII fileriis mag,nis positis in dicta garda roba domini V florenos : VI denarios grossos turonensium et XLI florenos parui ponderum.143 ’C'est en particulier sur ce point que les comptes sont plus détaillés en Savoie qu'en Dauphiné. En effet, le court passage qui leur est consacré dans le compte de Château-Queyras cité plus haut est représentatif d'une bonne partie de la documentation delphinale. Au contraire de l'administration savoyarde, la Chambre des comptes du Dauphiné ne semble pas, tout du moins au XIVe siècle, exiger systématiquement les détails des dépenses concernant l'entretien courant des édifices comtaux. En revanche, comme on le verra ultérieurement, les grands travaux sont aussi bien décrits dans l'une ou l'autre des comptabilités. D'autres administrations font de même, en poussant parfois le souci de clarté encore plus loin. Ainsi, en 1365, les travaux de construction d'une nouvelle tour au château de Barbentane, relevant de l'évêque d'Avignon, font l'objet d'une rubrique spécifique à l'intérieur du compte du clavaire (trésorier), comme dans les opera castri des comptes delphinaux et savoyards. Chaque dépense y est suivie d'un saut de ligne et cette rubrique du compte est close par une représentation de la tour elle-même.144
Versées de manière plus régulières que les paiements liés aux travaux, les pensions et aumônes accordées par les familles princières traduisent l'absence de distinction entre leurs biens personnels et ceux de l'Etat. La plupart des dons aux établissements religieux correspondent au paiement d'une messe, parfois plus, comme par exemple dix florins accordés en 1430 par le duc de Savoie aux moniales de Melan145 pour la fondation d'une chapelle.
‘Librauit dominabus monialibus de Melan Carthusiensis ordinis pro pensione unius cappelle per dominum ibidem fondate (...).146 ’En Dauphiné, comme en Savoie, ces aumônes (elemosine) sont parfois effectuées au nom de la comtesse, par exemple à Miribel.147 On peut d'ailleurs noter que la chartreuse de Melan est une fondation de la Dauphine Béatrice de Faucigny et que les femmes jouent globalement un rôle actif dans la vie politique des deux principautés. Citons par exemple Catherine, veuve de Pierre de Bellegarde, qui administre entre 1397 et 1399 la châtellenie de Charousse, que tenait son mari au nom du comte de Savoie.148 Certains laïcs perçoivent également des pensions régulières, comme ces hommes rétribués en 1337 par le châtelain du Queyras pour leur service au château :
‘Pro se, uno cliento et una gayta per annum : XXIII solidos VIII denarios grossorum..149 ’On peut noter que le châtelain s'inclut dans ce paiement, qui s'ajoute ainsi à son salaire ordinaire.150 Contrairement aux aumônes, les rentes et pensions accordées aux laïcs sont limitées dans le temps. Il en est ainsi, par exemple, des revenus laissés à Humbert II lors du transport du Dauphiné à la France.
Les commissions constituent régulièrement la principale cause de dépenses. Le prince charge par ce biais l'un de ses châtelains de s'acquitter d'une de ses dettes. Il s'agit très souvent de rémunérer les clients mobilisés lors des chevauchées, les espions envoyés au-delà des lignes ennemies, les messagers, ou encore les conseillers chargés de négocier un traité. Lorsque ces dépenses prennent des proportions importantes, elles sont regroupées dans les comptes savoyards sous une mention spécifique, par exemple missi domini.151
D'autres dépenses extraordinaires peuvent être prises en compte. En 1430, le châtelain de Sallanches verse ainsi au receveur général du Faucigny de fortes sommes dues par deux de ses lieutenants successifs. Il peut également s'agir, entre autres, de prêts consentis à d'autres châtelains (recensés dans le compte de ces derniers sous le nom forinseca). La diversité des dépenses engagées fait qu'il n'y a pas de sous-totaux. La somme des dépenses de l'exercice est en général indiquée dans une unique monnaie, suivie en Savoie des taux de change employés pour parvenir à ce résultat.
‘(...) cambsis et conuersis omnibus et singulis monetis, tam recepte quam librate supradicte, ad florenos auri parui ponderis, computatis que duodecim solidis monete domini pro duodecim denariis grossorum turonensium, singulis duodecim solidis Genebensium pro tresdecim denariis obolo grossorum, quolibet floreno boni ponderis pro duodecim denariis obolo grossorum et singulis duodecim denariis grossorum pro uno floreno parui ponderis (...).152 ’L'ensemble des informations contenues dans le chapitre des dépenses permet d'apprécier assez facilement la valeur des transactions évoquées dans les comptes et ainsi, comme nous le verrons plus loin, d'appréhender plus facilement les questions relatives à l'organisation de l'espace.
Voir par exemple les dépenses de Jean de Soisy et de Jean de l'Hôpital pour Philippe le Bel en 1288 et 1289, éditées dans LAUER (P., "Fragments de comptes royaux".
Tous ne sont pas situés dans la châtellenie elle-même : le châtelain de Miribel a ainsi à sa charge l'entretien de la maison du comte de Savoie à Lyon (ADCO B8349, entre autres).
ADS SA14243, Sallanches (1429-1430).
ADI 8B620, Queyras (1336-1337).
ADCO B8547, Montluel (1356-1357).
Conseils pour l'édition des textes médiévaux, p. 251-253.
Haute-Savoie, commune de Taninges.
ADS SA14243, Sallanches (1429-1430).
Bâtir et dominer, p. 64.
ADS SA 14028, Charousse (1397-1399).
ADI 8B620, Queyras (1336-1337).
Sur la mise en œuvre du service de guet, voir NICOLAS (N.), La guerre et les fortifications du Haut-Dauphiné, p. 62 à 68 et KERSUZAN (A.), Défendre la Bresse et le Bugey, p. 146 à 163.
Voir, par exemple, ADS SA14222, Sallanches (1421-1422).
ADS SA14243, Sallanches (1429-1430).